2001, l'odyssée de l'espace. L'année de la prise de conscience

Pour l'aider à creuser une métaphore sur la relation entre l'Homme et l'univers, Kubrick avait fait appel à Arthur C. Clarke, achetant six de ses nouvelles, dont "La Sentinelle". Ce qui lui tenait vraiment à cœur, c'était les événements qui pourraient se produire dans un futur très proche - avec le souci qu'ils ne prennent pas son film de vitesse - ainsi que la rencontre avec des extraterrestres. C'est là que Clarke songea à des machines, qui considéreraient la vie organique comme répugnante. L'idée n'a pas été poursuivie jusqu'au bout (Clarke la réutilisera en partie dans son roman "Rendez-vous avec Rama") mais elle a fortement imprégné le personnage de HAL-9000. Les précautions de Kubrick sur l'aspect futuriste de son film n'étaient pas superflues puisque, à l'époque, la réalité progressait plus vite que la fiction : le 1er ao0t 1964, la sonde Ranger VII alunissait et rapportait des photos de l'aride sol lunaire. Un événement qui a même conduit Kubrick à se renseigner auprès de la Lloyd's de Londres pour savoir s'il était possible de contracter une assurance au cas ait des extraterrestres seraient découverts avant sa sortie en salles! Finalement afin d'éviter tout problème, l'écrivain et le réalisateur décidèrent de ne montrer aucun alien - doit l'intervention des monolithes.

Pendant ce temps le scénario, foisonnant, aussi riche qu'un roman et intitulé Journey Beyond the Stars, était enfin achevé dans les premiers mois de 1965. En fait, il ne servit que pour la signature du contrat de production avec la MetroGoldwyn Mayer, étant donné que Kubrick n'a cessé de modifier le film pratiquement jusqu'à ce que le dernier plan soit en boite. Au bout d'une longue année de préproduction, le tournage des scènes avec acteurs put commencer à Londres en décembre 1965. Cinq mois plus tard, mi-1966, Kubrick s'attaque aux 205 plans (il y en 612 en tout) comportant des effets spéciaux. Pendant un an et demi, il travaille en étroite collaboration avec un aréopage de spécialistes des trucages visuels. Restait à résoudre le problème de la bande son. Le choix de Kubrick se porta d'abord sur Bernard Herrmann, puis il changea d'avis et fit appel à Alex North. Mais, alors que le musicien américain avait déjà composé une heure de musique, Kubrick comprit que l'idéal, pour la lisibilité de son filin, serait d'utiliser des morceaux de musique classique. Au printemps 1968, après un montage marathonien, le 2001 de Kubrick finissait par sortir. Un an après, quasiment jour pour jour, l'Homme marchait sur la lune.


Les icônes

La plupart des films de science-fiction passent à la postérité grâce à l'un de leurs personnages, généralement humain. Ce n'est pas une raison pour oublier cette foule innombrable d'extraterrestres, d'insolites bestioles mutantes ou de robots humanoïdes qui peuplent l'iconographie du genre. Bien sûr quel jeune spectateur n'est pas sorti de la énième projection de Star Wars (1977) en cherchant à contrefaire le sourire narquois de Han Solo ? Inoubliables également s'avèrent le crâne rasé du lieutenant Ripley ou le physique très stimulant de Raquel Welch dans Le Voyage Fantastique (1966). Mais la double gueule à ressorts de l'extraterrestre d'Alien créé par Giger (1979), l'immense méchanceté de Jabba the Hull, la personnalité pateline et malicieuse de Yoda, la logique du Vulcanien Mr Spock ou le doigt salvateur de ET sont également gravés à jamais dans nos mémoires. De même que la frappante apparition de Gort dans Le Jour où la terre s'arrêta (1951), l'obéissance en cinémascope de Hobby dans Planète interdite (1956), l'ascension amoureuse de King Kong au sommet de l'Empire State Building ou le plongeon
de Julia Adams sous les yeux ébahis de La Créature du Lac Noir (1955). Dans chaque cas, nous avons à l'esprit des corps en mouvement, en action, des corps incarnés qui évoluent devant la caméra...

