Extrait d'un entretien avec Stanley Kubrick publié dans The Film Director as Superstar, Joseph Gelmis, 1970

 

 

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Docteur Folamour reposait beaucoup sur le dialogue, alors que 2001 semble marquer une rupture totale par rapport à tous vos films précédents.

 

Oui, je crois que l'impact de Docteur Folamour reposait beaucoup sur le texte, les modes de paroles, les euphémismes. Par conséquent, c'est un film assez largement massacré en traduction ou en doublage.

Par opposition, 2001 est fondamentalement une expérience visuelle, non verbale. Le film évite la formulation verbale en termes conceptuels, et atteint le subconscient du spectateur de manière poétique et philosophique. Il devient ainsi une expérience subjective qui touche le spectateur sur un mode de conscience interne, comme la musique ou la peinture.

En fait, 2001 fonctionne sur un mode beaucoup plus proche de la musique et de la peinture que du mot. Le cinéma nous offre la possibilité de traduire des abstractions et des concepts complexes sans le secours traditionnel des mots. Comme la musique, 2001 réussit à court-circuiter la surface rigide de ces blocs de culture conventionnelle qui enserrent notre conscience, la cantonnent à des franges d'expérience limitées. 2001 frappe directement les zones de compréhension émotionnelle. Sur deux heures quarante, il n'y a que quarante minutes de dialogue.

Une des dimensions où 2001 réussit le mieux, c'est à provoquer des réflexions sur la destinée humaine et son rôle dans l'univers chez des gens qui, normalement, ne se seraient jamais posé ce genre de question. Là encore, la parenté avec la musique est claire. Un routier de l'Alabama, dont les vues dans tous les autres domaines seraient extrêmement limitées, peut écouter un disque des Beatles et l'apprécier au même niveau de perception qu'un jeune diplômé de Cambridge, parce que leurs émotions et leur subconscient sont beaucoup plus semblables que leur intellect. Leur réaction émotionnelle subconsciente les relie. Un film qui parvient à communiquer à ce niveau peut produire un impact plus profond, plus étendu dans sa gamme que n' importe quelle forme de communication verbale.

Le problème du cinéma est là : depuis l'arrivée du parlant, l'industrie du film s'est montrée conservatrice et a misé sur le dialogue, les mots. La construction en trois actes est resté le modèle. Il est temps d'abandonner la vision conventionnelle du cinéma, le film comme prolongement de la pièce en trois actes. Trop de gens de plus de 30 ans se concentrent encore sur les mots plus que sur les images.

Par exemple, à un moment, dans 2001, on demande au docteur Floyd où il va et il répond : « Sur Clavius », qui est un cratère lunaire. Cette affirmation est suivie de plus de quinze plans du vaisseau de Floyd qui s'approche de la Lune et se pose. Mais une critique a avoué sa confusion parce qu'elle croyait que la destination de Floyd était une planète appelée Clavius. Par opposition, les jeunes, qui sont davantage portés sur l'image, du fait même du nouvel environnement créée par la télévision, n'ont pas eu ce problème. Les jeunes savent tous que Floyd va sur la Lune. Quand on leur demande comment ils le savent, ils répondent : « Parce qu'on la vu.»

Voyez, le problème, c'est que certaines personnes se contentent d'écouter et ne font pas réellement attention à ce qui est montré. Le cinéma n'est pas du théâtre. Tant que cette leçon fondamentale ne sera pas comprise, je crains que nous ne restions enchaînés au passé, et que nous ne manquions de grandes possibilités du médium cinéma.

 

Avez-vous délibérément choisi d'essayer l'ambiguïté contre le sens précis pour telle séquence ou telle image ?

 

Non, je n'ai tenté l'ambiguïté ; elle était inévitable. Et je pense qu'avec un film comme 2001, où chaque spectateur apporte ses propres émotions et perceptions, un certain niveau d'ambiguïté est gratifiant : elle permet au public de remplir lui-même l'expérience visuelle. De toute manière, en travaillant à un niveau non verbal, l'ambiguïté est inévitable. Mais c'est l'ambiguïté de tout art, d'un beau morceau de musique, d'un tableau. On n'a pas besoin des commentaires écrits du compositeur ou du peintre pour les expliquer. Les « expliquer » n'apporte rien, si ce n'est une valeur culturelle de surface et sans valeur. Sauf pour les critiques et les enseignants qui doivent gagner leur vie. Les réactions à l'art sont toujours différentes parce qu'elles sont toujours profondément personnelles.

