ENTRETIEN AVEC UNE CINEPHILE PSYCHANALISTE A PROPOS D'EYES WIDE SHUT:Tiré de l'hebdomadaire Télérama N° 2592 du 15 septembre
1999.Historienne, psychanalyste, auteur d'ouvrages de référence
tels que son Dictionnaire de la psychana1yse et la
biographie de Jacques Lacan, Elisabeth Roudinesco est
également cinéphile. Rétive à l'interprétation freudienne à
tout-va devant un film - serait-ce le dernier Kubrick -,
elle établit quelques passerelles entre Eves Wide Shut et
la nouvelle d'Arthur Schnitzler qui l'a inspiré entre le
cinéaste et Freud entre un couple du début du siècle et
celui, moderne (?), incarné par Tom Cruise et Nicole Kidman.
TELERAMA : Schnitzler était, à Vienne, le contemporain de
Freud. De quelle manière le second a-t-il influencé le
premier en particulier pour l'histoire adaptée par Stanley
Kubrick, La Nouvelle rêvée ?ELISABETH ROUDINESCO : On sait que Freud avait écrit une
lettre à Schnitzler, lui expliquant qu'il ne voulait pas
lire ses écrits car il craignait d'y retrouver son
double... Il y a, en effet, une très grande proximité entre
les deux hommes. Schnitzler était lui-même médecin, il
admirait Freud - sans pour autant adhérer à toutes ses
thèses -, et sa littérature se nourrit des grands thèmes de
la psychanalyse le rêve, le désir, la quête de soi, la
mort...La Nouvelle rêvée, qui traite de la connexion entre rêve et
réalité, a été publiée autour de 1922, soit plus de vingt
ans après L'Interprétation des rêves, de Freud. La
thématique est voisine, et l'influence incontestable, mais
il est difficile d'être plus précis. Disons que Schnitzler
et Freud sont les produits de la même culture, celle de la
Vienne fin de siècle et de la médecine de l'époque. Cela
donne d'un côté un écrivain et de l'autre un savant. On
peut d'ailleurs imaginer que certains personnages de
Schnitzler ont été des patients de Freud, l'un en tirant
des études de cas, l'autre des romans. De son côté, Freud
racontait ses cas de façon très littéraire...TRA : Etait-ce nouveau, en littérature, d'accorder une
telle importance aux rêves ?E.R. : Comme le disait Freud, les écrivains sont les
premiers connaisseurs de l'inconscient. Des romans qui
parlent des rêves, il y en a eu des centaines avant Freud.
Mais, jusqu'alors, on décryptait les rêves dans la
tradition de l'Antiquité, comme des grands mythes de
l'humanité ou comme des présages. Ou bien, encore, on y
voyait des signaux de l'au-delà. Ce qu'il y a de nouveau à
la fois chez Freud et chez Schnitzler, c'est que le rêve
exprime le désir inconscient du sujet. Mieux : le rêve est
l'accomplissement d'un désir inconscient. Mais de façon
plus ou moins masquée, comme dans un rébus... Maintenant,
on a tendance à lire rétroactivement toute la littérature
d'avant Freud en fonction de sa théorie. C'est devenu une
évidence.TRA : Eyes Wide Shut est-il, dans l'esprit de la nouvelle
de Schnitzler ; un film freudien?E.R. : Ce qu'il y a de particulièrement freudien, c'est
d'appréhender la sexualité en termes de désir et non en
termes d'acte. Kubrick raconte la crise d'un homme et d'une
femme qui s'aiment, mais qui, après neuf ans de mariage, se
désirent moins. Dans la plupart des films, une telle crise
est concrétisée par un événement tangible l'un(e) prend un
(e) amant(e). Avec Kubrick, le danger vient exclusivement
du rêve, du fantasme. Le signe que l'autre vous échappe,
c'est seulement qu'il fantasme sur un tien, serait-ce
inconsciemment. En ce sens, Kubrick frappe très fort: il
réactualise le désir en tant que tel, beaucoup plus
menaçant que sa réalisation. Hormis les époux Harford, bien
réels, la plupart des autres personnages du film n'existent
pas vraiment : ce sont de pures figures du désir. Ainsi le
vieux beau qui drague Alice au début du film : il n'est
rien en dehors des flatteries et des avances qu'il prodigue
à Alice. Il est presque sa création à elle.TRA : Kubrick met en scène un couple moderne. L'adultère, à
fortiori. en pensée, n 'est-il pas plus anodin aujourd'hui
que du temps de Schnitzler?E.R. : De là vient l'étrangeté - et la beauté - du film,
qui parvient à (r)établir la puissance du fantasme.
Aujourd'hui, on a communément tendance à penser que seul un
événement réel peut perturber quelqu'un. Freud s'est
attaché à prouver le contraire. En 1897, il a ainsi
abandonné l'idée qu'un certain type de névroses provenait
de violences sexuelles subies réellement dans l'enfance et
il est passé à la théorie du fantasme. Les plus grandes
folies n'ont pas forcément leur origine dans un trauma
réel, elles peuvent être causées par les relations
imaginaires qu'un sujet entretient avec son entourage.D'autre part, la liberté sexuelle d'aujourd'hui fait qu'on
peut a priori tromper son conjoint sans être condamné par
l'opinion publique, sauf dans les pays puritains. Mais
cette banalisation de l'adultère n'empêche en rien la
culpabilité, qui, elle, commence en même temps que le
fantasme. La révolution sexuelle a libéré les moeurs, mais
non les consciences.TRA : La crise racontée par Eyes Wide Shut est vécue de
manière très différente par l'homme et par la femme...E.R. : En quelque sorte, ce couple fait un bout d'analyse :
mari et femme se racontent l'un à l'autre leurs rêves et
leurs fantasmes respectifs. Mais elle, en effet, les assume
mieux, tandis que lui s'effondre. Kubrick rejoint, là
encore, Freud, dont le principal objet d'étude fut la
rébellion du corps féminin. Alice provoque la crise et la
résout : c'est elle qui prend les décisions. Son rêve est
simplement érotique et traduit son désir de faire l'amour.
Tandis que son mari, défaillant et soudain privé de
repères, se perd dans une dérive mortuaire. L'orgie à
laquelle il assiste le laisse de marbre. C'est un tableau
vivant, un musée sadien. Ni obscène ni troublant simplement
froid comme l'est toujours l'univers de la perversion. Ce
n'est pas pour lui.TRA : Où Kubrick veut-il en venir, selon vous ?
E.R. : De manière surprenante, c'est un film optimiste qui
suggère qu'il faut se réveiller, que c'est la vie qui
compte, qu'il faut faire l'amour... C'est très banal, mais
ce qui l'est moins, c'est qu'un éloge de la normalité
vienne de Kubrick, qui a passé toute sa vie dans un
imaginaire pervers. Et aussi que ce film sorte maintenant,
alors que le cinéma s'attache plutôt, dans le domaine de
l'intimité, à montrer de la perversion. Kubrick risque
ainsi de passer pour un grand naïf qui filme une histoire
d'amour démodée.