Tel n'est absolument pas le cas dans 2001: l'Odyssée de l'espace. Les deux icônes qui ont valu au film de Kubrick les lauriers de la reconnaissance cinématographique sont un monolithe et un ordinateur. Le premier (disons les premiers puisque Kubrick utilise en réalité quatre monolithes) est une immense pierre granitique noire de forme géométrique, sans vie, sans émotions, statique (quoique le troisième par ordre d'apparition flotte dans l'espace), immuable, muette, émettant un son monocorde et bien évidemment très loin d'un quelconque aspect anthropomorphique. Le second est aussi statique et immuable que le premier, mais, en revanche, il vit. Il a une voix, une intelligence vive, des émotions réelles, ressenties comme telles, et bien plus d'humanité (d'où ses erreurs) que n'importe quel autre personnage du film. Ce qui ne l'a pas empêché de se faire froidement assassiner avec préméditation.
 

Les parties obscures

Cependant, ce qui rend 2001 révolutionnaire dans l'histoire de la science-fiction ne se limite pas aux monolithes, à HAL, aux scènes inoubliables dont il regorge, à ses effets spéciaux (qui n'ont jamais été égalés et ne le seront malheureusement jamais puisque la technique visuelle s'est résolument orientée vers des chemins plus virtuels), voir à sa bande son, si étonnante dans son classicisme novateur. Non, ce qui inquiète dans sa construction, c'est sa toile de fond métaphysique et un esprit ambigu inédit qui sème la confusion chez tout spectateur curieux et avide de réponses qu'il n'obtiendra jamais. Et pour cause : les interrogations sont partie intégrante de 2001. Si Kubrick les avait résolues, l'histoire aurait sans doute été tout autre. En revanche, la liberté d'échafauder des scénarios que nous offre subtilement le film, associée à la rareté des informations, attisent notre soif de savoir, qui ne connaît alors plus de limite - ce qui, finalement, caractérise toute volonté de découverte digne de ce nom.

Pour éviter tout malentendu, commençons par préciser qu'il est impossible d'expliquer intégralement le film. En revanche, on peut risquer une analyse des points controversés. II y en a deux majeurs, le roman de Clarke n'en ayant dissipé aucun. Qui sont les monolithes et quel rôle jouent-ils ? Et, surtout, à quoi est due la réaction paranoïaque de HAL-9000? Ce que, cependant, Clarke précise clairement, dès les premières lignes de son livre, c'est la conversion de Dave Bowman en enfant-étoile. De même, à la fin, son séjour dans le "zoo humain" a lieu dans une chambre tout à fait quelconque, qui ressemble à celles que l'on peut voir dans les séries télévisées américaines. Dans le film, en revanche, le mobilier était de style Louis XVI. Chez Kubrick, tout est si subjectif, si énigmatique, si éphémère que la fin, de l'arrivée de Bowman dans la chambre jusqu'a son vieillissement accéléré, puis sa reconversion en fœtus d'enfant-étoile, s'impose comme une métaphore évidente.

Bien sûr, nous n'allons pas raconter une œuvre vue et revue par les aficionados et dans laquelle ce qui importe, ce n'est ni la trame ni l'histoire mais la manière d'organiser les idées et les concepts en ramenant l'essence du genre, à savoir la science-fiction, à son élément le plus fondamental : l'effet de la technologie à venir sur l'espèce humaine. Nous n'allons pas non plus énumérer les
trouvailles du film (un numéro spécial serait nécessaire) ni en décrypter la mise en scène (il faudrait rédiger une thèse car chaque millimètre de celluloïd joue un rôle précis), encore moins en analyser les symboles. Faute de place, nous nous cantonnerons aux deux énigmes les plus importantes, indiquées plus haut.
 

La musique et le son

Si, pour nous aider à y voir plus clair, nous avions besoin de l'appui d'un élément tangible dans 2001 - une tâche ô combien ardue -, nous irions sans doute chercher du côté de la b.o. et du son, que l'on doit au talent de A. W. Watkins. Car si tout le monde s'accorde à trouver que l'illustration musicale de 2001 résulte d'un excellent choix de Kubrick, peu se doutent à quel point la musique et le son exercent une fonction qui va bien au-delà de l'esthétique pure que l'on pourrait normalement en attendre. Il est en effet irréfutable que l'on peul parvenir à mieux comprendre certaines zones obscures en étant attentif à la partition musicale. L'autre passage qui a fait couler beaucoup d'encre est annoncé par Kubrick par "Ainsi parlait Zarathoustra". Là, nous faisons, bien sûr, référence à l'emplacement possible des deux monolithes l'un sur la terre, l'autre, découvert quelques millions d'années plus tard sur la lune. Un événement qui a très certainement eu lieu lors de l'alignement magique du soleil, de la terre et de la lune, que nous montrent les impressionnants photogrammes projetés au début du film. On entend le célèbre morceau de Richard Strauss au moment où - c'est l'une des rares clefs proposées par Kubrick - le chef singe se remémore ce fameux alignement de planètes en observant des restes osseux. À cet instant précis, il s'apprête à faire un pas de plus vers l'évolution en apprenant à utiliser un os comme arme mortelle et comme outil pour développer cette "vertu" qui nous différencie des autres animaux la violence gratuite "Etrangement", la mise en scène du dernier maillon de la chaine évolutive, symbolisé par la présence du quatrième monolithe face au lit où gît un Bowman centenaire - avant de se transformer quelques instants plus tard, en fœtus-enfant-étoile, est accompagné du même morceau musical de Strauss.

