Un article paru dans webzine francophone algerien après la sortie de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.
Repris et lu dans un forum cinéma de caramail , article signé M.B.

La contestation sur Kubrick, division du monde de la critique
 

STANLEY KUBRICK

Même mort, il dérange : son dernier film, Eyes Wide Shut,
avec Tom Cruise, Nicole Kidman et Sydney Pollack,
réalisé juste avant sa disparition, vient à peine
de sortir sur les écrans qu'il déchaîne toutes
les polémiques.

LE GENIE DE L'ABSURDE

Comment un artiste mort depuis six mois peut-il
ressusciter par la controverse sur son oeuvre, marquer
encore la planète des vivants, soulever des passions
sur sa personne, se faire insulter ou aduler comme
s'il était encore en vie ?

Kubrick le fait. Avec un film posthume sorti cet
été sur les écrans américains et qu'il venait de
boucler la veille de sa mort, un film qui est tout
Kubrick : révoltant, plat, provoquant, irrévérent,
cynique. Magistral et décevant, pour reprendre la
formule d'un journaliste français.

Eyes Wide Shut (les yeux grand fermés), qui ne
sort que le 15 septembre en Europe et qui a marqué
la dernière Mostra de Venise, divise le monde du
cinéma et s'impose comme la dernière farce que
Stanley Kubrick aura jouée à son monde. L'artiste
tire son irrévérence.

Les Algériens ont pu goûter à certains de ses
oeuvres lorsque, naguère, voir un film était
encore possible en Algérie : qui n'a vu Orange
Mécanique, Les Sentiers de la gloire, Barry Lindon,
2001, l'Odyssée de l'espace ou Docteur Folamour
dans les années 70, à la salle Afrique, à l'Algeria
ou au Maghreb d'Oran ?

En réalité, Stanley Kubrick, mort le 7 mars
dernier après une imposante carrière cinématographique,
a toujours été de ceux qui ont marqué notre prime
jeunesse sans qu'on s'en aperçut. Spartacus,
c'est lui. Epopée colorée qu'on regardait les
après-midi dans les salles douteuses, entre un
Maciste et un Hercule du même ton.

Et Lolita, merveille cinématographique, que
Kubrick acheva en 1962, l'année de notre
indépendance. Car ce géant du cinéma, né le 26
juillet 1928, dans le Bronx, au sein d'une famille
de la classe moyenne, a eu l'idée de tourner son
premier film, Fear and Desire, en 1953, pour devenir,
ensuite, avec Hitchcock et quelques autres,
le monstre de la pellicule qui agaçait le monde
du spectacle, méprisait les journalistes et ne
s'adonnait qu'à de curieuses occupations domestiques
lorsqu'il n'était pas sur les plateaux, un être
farfelu et atypique qui déroutait. Le Tout Hollywood.
N'a-t-il pas épousé la fille d'un cinéaste nazi,
réalisateur de Juif Suss ?

Kubrick, juif non pratiquant, n'a jamais été
obsédé par la question juive et s'est refusé à
en faire un thème de réflexion. D'où sa polémique
avec Spielberg à propos de La Liste de Schindler
que Kubrick jugea comme un « film sur 6 000 juifs
qui ont survécu, alors que 6 millions sont morts ».
C'est que Kubrick est un autodidacte, avec la
lucidité de l'autodidacte, ayant quitté les études
à 17 ans, bien qu'il eût les moyens d'en faire
de très grandes, et qui fit toujours confiance
à ses intuitions plutôt qu'aux éruditions de
l'Université.

« Je ne pense pas que les écrivains, les peintres
ou les cinéastes oeuvrent parce qu'il y a quelque
chose qu'ils désirent particulièrement dire ; il
y a quelque chose qu'ils ressentent. Et ils aiment
la forme artistique : ils aiment les mots ; ou bien
ils aiment l'odeur de la peinture ; ou encore ils
aiment le celluloïd, les images photographiques et
le travail avec les acteurs », disait-il déjà en 1960.

