David LynchCoup de projecteur sur un artiste hors norme, prince de l'étrange et de l'intranquilité
(par Franck Garbarz, 2002)Chez moi, c'était très calme très lisse, confie-t-il. Mes parents ne se sont jamais disputés, en tout cas pas devant moi. Notre maison était un endroit solide, stable, rassurant. Peut-être que quant on possède une telle stabilité au départ, une fondation solide, alors on est plus enclin à sortir de soi-même".
De l'aveu même de David Lynch, c'est donc peut-être dans la paisible tranquillité d'une enfance passée dans une petite bourgade du Montana, semblable à celle de millions d'Américains, qu'il faut chercher les contours iconoclastes de l'oeuvre du cinéaste américain.
"Sortir de soi-même" pour le petit David, né en 1946, c'est d'abord accompagner son père, chercheur au ministère de l'Agriculture, dans ses pérégrinations au coeur des forêts où le garcon invente des mondes parrallèles et des créatures surnaturelles. Car il a très tôt l'intime conviction que derrière la façade tranquille des maisons de banlieue où il grandit, se nichent des univers terrifiants et de décrépitude : "Sous le ciel bleue, il y a des massacres et de la mort, des maladies, des vers et des champignons", déclare-t-il. Un peu plus tard, à Philadelphie où s'installent ses parents, David fait la connaissance de son voisin, employé à la morgue municipale, qui l'emmène sur son lieu de travail et déballe devant lui des cadavres tout en lui contant des histoires de meurtres, de suicides et de viols...
Chez lui, l'enfant passe son temps libre à disséquer les chats du voisinage. Autant de figures macabres qu'on retrouvere dans Eraserhead (1977), son premier long métrage.
Expérimentations multiples
Etudiant, David Lynch s'oriente d'abord vers la peinture : il étudie les beaux-arts à Boston, puis à Washington où il rencontre le peintre expressionniste Oskar Koloschka qu'il suit brièvement en Europe. A l'age de 20 ans, il revient à Philadelphie où il intègre l'Académie de Pennsylvanie. La ville qu'il dépeint comme "la plus violente, la plus dégradée, la plus malade, la plus décadente, la plus sale, la plus obscure des villes américaines" lui inspire ses premières toiles peuplées de corps en putréfaction, où des têtes se transforment en estomacs et des femmes se métamorphosent en machines à écrire... Il n'est pourtant pas totalement satisfait : "ce qui me manquait, quand je regardais ces tableaux, c'était le son. J'attendais qu'un son, un vent peut-être, en sorte. Je voulais aussi que les bords disparaissent, je voulais entrer à l'intérieur. C'était spatial".
Après plusieurs expérimentations sonores, proches de la composition musicale, il s'essaie au court métrage : Six Men Getting Sick (1967) met en scène six têtes sur lesquelles poussent des bras, puis qui s'emflamment, éructent et vomissent. La même année, graçe à une bourse de l'American Film Institute, il tourne en 16mm The alphabet, un petit film d'animation où se lisent ses obsessions pour les métamorphoses organiques. Trois ans plus tard, il signe The Grandmother où un petit garçon plante une graine qui se tranforme peu à peu en grand-mère. Ces fantasmes de mutations en tous genres rapprochent le jeune Lynch d'un certain David Cronenberg...
Regarder l'insoutenable Eraserhead
En 1968, David Lynch se retrouve père d'une petite fille qui naît avec un pied-bot. Cette épreuve, conjugée à l'atmosphère viciée dans laquelle il vit, inspire au cinéaste dès 1970 le scénario de Eraserhead. Pendant cinq ans, alors qu'il subsiste en faisant divers petits boulots, Lynch, entouré de quelques amis comme le décorateur Jack Fist, consacre toutes ses nuits à la réalisation de son projet dont il concoit également les décors et les effets spéciaux. Grâce à une bourse de l'American Film Institute de 10 000 dollars, il finalise le film en 1977. Oeuvre expérimentale nourrie de surréalisme bunuélien et d'imageries proches de Jérome Bosch, Eraserhead concrétise aussi le rêve lynchien de "tableau sonore" : cornes de brume, sifflements de gaz, battements de coeur, ritournelles d'orgue et grincements de lit ponctuent ce cauchemar éveillé qui reste aujourd'hui encore un spectacle éprouvant.