Ainsi sont expliquées l'essence et le fonction du premier et du dernier des monolithes. Mais quid des deux autres? Loin du symbole œdipien cher à certains, le second monolithe est une sentinelle héritée du récit original (dans lequel le fait que des astronautes aient trouvé le monolithe sur la Lune signifie que l'Homme a atteint un autre niveau de conscience technologique ou d'intelligence), qui émet un signal vers Jupiter. Ce signal est perçu par un troisième monolithe, qui est autre qu'une seconde sentinelle, chargé de propulser Bowmnan vers un voyage au-delà des étoiles.

Arthur C. Clarcke racontait un jour que si le spectateur comprenait complètement 2001, il considérerait cela comme un échec." Nous voulions susciter beaucoup plus de questions que celles auxquelles nous étions en mesure de répondre" expliquait le romancier. II est clair que, de ce point de vue. c'est une réussite. Précisément, la lenteur des scènes permet à nos interrogations de décanter sans jamais trouver de réponse. Pourtant, l'environnement sonore demeure inestimable pour pénétrer du cœur du film de Kubrick car il anticipe toujours les diverses théories qui pourrai être échafaudées afin de justifier le comportement déroulant de HAL.

L'ambiance musicale enveloppe le film de la première à la dernière seconde de projection alternant d'étranges chœurs vocaux avec des valses ou des ballets classiques, des grognements de bête et des rugissements terrifiants avec des sifflements ou des bourdonnements avant-gardistes issus de synthétiseurs. L'espace ne pouvait en effet être si radicalement silencieux l'Homme se croit obligé de saturer cet univers inconnu de bruit en y adjoignant le ronronnement de l'air conditionné. les clics d'ordinateurs et les grincements des portes automatiques. Kubrick veut montrer un homme vulnérable plongé dans un univers qu'il ne maitrise pas et dont la carapace de machines bruyantes constitue la seule arme contre la solitude et l'immensité.

Bowman et Poole paraissent primitifs et quasiment inutiles comparés aux machines et aux ordinateurs qui les entourent: ils semblent intimidés par l'intelligence et par les capacités de HAL-9000. En déshumanisant ainsi les personnages humains, Kubrick souligne l'humanité de HAL., qui dépasse déjà en soi celle des deux autres personnages. Il est en effet de loin le plus roublard, au bon sens du terme, le plus enthousiaste, le plus fier de sa mission et de sa lignée. Il éprouve de la tendresse pour l'équipage, souhaite un bon anniversaire à Frank, le remercie pour la partie d'échecs qu'ils ont disputée ensemble et apprécie les talents artistiques de Dave.

Au sommet de sa déshumanisation l'Homme est incapable de faire face à son destin sans l'aide de la technologie. Un domaine dans lequel HAL excelle. Serait-ce une explication possible à son comportement paranoïaque ? Si HAL, dont le degré de perfection n'est pas en cause, pressent ou suspecte que lorsque les occupants de Discovery 1 aurons pris contact avec ces êtres supérieurs (puisque lui‑même sait parfaitement que le but de la mission est celui d'une rencontre  extraterrestre), son rôle auprès des hommes qui n'auront alors plus besoin de machines ni d'objets matériels, ni même de leur propre enveloppe charnelle aura rétréci, voire disparu, il est logique que, par pur instinct de survie, il tente à toute force d'empêcher ce contact.