 

Les séquences finales du film semblaient plus métaphoriques que simplement réalistes. Les commenterez-vous ou bien cela fait-il partie des voies toutes tracées que vous essayez d'éviter ?

 

Non, je ne vois pas d'inconvénient à en parler, au niveau le plus élémentaire : je veux dire en vue d'une simple explicitation de l'intrigue. Elle commence avec un artéfact laissé sur terre il y a quatre millions d'années par des explorateurs extraterrestres venus observer le comportement des hommes-singes de l'époque, et qui avaient décidé d'influencer le cours de leur évolution.

Puis vous trouvez un second artéfact enterré sur la Lune et programmé pour donner le signal des premiers pas de l'homme dans l'univers. C'est une sorte de clairon cosmique.

Et, finalement, vous avez un troisième artéfact placé en orbite autour de Jupiter dans l'attente du moment où l'homme aura atteint la limite extrême de son propre système solaire.

Quand l'astronaute qui a survécu, Bowman, finit par atteindre Jupiter, l'artéfact l'entraîne dans un champ de forces, à travers des espaces intérieur et extérieur, et le transporte finalement dans une autre partie de la galaxie. Là, il est placé dans un zoo humain, en quelque sorte un hôpital, un environnement terrien tiré de ses propres rêves et de son imagination. Le temps n'existe pas : sa vie passe de l'âge mûr à la vieillesse et à la mort. Il renaît en un être amélioré, un enfant-étoile, un ange, un surhomme si vous voulez, et retourne sur terre prêt pour la nouvelle étape de l'évolution et de la destinée humaines. Voilà ce qui arrive dans le film au niveau le plus élémentaire. La rencontre avec une intelligence extraterrestre avancée serait incompréhensible si on la situait dans notre système de références terrestre et contemporain. Dès lors, les réactions à cette situation comportent des éléments de philosophie et de métaphysique qui n'ont rien à voir avec le simple schéma de l'intrigue.

 

Quelles sont ces domaines de réflexions ?

 

Ce sont les domaines dont je préfère ne pas parler parce qu'ils sont hautement subjectifs et vont différer d'un spectateur à l'autre. En ce sens, le film devient ce que chaque spectateur en fait. Si le film stimule les émotions du spectateur et pénètre son subconscient, s'il stimule, même de manière inaboutie, ses besoins et ses pulsions mytholologiques et religieuses, alors le but est atteint.

 

Pourquoi 2001 semble-t-il être un film si religieux, si fort dans son affirmation ? Qu'est-il arrivé au cinéaste dur, désillusionné, cynique d'Ultime Razzia, Spartacus, Les Sentiers de la gloire et Lolita ? À l'humoriste noir et sardonique de Docteur Folamour ?

 

Le concept de Dieu est au cœur de 2001. Dès lors que vous croyez que l'univers regorge de formes de vie avancées, il devient inévitable que ce concept apparaisse. Réfléchissez un instant : il y a dans la galaxie une centaine de billions d'étoiles et dans l'univers visible une centaine de billions de galaxies. Chaque étoile est un soleil, comme le nôtre, avec probablement des planètes qui l'entourent. La croyance populaire veut que l'évolution vitale soit la conséquence nécessaire d'un certain écoulement de temps, sur une planète donnée, ni trop froide ni trop chaude, en orbite stable. Arrive d'abord l'évolution chimique, les réorganisations hasardeuses de la matière première, puis l'évolution biologique.

Songez aux formes de vie qui ont pu évoluer sur ces planètes depuis des millénaires et songez aussi aux pas de géants qu'a faits l'homme dans son évolution technologique sur terre pendant ses six mille ans connus de civilisation. Ce qui n'est d'ailleurs qu'un grain de sable dans le sablier du cosmos.