Lui-même vint au cinéma  par la photo, grâce au
premier appareil photographique qu'il reçut à l'âge de
treize ans, un cadeau de son père.
 

UN CYNIQUE

Ceux qui le connaissent disent de lui qu'il était
un maniaque obsessionnel, un radin, un paranoïaque
qui mettait son casque lorsque son chauffeur le
conduisait au studio à 50 à l'heure.  Kubrick était
peut-être tout cela et il réalisait ses films en tant
que Kubrick, comme il voyait la vie.

« L'homme s'est détaché de la religion, il a dû
saluer la mort des dieux. Les impératifs du loyalisme
envers les Etats-nations se dissolvent, alors que
toutes les valeurs anciennes tant sociales qu'éthiques
sont en train de disparaître. L'homme du vingtième
siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail
sur une mer inconnue. S'il veut rester sain d'esprit
la traversée durant, il lui faut faire quelque chose
dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus
important que lui-même. » (entretien avec Play Boy).

C'est cela le style Kubrick qui dérange, parce que
complexe dans sa simplicité, brut, direct. Cynique.
Kubrick lisait Machiavel, Swift, Malaparte et tous
les Grands Cyniques, nous apprend son biographe.
Mais il était capable de pleurer sur la mort d'une
souris blanche. On déteste Kubrick et on a envie de
le revoir parce que, précisément, on le déteste.

Kubrick n'a jamais rien fait sans polémiques,
sans vagues, et il n'en avait cure. Déjà, en 1957,
Les Sentiers de la gloire, avec Kirk Douglas, un film
qui narre l'échec de 14-18, fut longtemps interdit
en France. Kubrick vient de récidiver pour la dernière
fois avec Eyes Wide Shut, son treizième et dernier film,
achevé le 6 mars 1999 (Kubrick est mort le 7 mars),
et qui soulève déjà des tempêtes de controverses.

Kubrick filme des scènes d'orgies sur fond musical
tiré du texte hindou sacré Bhagavd Gita.
Les autorités de Singapour interdisent le film.
Mais après les plaintes réitérées de fidèles
hindous, Warner Bros a finalement cédé. Les psalmodies
utilisées dans la scène d'orgies de Eyes Wide Shut
ont été retirées des versions du film de Stanley Kubrick,
expédiées en Europe, en Asie et en Afrique du Sud.
Seule la France, où le film est déjà sorti, échappe
à cette coupure. Il s'est avéré que cette musique a
une haute signification religieuse pour la communauté
hindoue. Le studio californien a présenté ses
excuses. « Nous ne savions pas, M. Kubrick ne savait
pas. Nous avons retiré les chants religieux du film. »

Kubrick ne savait pas ? Pas sûr, disent certains
journalistes. En réalité, Stanley Kubrick en s'attaquant
à ce qu'il considérait comme un mystère incandescent,
le sexe, traitait de notre monde grotesque. Dans
Eyes Wide Shut, William et Alice vivent dans un riche
appartement avec leur petite fille. Mais dès la
première scène où ils se préparent pour la soirée
que donne leur richissime ami Victor Ziegler
(Sydney Pollack), on sent le couple enlisé dans
la routine et l'ennui :
Nicole Kidman est assise sur la cuvette de WC,
Tom Cruise s'affaire sans la voir devant la glace.
Eyes Wide Shut, comme le décrit avec justesse un
journaliste français, est un film sur le voyeurisme,
sur le voyage mental de deux êtres, sur le mensonge
et sur un thème qui absorbe Kubrick depuis toujours :
l'absurde. L'absurde dans lequel se noient tous
les personnages de Kubrick, depuis la guerre absurde
des Sentiers de la gloire. Le monde absurde.
Et quel génie que cet homme capable de consacrer
toute sa vie à filmer l'absurde !

M.B.