Vue sous un autre angle, I' attitude paranoïaque de HAL est cohérente avec sa personnalité violente. En effet, outre un compréhensible instinct de survie. d'autres explications plausibles à ses assassinats peuvent être imputables à des caractéristiques inhérentes à l'homme, Récapitulons : HAL, commence à adopter un comportement bizarre. Pourquoi ? Sa génération ne serait-elle pas une série d'ordinateurs infaillibles, connue il l'avait pourtant orgueilleusement fait savoir au journaliste de la télévision lors de la fameuse interview à travers l'espace et le temps? Se sentirait-il offensé par la rencontre imminente entre un intellect plus faible et la force mystérieuse qui l'appelle ? Souhaiterait-il usurper sa place et aller lui-même au-devant de ce mystère? Assassine-t-il parce qu'il se sent submergé par ses propres faiblesses et qu'il espère couvrir ainsi ses erreurs? Bref, deux options mêlant des raisons tangibles à d'autres plus subjectives - affleurent pour tenter d'expliquer un comportement aussi étrange. Elles sont, bien entendu, à manipuler avec précaution sous peine de virer à l'affligeante lapalissade. HAL-9000 a menti (pour tuer) ou bien il est dans l'erreur (pour cause de conflit intérieur déchirant) et les circonstances postérieures le contraignent à survivre par tous les moyens. Là, on serait plutôt enclin à opter pour la seconde option, même si la première est tentante.

 

Le mensonge

Car, contrairement à une idée répandue, et même s'il est à l'humain ce que la silicose est au mineur, le mensonge n'est pas l'apanage de l'Homme. Les animaux aussi sont capables de mentir. de tromper, de ruser, mais toujours dans le but de sauver leur peau ou celle de leurs congénères, uniquement à des fins de survie. En revanche, l'Homme, plus animal et plus déshumanisé chaque jour, ment sans ménagement pour satisfaire son confort personnel. Alors pourquoi pas les machines ? HAL-9000 a déjà prouvé qu'il était plus humain que les humains qui l'entourent. Il n'est donc pas étonnant qu'il s'adonne aux délices du mensonge, même s'il lien maîtrise pas les arcanes (disons qu'il n'est pas exactement un bon menteur ni un menteur habile) Il cherche à diviser les membres de l'équipage pour en finir avec eux. La première cause de son mensonge a déjà été exposée: il agit ainsi parce que son avenir professionnel et opérationnel au côté de gens qui s'apprêtent à bannir la matière est égal à zéro. Or, sans cette rencontre miraculeuse, l'Homme dépendrait toujours miraculeuse, des machines dans l'avenir.

La deuxième cause de son mensonge s'apparente déjà plus à une démarche humaine qu'a un pur instinct de survie. puisqu'il est ici question de pouvoir et d'orgueil : HAL doute des aptitudes de l'équipage et craint un échec de la mission dû aux aptitudes limitées des humains. Or l'idée de se retrouver au service de gens que l'on juge inférieurs à soi est sans doute fort peu alléchante. C'est en tout cas ce qu'il ressort de ce dialogue-clef :

HAL : Au fait, me permets-tu de te poser une question personnelle?

Dave : Bien sûr.

H.: Eh bien, pardonne-moi d'être aussi indiscret, mais au cours des semaines passées je me suis demandé si tu n'éprouvais pas quelque arrière-pensée quant à notre mission.

D. : Que veux-tu dire?

H.: C'est assez difficile à préciser. Peut-être n'est-ce qu'une manifestation de mes propres préoccupations. Je sais que je ne me suis jamais complètement libéré d'un certain sentiment selon lequel cette mission présenterait des aspects extrêmement étranges. Je suis sûr que tu conviendras qu'il y a une part de vérité dans ce que je dis.

D.: Je n'en sais rien. II est plutôt difficile de répondre à ta question.

H.: Ça ne te fait rien de parler de tout cela, n'est-ce pas, Dave ?

D.: Pas du tout.

Il.: Enfin, il était impossible de ne pas avoir connaissance de toutes ces étranges histoires qui circulaient avant notre départ. Des histoires selon lesquelles on aurait mis à jour un objet sur le sol lunaire. Je n'ai jamais accordé trop de crédibilité à ces histoires, mais à la lumière de certains autres évènements survenus depuis lors... j'éprouve des difficultés à les écarter de mon esprit. Par exemple, le secret absolu qui a entouré nos préparatifs. Et la façon mélodramatique d'embarquer les professeurs Hunter, Kimbell et haminski déjà en état d'hibernation au bout de quatre mois d'entraînement individuel intensif...

D.: Tu prépares un rapport psychologique sur les membres de l'équipage ?

