2001, l'odyssée de l'espace. La création de l'univers

Stanley Kubrick est un metteur en scène pragmatique, utilitariste, vériste. Romantisme et lyrisme ont donc toujours été exclus de son langage cinématographique. Aussi, ses détracteurs lui ont reproché d'être un monstre dépourvu d'empathie. Curieusement, 2001 : l'Odyssée de l'Espace, son œuvre la plus marmoréenne, est la seule qui, aujourd'hui, accomplisse l'unanimité publique et critique. Logique puisque, dans ce long-métrage sans véritable action, grâce à de longs et astucieux travellings sur des vaisseaux flottant dans l'espace, Kubrick a su hypnotiser les foules. Carrément !

Trente-trois ans après sa sortie en salle, 2001 conserve l'intégralité de son pouvoir d'envoutement. Sans doute peut-on imputer ce miracle aux thématiques abstraites, simplement triviales ou incroyablement complexes, qui laissent aux spectateurs la liberté d'interpréter cette odyssée spatiale en fonction de leur sensibilité propre.

D'autre part, 2001 doit être considéré comme l'ultime chef-d'œuvre photographique du cinéma moderne. Les tentations baroques de Kubrick y corrigent sa feinte objectivité, un surréalisme soigneusement dosé sert à y faire passer des messages volontiers expérimentaux et prophétiques. En utilisant l'architecture non pas comme un vulgaire décor, mais comme un support narratif interne à son récit, Kubrick a exaucé le souhait de Robert Bresson et anticipé sur l'avenir du septième art : être précis et philanthrope dans la forme, moins dans le fond.

Ainsi, au grand dam de plusieurs générations de cinéphiles, Kubrick annonça dès 1968 le triomphe de la technique sur la sémantique. Cependant, à ce jour, jamais mélange d'éléments scénaristiques passionnants, de partis pris documentaires téméraires et d'effets spéciaux innombrables et clairvoyants, n'a provoqué d'alchimie aussi subtile.

Les mystères de la création

En mai 1964, lorsque Stanley Kubrick s'assure le concours du romancier Arthur C. Clarke pour écrire un film "sur la relation de l'Homme à l'univers", la course à l'espace est déjà largement engagée entre les Etats-Unis et l'URSS (mais l'astronaute américain Neil Alden Armstrong n'a pas encore posé le pied sur la Lune).

D'abord intitulée Journey Beyond the Stars, Kubrick désirait que sa bande imprime l'aventure spatiale telle qu'elle devait se dérouler dans un futur proche. Débuté en décembre 1965, le tournage s'acheva en mai 1966, le montage nécessitant une année de travail supplémentaire. Le budget initial de six millions de dollars fut très largement dépassé (10,5 millions). Ce coût fut la contrepartie pour que Kubrick obtienne toutes les garanties scientifiques assurant à son film un degré maximal de réalisme. 2001 : l'Odyssée de l'Espace (nouveau titre en référence à l'odyssée maritime des anciens Grecs) fut projeté pour la première fois à New York. Mais, suite à l'hostilité du public, Kubrick décida de réviser sa copie. La version que nous connaissons est amputée d'une vingtaine de minutes par rapport à l'originale.

 

L'énigme décryptée

Dans l'Histoire du cinéma de science-fiction, 2001 demeure une œuvre porteuse d'un mystère qui, d'emblée, force le respect. On a donc beaucoup glosé sur la signification symbolique du film, sur ses singularités et sa beauté esthétique. Mais on a oublié que le discours du cinéaste était transparent, évident. Pour fabriquer ses chef-d'œuvre, Stanley Kubrick acheta son indépendance de caractère au prix d'une remarquable organisation logistique et financière. Son film le plus ambitieux (1) dévoile donc le combat opposant les notions d'humanité et d'instrumentalité.

La version initiale du film s'ouvrait sur un air de Ligeti, Atmosphères. retentissant sur un fond blanc pendant près de trois minutes. Ensuite, l'écran s'éclaire pour offrir deux images spectaculaires : la Terre vue de l'espace (on est en caméra subjective, notre regard se confondant avec celui du fœtus-astral et l'alignement mystique de la Planète Bleue, de la Lune et du Soleil (cette configuration annonce une transition dans l'évolution du genre humain).

 

Premier tableau

Il y a quatre millions d'années, les hommes-singes éveillent leur intelligence au contact d'un monolithe de métal noir. Leur chef, celui qui regarde vers la Lune, est amené à saisir un fémur, le premier et le plus primitif des outils, puisque non manufacturé et directement issu du corps "animal". Il s'en sert pour chasser, imposer ses volontés et, enfin, tuer. Lançant l'os vers l'azur, suite à une savante transition, celui-ci se transforme en satellite qui, de l'aveu même de Kubrick, est un hangar géostationnaire pour armes nucléaires. Ainsi, les nouveaux outils servent toujours aux hommes pour imposer leur supériorité, et pour assassiner...

 

Second tableau

A l'aube du XXIe siècle est découvert sous le sol lunaire un second monolithe. A peine a-t-il été touché par la lumière du soleil qu'il envoie un signal en direction des étoiles. Servant de sentinelle, comme l'indique un nouvel alignement du triumvirat Terre, Lune, Soleil, la fonction réelle de ce bloc d'acier noir est de prévenir une intelligence "alien" (Dieu ?) qu'en parvenant à s'arracher à leur milieu naturel les êtres humains ont atteint un nouveau stade de leur évolution.