Car, pour Lynch, comprendre l'origine de l'homme revient à inspecter ce qui est resté vierge de tout regard, examiner ce que personne n'a jamais eu le courage d'entrevoir : l'insoutenable. D'où ces images horrifiques de cordons ombilicaux qui disparaissent dans des flaques glauques et ces foetus pustuleux dont les lèvres tentent de chuchoter quelques paroles inaudibles. D'où surtout le sentiment oppressant d'assister à la putréfaction du monde. Programmé uniquement à la séance de minuit d'une salle spécialisée de New York, Eraseread accède persque aussitôt au statut de film culte. Même s'il s'agit pour son auteur d'une "oeuvre parfaite" qu'il se reprojette chaque année, il avoue : "Je ne sais pas ce qui serait arrivé si j'avais continué à faire des films comme Eraserhead. Je ne sais pas si j'aurais pu continuer à faire du cinéma, tout simplement".
Sous les feux de la rampe : du triomple au fiasco
Malgré sa réputation dans les mileux avant-gardistes, David Lynch est contraint de revenir aux petits boulots à la fin des années 70 : il est réparateur de toitures quand Mel Brooks, qui vient de créer sa maison de production, lui propose de tourner Elephant Man (1980) pour un budget 50 fois supérieur à son premier film. Choix judicieux car l'histoire de John Merrick, "l'homme éléphant", est celle d'une créature monstrueuse dissimulant une grande humanité, comme l'était l'enfant de Eraserhead. Avec la complicité du chef-opérateur et cinéaste Freddie Francis (on lui doit quelques beaux fleurons du film de vampire anglais dans les années 60), Lynch recrée avec maestria la Londres victorienne en un noir et blanc austère et installe un climat claustrophobique grâce aux décors en huit clos. Il ne néglige pas la bande sonore, qui comme celle de Eraserhead, s'avère d'une grande complexité. Beaucoup plus accessible que son premier long métrage, Elephant Man décroche le Grand Prix au festival du film fantastique d'Avoriaz ainque que 8 nominations aux Oscars, et remporte un immense succès commercial. Ce qui - malheureusement - encourage le réalisateur à accepter l'offre du producteur Dino De Laurentiis d'adapter le célèbre roman de Frank Herbert, Dune (1984) : après deux ans de préparation et un an et demi de tournage, cette méga production de 50 millions de dollars est un désastre public et critique. Il faut dire que l'histoire est incompréhensible, les personnages schématiques et le style visuel médiocre, malgré la collaboration du chef décorateur de 2001, l'Odysée de l'espace. Trés affecté, Lynch se détourne définitivement des productions pharaoniques.
Bon prince, Dino De Laurentiis accepte de financer le nouveau film de Lynch, Blue Velvet (1986), pour moins de 7 millions de dollars. Faux polar qui emprunte au genre le thème de la corruption policière. Bleu Velvet est une fascinante plongée en enfer où se mèlent les obsession du cinéaste pour la décomposition et ses fantasmes sexuels. Surtout, le film est un récit d'apprentissage qui met en oeuvre la conviction lynchienne qu'une petite ville proprette de banlieue américaine recèle des abîmes de perversité : " J'aimes les films qui se situent sur un terrain plus petit, dans une proximité de voisinage : un alignement de pavillons, des pelouses, un garage et une voiture, une fille là, à gauche, qui vient juste d'emménager, cette famille-là, dont le père est cinglé, etc. Ces films-là sont plus ciblés, plus précis... Ce monde du voisinage a une surface rassurante, triviale, mais il possède aussi ses zones d'ombre, ses abysses qui sont aussi profonds que partout ailleurs. Explorer ces abysses, sonder ces profondeurs, voilà ce que j'aime par dessus tout". Une métapore visuelle en ouverture du film illustre admirablement ces propos : un travelling nous fait passer de la surface d'une pelouse fraîchement tondue à un grouillement d'insectes répugnants. (Presque) tout Lynch y est condensé.
Eclipse télévisuelle
Expérimentateur insatiable, David Lynch n'a pas encore taté de la télévision. C'est chose faite en 1990 quand le grand "network" ABC lui confie la direction de la série Twin Peaks, sorte de soap opera policier que le cinéaste accomode à sa sauce.
Au beau milieu de l'action, un policier se met à pleurer sans raison, une épouse borgne harcèle son mari pour qu'il accroche des rideaux, une tête de cerf trône au premier plan sur une table dans un bureau... Moins radical que Blue Velvet, mais plus audacieux que la plupart des séries, la première saison de Twin Peaks est un succés tel que Lynch se voit contraint de déléguer la suite du travail à d'autres réalisateurs. Sans doute frustré de ne pas être l'auteur complet des 32 heures d'épisodes, il donne deux ans plus tard à la série un prequel (prologue) cinématographique revenant sur les conditions mystérieuses du meurtre de Laura Palmer : souvent confus, mal construit Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) se veut paradoxalement explicatif et ne convainc pas. Peut-être parce que le cinéaste, qui entre temps à réalisé Sailor et Lula (1990), est déjà passé à autre chose...