H.: Évidemment. Je suis désolé. Tu dois trouver ça stupide. Un instant...!

C'est précisément à cet instant que lassé par cette conversation, HAL. prévient d'une faille dans le système de communication.

HAL ne se trouble pas une seconde lorsqu'il teste Dave en lui demandant s'il a réfléchi à la question ou s'il a des doutes sur la mission. Il veut savoir si cela le préoccupe d'ignorer les vraies raisons du voyage, que lui connaît parfaitement. La seule chose qu'il obtient sont des réponses laconiques, froides, d'une indifférence insultante. La dernière phrase prouve que, dans cette mission, il se contente de faire son travail. II semble que c'est à ce moment-là que HAL. décide de passer à l'acte. Mais cette conversation, apparemment bénigne, nous ramène à l'instinct de survie de HAL-9000. Un troisième élément vient accréditer cette thèse. N'a-t-on pas l'impression que HAL cherche de l'aide auprès de Dave qui, pense-t-il, se trouve dans une situation aussi peu enviable que la sienne ? De même, ne croyons-nous pas que, même si HAL connaît les tenants et les aboutissants de la mission, il se méfie car il pense qu'il va rester sur le carreau une fois le moment crucial venu ? Sinon, pourquoi l'enregistrement révélant le véritable objectif de la mission sauterait-il lorsque l'on désactive la dernière puce cérébrale de HAL? II est évident que HAL sait des choses mais, malgré cela, il ne parvient pas à garder son calme. II ne comprend pas pourquoi les préparatifs sont tenus secrets et juge "mélodramatique" (avec tout ce que ce terme petit comporter de péjoratif) le fait que les autres membres de la mission aient hiberné avant de monter à bord au bout de quatre mois de préparation individuelle. Quelle préparation ? Et dans quel but? Sauraient-ils exactement, pour une raison que nous ignorons, ce qui va se passer lors du contact prévu avec la Terre ? C'est plausible. En tout cas, ils en savent plus que HAL et celui-ci ne figure pas dans leur plan final. II ne serait donc pas exagéré d'en déduire que, puisque Dave n'a pas la moindre intention de réfléchir à la chose (Kubrick a truffé le film de détails qui prouvent que Dave et Franck ont du sang de navet), HAL. décide de se débarrasser des gêneurs, soit en se chargeant lui-même de la mission, soit en retournant sur la Terre, où il pourrait sans problème inventer 9.000 excuses différentes pour expliquer l'échec de la mission. Y aller lui-même ! Nous y voilà : il s'agit indubitablement d'un acte d'égoïsme ! Le quatuor d'hypothétiques mobiles obscurs est au complet si l'on accorde à HAL un penchant très humain et très peu intelligent pour l'égoïsme. Ce qui vient sans doute contrarier la perfection de sa programmation (si jamais elle le fut). HAL tente d'éliminer l'ensemble de l'équipage pour pouvoir être "l'élu" qui ira rencontrer les extraterrestres. Agit-il ainsi par simple volonté d'être "le premier" à le faire ou bien dans le dessein de s'approprier l'avancée technologique qu'on leur prête? Les robots d'Asimov, d'Andrew, et l'ordinateur de La semence du démon (1977), Proteus IV (auquel Robert Vaughn prêtait sa voix), ne désiraient-ils pas devenir, par tous les moyens à leur disposition, des êtres humains à part entière ? Alors pourquoi HAL, soupçonnant le haut degré d'évolution des créatures galactiques, ne serait-il pas tenté de bénéficier des progrès de la science et de devenir un être supérieur, doté d'une conscience, et de se défaire de ses lacunes, c'est-à-dire ses puces et ses logiciels, l'amas de ferraille qui le compose, cette pesante structure métallique dans laquelle il se sent enfermé : humiliation suprême pour un "être" aussi intelligent.

Car, via sa révolte, en luttant pour se libérer de ses entraves, de l'esclavage auquel il est réduit, il renverserait en sa faveur l'éternelle antinomie maître/serviteur, homme/machine, qui tourmente depuis toujours la littérature et le cinéma de science-fiction, magnifiquement illustrée par la volonté d'humanité des androïdes dans le passionnant binôme "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques" / Blade Runner, que l'on doit respectivement à Philip K. Dick et Ridley Scott. Malheureusement, peu ont pris la peine d'étudier les motivations psychologiques des machines puisqu'ils ont très vite découvert qu'on ne devait ni respect ni soumission aux êtres inférieurs.