Dix-huit nuis plus tard, Discovery 1 part en direction de Jupiter emportant à son bord trois scientifiques en hibernation et deux astronautes, David Bowman (Keir Dullea) et Franck Poole (Gary Lockwood). En guise de prologue à cette grande aventure, une séquence éclaire sur les intentions du réalisateur. Embarqué dans une navette omnibus, H Heywood Floyd allume un écran de télévision. Il demeure complètement hermétique aux attraits cosmiques. Finalement, il s'endort. Cet enchainement de plans à priori anodins montre qu'en contrôlant l'univers par l'intermédiaire de leurs outils, les gens ont perdu le contact avec la Nature. Leur humanité est en train d'être capturée par les objets...

D'ailleurs, Discovery 1 est contrôlé par un super-ordinateur, HAL-9000 (rajoutez une lettre dans l'ordre alphabétique pour obtenir IBM), qui est doté de la parole et connaît les véritables objectifs de la mission (explorer un satellite artificiel observé à proximité de Jupiter). Machine possédant une forte personnalité, HAL a secrètement développé son instinct de survie, son égoïsme et sa fierté, élevant ainsi sa conscience au niveau de celle des hommes. Outil ultime, lui aussi capable de se mouvoir de manière autonome puisque lié à un vaisseau interstellaire, lors du voyage, HAL est frappé par des angoisses existentielles. Qu'adviendrait-il de lui si les hommes étaient capables de se priver de ses services ? Sachant pertinemment que le résultat de la mission risque d'avoir des conséquences dramatiques sur le destin du genre humains, et par conséquent sur le sien, il préfère éliminer l'équipage afin d'être certain de maîtriser la suite des évènements. Simple pragmatisme cartésien.

La lutte opposant l'Homme au plus évolué de ses outils culmine dans une scène où HAL. déconnecte le système d'hibernation protégeant les scientifiques montés à bord du Discovery 1. Ces derniers passent de vie à trépas sans différence prégnante sur l'écran, signe évident de leur complète (déshumanisation.

Désormais, reste à savoir qui de HAL ou de Dave Bowman va mériter de gravir une nouvelle marche sur l'échelle de l'évolution. Dans un dénouement de second chapitre poignant, Dave Bowman l'emporte à main nue et le monolithe, ayant surveillé les agissements de l'équipage, apparaît. Après que la Terre, la Lune et le Soleil se soient encore alignés, le parallélépipède noir propulse son "champion du monde" dans un océan spatial de couleurs, de couloirs, de lumière et de masses gazeuses.

 

Tableau final

Atterrissant en un lieu équivoque, sorte de chambre meublée dans le style XXVIIIe siècle (celui des Lumières, révéré par Kubrick), Bowman se voit vieillir puis il renaît sous forme de fœtus-astral...

Au début du film, le spectateur était dans la peau du fœtus contemplant la Terre, désormais il est un simple habitant de la Terre que toise l'enfant des étoiles. Le cycle de l'évolution est achevé. N'étant plus écrasée par le poids des progrès qu'elle a fait (elle s'est enfin émancipée du pouvoir aliénant des outils qu'elle a créé), l'Humanité sait que son avenir dépend d'elle. Cependant, comme à chaque génération, elle retombe en enfance, retrouvant ainsi l'innocence l'autorisant à se confronter à de nouvelles expériences...

 

Epilogue

Équilibrant admirablement défis techniques (travellings latéraux, avant et arrière, dessinant des figures géométriques, voire mathématiques) et envolées métaphysiques, Kubrick prône dans 2001 une sorte d'utopie matérialiste. L'exploration de l'espace devient pour l'homme, à son insu, une quête des origines et de sa propre nature. Sur ce thème audacieux, Kubrick proposa à un public émoustillé par le programme Appolo la première superproduction de science-fiction.
La division en segments égaux conféra au récit un rythme ample, à la mesure des grandes questions qu'il suscite. A l'exception d'un court passage (les coulées d'encres filtrées et accélérées), aucun effet visuel n'est gratuit ou excessif. Kubrick fit naître le charme diaphane de sa bande du contraste entre la vie prosaïque des personnages, la splendeur du cosmos, celle des ballets de satellites et la manière dont est exposée l'énigme évoquée par Arthur C. Clarke : "Parfois, je pense que nous sommes seuls dans l'Univers et, d'autres fois, je crois que non, et cette double possibilité me fait chanceler". Aussi, 2001 oscille entre cynisme (la supériorité de HAL, l'apathie de l'élite des cosmonautes, la gravitation des stations sur le Beau Danube bleu) et mysticisme (d'où vient l'Homme, où va-t-il, Dieu le guide-t-il ?).

Paradoxalement, Kubrick assura que les enfants firent le succès d'un filin pourtant destiné aux adultes. Or, c'était prévisible, puisque 2001 présente l'achèvement de l'enfance comme une épreuve ambiguë dont la péroraison est d'aboutir au statut d'adulte idéal, pourvu d'attributs divins. Cinéaste (extra) lucide, Stanley Kubrick exprime également dans 2001 sa grande méfiance vis-àvis de l'affectivité. Gravé dans le marbre de la pellicule, on découvre sur la bande la juxtaposition de l'instinct de mort et des pulsions sexuelles, marques de fabrique de l'artiste. Film bleu, déraisonnablement parfait, 2001 a permis à son auteur de marcher éveillé dans son rêve : un long-ménage inaltérable, orgueilleux et puissant, ne laissant aucune aspérité à laquelle puisse se raccrocher la critique, à tel point que, invariablement, même ses plus fervents détracteurs font preuve d'humilité et finissent par adorer ce chef-d'œuvre. 2001 est le zénith de la culture cinématographique. Un monument, une légende, un mythe immortel !

 

Claire Tendre, article paru en 2001

 (1): Il est question de faire partager au plus grand nombre la conquête spatiale dans les conditions du direct, le premier vol habité américain ayant lieu en octobre 1968, date de la sortie européenne du film. D'autre part. depuis l'époque du parlant, 2001 est le seul  film utilisant systématiquement le silence hors des moments clés.