Dès 1990, David Lynch songe à porter à l'écran Sailor et Lula, un roman de Barry Gifford, à la fois écrivain, poète, joueur de base-ball et éditeur d'une célèbre collection de polars. Jouant sur les codes du road-movie, le cinéaste signe un thriller psychédélique dont le feu est l'un des leitmotivs : gros plans embrasés d'allumettes, images torrentielles de flammes jaunes envahissant l'écran, son poussé au paroxysme électrique des craquements et fièvre sensuelle de Lula. Plusieurs références à la pop culture - du Magicien d'Oz aux tubes d'Elvis Presley - revues et corrigées par Lynch et son compositeur fétiche Angelo Badalamenti font de Sailor et Lula une oeuvre sulfureuse qui décroche une Palme d'Or controversée au Festival de Cannes 1990.
Six ans plus tard, le réalisateur trouve en France les financements qui lui font défaut outre-Atlantique : production Ciby 2000 (filiale de Bouygues), Lost Highway confirme la fascination de Lynch pour la route. Une route qui ne mène nulle part, sinon vers le tourbillon abstrait d'une Amérique fantasmée par le cinéaste. Terrifiant cauchemar éveillé, Lost Highway emprunte au polar, comme Bleue Velvet, certains motifs (femmes fatales, gangsters, voitures rutilantes) pour mieux sans débarrasser par la suite et atteindre une sorte d'épure saisissante. Peu importe ce qui arrive aux personnages ou comment le protagoniste résoudra - ou pas - sa schizophrénie : le dispositif de ce road movie hypnotique ne fait que projeter le spectateur à l'intérieur de la tête du héros, de ses rêves et de ses hantises. Le tout sur un fond musical où l'on retrouve Marilyn Monroe, Nine Inch Nails et, bien entendu, les mélodies de Badalamenti. Du pur Lynch.
Virage à 180 degrès
C'est encore un producteur français - Alain Sarde - qui finance le nouveau projet de David Lynch en 1999, Une histoire vraie. Séduit par l'histoire vraie d'Alvin Straight, ce viel homme qui rend visite à son frère en enfourchant sa tondeuse à gazon, le cinéaste accepte de porter à l'écran, pour la toute première fois, un scénario dont il n'est pas l'auteur : "Ce qui m'a frappé, c'est la simplicité, la pureté de cette histoire : il s'agit d'un homme seul, sur lequel on apprend pas mal de choses et qui, en retour, nous en apprend pas mal sur la vie. Ca m'a touché. J'ai pensé qu'un film pourrait communiquer cela, sans trucs, sans détours. J'aime beaucoup, et je l'ai fait de temps en temps, notamment avec Elephant Man, créer une pure émotion avec des images et du son".
Oeuvre apaisée et nostalgique, Une histoire vraie tranche avec le style lynchien traditionnel : l'Amérique d'Alvin est ouverte et fraternelle, les personnages semblent en harmonie avec une nature bienveillante et l'emotion qui se dégage du film n'est pas feinte. On est loin de Sailor et Lula ou de Lost Highway : on se rapproche d'avantage de l'univers d'un John Ford. Ce qui n'a pas empêché le cinéaste, fidèle à ses collaborateurs, de faire appel au chef-opérateur Freddie Francis, déjà présent dans Elephant Man.
Dix ans après Twin Peaks, David Lynch se lance dans un nouveau projet de série pour la chaine ABC : Mullholand Drive raconte l'itinéraire chaotique de deux filles dans un Hollywood fantomatique, dont l'une est amnésique depuis un terrible accident de voiture. D'abord enthousiastes, les responsables d'ABC font bientôt grise mine à l'issue de la projection du pilote qui leur semble trop abscons. Lynch refusant la moinde concession, le network enterre la série. C'est alors que StudioCanal, filiale cinéma de Canal Plus, décide de convaincre l'auteur de Lost Highway de transformer le pilote en long métrage. Au bout d'un an de batailles juridiques acharnées et de recherches de décors et de costumes - qui s'étaient perdus - , le film peut enfin voir le jour.
Dernier cauchemar en date du génie lynchien, Mulholland Drive se situe dans un Hollywood fantasmatique particulièrement effrayant : "Il s'agit du rêve de Hollywood, l'un de ses aspects du moins", déclare le cinéaste. Rêve ou chauchemar, peu importe, David Lynch s'amuse à entraîner le spectateur dans un monde parallèle au nôtre où plus rien ne fait sens, où la logique humaine n'a plus cours. Comme dans Twin Peaks, l'insolite cotoie le trivial et, même si on ne se comprend pas du tout, la mise en scène est suffisamment envoûtante pour qu'on abandonne toute résistance. Présenté à Cannes l'an dernier, le film décroche le Prix de la Mise en Scène et dépasse le score des 700 000 entrées en France !
Comme quoi, on devrait sans doute remercier les patrons d'ABC...