 

L'erreur

Il y a pourtant une faille. Admettons que HAL soit déchiré par une contradiction intérieure qu'il résout en mentant ou, plus exactement, en occultant la vérité, puisque c'est ainsi qu'il l'analyse lui-même (il en sait plus que les autres). Le problème est que, dans ce cas-là, il faudrait développer ce conflit interne, qui contredit tout de même la philosophie avant présidé à la création de l'ordinateur. Finalement, ce qui pourrait le mieux justifier l'erreur de HAL est corrélé àun détail qui, semble-t‑il, n'a échappé à personne : il est plus humain que les autres. On pourrait dès lors en déduire que, en tant qu'ordinateur humanisé, agité par des conflits internes, il en arrive à commettre une erreur. La suite du film tend à confirmer cette thèse : après sa conversation avec Dave, HAL, qui a dû feindre l'ignorance, alerte l'équipage sur un problème technique à l'extérieur du vaisseau. Dave est dès lors obligé d'en sortir pour le régler. Or, si HAL a prémédité son massacre, pourquoi ne profite-t-il pas de ce moment-là pour commencer à le mettre en œuvre? Peut-être parce que, en toute logique, celui qui commet une erreur n'en est évidemment pas conscient. En effet, sans aucune méfiance, HAL laisse Dave examiner tranquillement, à l'intérieur de Discovery, l'unité AE35 remplacée avant de prendre conscience de sa faute. Logiquement, puisqu'il mesure les conséquences que cela aurait sur un ordinateur qui n'est jamais tombé en panne, il ne devrait pas reconnaître son erreur. Mais cela ne lui sert à rien. Frank et Dave ont prévu de le déconnecter si, après avoir remonté l'ancienne unité AE35, elle ne donne pas des signes de faiblesse au bout de soixante-douze heures. C'est là, et pas avant, qu'affleure le fameux instinct de survie humain de HAL et qu'il décide (sans songer une demi-seconde à l'avenir de la mission d'éliminer tout d'abord Dave et Frank, puis, afin de faire disparaître toute preuve de son acte, le reste de l'équipage. Mais c'est la tournure des événements qui lui dicte sa conduite. HAL ne perd pas la raison. HAL n'a rien prémédité non plus. HAL se contente d'évaluer l'alternative: ou il tue ou il est tué. Question de priorités.

Cette dernière théorie confirme que 2001 renferme un thème cher à Stanley Kubrick, lui-même sorte d'incarnation du génie artistique absolu : l'idée de la mission parfaite ou du plan infaillible qui échouent à cause d'une erreur humaine ou d'un contretemps imprévu et apparemment bénin. On retrouve cette idée notamment dans  The Killing (1956) ou Full Metal Jacket ! (1987). Dans le cas qui nous occupe, tout est bouleversé à cause d'un ordinateur censé contrôler le destin de I'Homme et qui se révélera affligé d'un "bug" fatal autant que terriblement humain puisque, lors de sa programmation, on lui a vraisemblablement chargé le logiciel du mensonge.

 

En guise d'epilogue

Pour conclure, ajoutons que nous aurions pu également évoquer un éventuel pouvoir divin ou la possibilité que, au lieu d'individus extraterrestres, Dieu soit derrière cette version de l'évolution de l'Homme, comme certains critiques l'ont récemment suggéré.

Le philosophe espagnol Fernando Savater, cinéphile excommunié et érudit, contredit cette explication cléricale : "La véritable attitude philosophique ne vient certainement pas compléter la théologie puisqu'elle naît précisément pour s'opposer à elle". Dans le cas d'un film éminemment philosophique comme celui-ci, la raison et la quête ontologique de la vérité effacent de manière inconsciente et spontanée le rite, la superstition et - plus douloureux aux veux du clergé - l'irrationnel. Mais une chose est certaine, 2001 qui est au cinéma ce que le monolithe est au film (un sésame vers un niveau d'évolution supérieur), constitue un défi (font nous soulignerons l'exceptionnelle sensibilité spirituelle) à la logique humaine, à la réalité et à la pénétrante analyse de l'entendement, de la réflexion, de l'élucubration et du raisonnement. Toutes conditions qui, si elles ne sont pas réunies, empêchent que s'accomplisse le miracle de l'art.

Juan Carlos Benitez (trad.: Frédérique Carvajal), article paru en 2001