A une époque lointaine où les ancêtres de l'homme se détachaient en rampant du limon originel, il a dû y avoir dans l'univers des civilisations qui ont envoyé leurs vaisseaux spatiaux explorer les bords les plus reculés du cosmos et conquérir les secrets de la nature. De telles intelligences cosmiques, qui ont augmenté leurs connaissances pendant des éternités de temps, seraient aussi éloignées de l'homme que nous le sommes des fourmis. Ils peuvent être en communication télépathique instantanée à travers l'univers ; ils ont peut être conquis le contrôle de la matière et peuvent se télétransporter télékinétiquement en un instant à travers des billions d'années-lumière. Sous leur forme ultime, ils peuvent abandonner complètement l'enveloppe corporelle et exister à travers les galaxies comme consciences immortelles et incorporelles. En commençant à envisager ces possibilités, vous vous rendez bien compte que les implications religieuses sont inévitables, parce que tous les attributs fondamentaux de ces intelligences extraterrestres sont les attributs que nous donnons à Dieu. Ce dont nous parlons ici, en fait, c'est d'une définition scientifique de Dieu. Et, si ces intelligences pures sont un jour intervenues dans les affaires humaines, nous ne pouvons le comprendre qu'en termes de Dieu ou de magie, tant leurs pouvoirs sont éloignés de notre faculté de compréhension. Comment une fourmi douée de sensation considérerait-elle le pied qui écrase sa fourmilière ? Comme l'action d'un autre être vivant, plus avancé qu'elle-même sur l'échelle de l'évolution ? Ou comme une terrifiante intervention de Dieu ?

 

Bien que 2001 traite du premier contact humain avec une civilisation extraterrestre, et bien que les monolithes créent l'expérience d'une communication extraterrestre, nous ne voyons jamais vraiment un extraterrestre.

 

Dès le début de la préparation du film, nous avons tous discuté des moyens visuels pour représenter une créature extraterrestre de manière aussi ahurissante pour l'esprit que la créature doit l'être elle-même. Il est très vite devenu évident que l'inimaginable ne pouvait être représenté. Au mieux, on pouvait essayer de trouver une forme artistique qui rende quelque chose de sa nature. C'est pourquoi nous nous sommes décidés pour le monolithe noir. En lui-même, il possède bien sûr les attributs d'un archétype jungien, et de l'art minimaliste.

 

N'est-ce pas un écueil fondamental de la science-fiction que les formes de vie extraterrestres y ressemblent toujours à l'étrange créature du lac noir ou un monstre en caoutchouc du même genre ?

 

Si, et c'est l'une des raisons qui nous a fait éviter la description des entités biologiques, en plus du fait qu'il s'agit d'êtres avancés qui ont probablement abandonné l'enveloppe de la forme biologique à un stade de leur évolution. On ne peut pas dessiner une entité biologique sans tomber soit dans la représentation humanoïde, soit dans les conventions des monstres dans la science-fiction de série.

 

Les costumes des hommes-singes dans 2001 étaient impressionnants.

 

Nous avons passé un an à essayer de rendre convaincants les visages des hommes-singes sans qu'ils trahissent l'usage d'un maquillage conventionnel. Nous avons fini par créer une boîte crânienne et un faciès complets, en plastique léger et flexible. Nous leur avons attaché l'équivalent des muscles du visage qui tiraient les lèvres vers l'arrière de manière crédible dès que la bouche s'ouvrait. La bouche elle-même a réclamé beaucoup de travail : les dents étaient artificielles ainsi que la langue. Les acteurs pouvaient la manipuler avec de petites touches pour faire rugir les lèvres de manière convaincante. Certains des masques possédaient des dispositifs internes pour bouger les muscles artificiels situés dans les joues et derrière les yeux. Tous les singes sauf deux petits chimpanzés étaient des hommes, la plupart des danseurs ou des mimes. Cela leur permettait de se déplacer un peu mieux que les habituels singes de cinéma.

 

La petite fille à laquelle le docteur Floyd téléphone depuis le satellite orbital était une de vos filles ?

 

Oui, ma plus jeune fille, Vivian. On ne l'a pas créditée. J'espère qu'elle ne me le reprochera pas quand elle sera grande.

 

Pourquoi avez-vous remplacé la voix de Martin Balsam par celle de Douglas Raine, l'acteur canadien, dans le rôle de HAL ?

 

Trouver exactement le son de la voix de HAL n'a pas été facile. La voix de Martin sonnait trop simplement familière, trop américaine. Raine possédait cet accent neutre, mi-anglais, mi-américain, qui convenait au rôle.

 

Certains critiques ont cru percevoir une nuance d'homosexualité dans la voix câline de HAL. Était-ce voulu ?

 

Non. Je crois que c'est devenu comme un jeu de salon pour certaines personnes que de voir partout ce genre de chose. HAL était tout simplement un ordinateur.

 

Pourquoi l'ordinateur se montrait-il plus émotionnel que les êtres humains ?

 

Cette question a apparemment fasciné les critiques hostiles au film, qui ont ressenti comme un défaut de cette partie le fait que l'on s'intéresse davantage à HAL qu'aux astronautes. En fait, l'ordinateur est bien sûr le personnage central dans cette section de l'histoire. Si HAL avait été un être humain, il aurait paru évident à tout le monde que c'était le rôle le plus intéressant. Il prenait toutes les initiatives, et tous les problèmes venaient de lui.

Parce que nous avons réussi à créer une voix, à utiliser des objectifs, à rendre vivante une lumière en tant que personnage, on en a conclu à l'échec dramatique des personnages humains. En fait, je crois que les astronautes, Keir Dullea et Gary Lockwood, ont réagi de manière réaliste et appropriée à la situation montrée. Cette partie du film cherchait à rendre la réalité, bientôt la nôtre, d'un monde peuplé d'entités-machines possédant autant ou plus d'intelligence que les humains, et les mêmes potentialités émotionnelles. Nous voulions rendre le public sensible à la possibilité de partager une planète avec de telles créatures. Dans le cas particulier de HAL, il est atteint d'une crise émotionnelle aigüe parce qu'il ne peut supporter l'évidence de sa propre faillibilité. L'idée d'un ordinateur névrotique n'est pas rare. Beaucoup de théoriciens informatiques pensent que, dès lors que l'on possède un ordinateur plus intelligent que l'homme et capable de connaissance expérimentale, il est inévitable qu'il développe une gamme équivalente de réactions émotionnelles (peur, amour, haine, envie...). Une telle machine peut devenir aussi incompréhensible qu'un être humain, et peut bien sûr souffrir d'une dépression nerveuse, comme HAL dans le film.

 

2001 étant une expérience visuelle, que s'est-il passé quand votre collaborateur Arthur C. Clarke a finalement mis le scénario noir sur blanc en écrivant le roman dérivé du film ?

 

L'expérience est d'un type totalement différent. Et il y a bien sûr un grand nombre de différences entre le livre et le film. Par exemple, le roman cherche à formuler les choses de manière beaucoup plus explicite que le film, ce qui est inévitable pour un médium verbal. Nous avons commencé par un traitement en continuité de cent trente pages de prose. Le roman est venu ensuite.

Ce traitement initial fut ensuite modifié dans le scénario, et le scénario à son tour modifié pendant le tournage. Arthur a pris l'intégralité du matériau existant. plus un tirage de certains rushes, et a écrit le roman. Résultat : livre et film diffèrent.

 

Pour parler d'une différence particulière. Dans le roman, le monolithe noir trouvé il y a trois millions d'années, par des hommes-singes à la curiosité aiguisée, agit de manière explicite, ce qu'il ne fait pas dans le film. Là, au contraire, il a un effet apparent de catalyseur et rend le singe capable d'utiliser un os comme arme. Dans le roman, le bloc devient blanc et lumineux, et l'on apprend qu'il s'agit d'un dispositif d'enseignement et de contrôle, utilisé par des intelligences supérieures pour décider si les singes méritent d'être aidés. Cela se trouvait-il dans le scénario original ? L'avez-vous retiré du film ?

 

Oui, l'idée était dans le traitement original, mais j'ai finalement décidé qu'une représentation aussi explicitée du monolithe risquerait de le réduire à un simple moniteur perfectionné, un outil pédagogique. On peut faire avec une idée écrite aussi littérale, mais la représentation choisie pour le film me paraît produire un effet plus puissant et plus magique.

 

Trouvez-vous que le roman, avec son écriture explicite, diminue en un sens le mystère du film ?

 

Il offre l'opportunité de voir deux tentatives avec deux médiums différents, l'écrit et le film, pour exprimer un même concept initial et raconter une même histoire. Dans les deux cas, le traitement doit bien sûr se plier aux nécessités du médium. Les différences entre les deux sont intéressantes. Il s'agissait en fait d'une situation sans précédent : produire un ouvrage littéraire globalement original à partir de visions fugitives et de segments d'un film encore inachevé. En fait, personne n'a vu le film achevé si ce n'est huit jours avant la première projection de presse en avril 1968. La première fois que je l'ai vu avec sa piste sonore achevée et satisfaisante, c'était une semaine avant la sortie. J'ai achevé la partie du film avec acteurs en juin 1966, et, à partir de là jusqu'au début mars 1968, j'ai consacré mon temps à travailler sur les deux cent cinq plans à effets spéciaux. Le dernier plan a été monté dans le négatif aux studios MGM de Hollywood quelques jours avant la première. Il n'y avait rien de calculé dans le choix de ne pas montrer le film jusqu'à la dernière minute. Il n'était simplement pas fini.

 

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