Stanley Kubrick, extraits de l'interview accordée à Playboy magazine (septembre 1968).

 


PLAYBOY : LA CONTROVERSE AUTOUR DE 2001 CONCERNE PRINCIPALEMENT LA SIGNIFICATION DES SYMBOLES QUI ABONDENT DANS LE FILM: LES MONOLITHES NOIRS POLIS; LA CONJONCTION ORBITALE DE LA TERRE, DE LA LUNE ET DU SOLEIL À CHAQUE ÉTAPE DE L'INTERVENTION DES MONOLITHES DANS LA DESTINEE HUMAINE; L'ÉTOURDISSANT TOURBILLON KALÉIDOSCOPIQUE FINAL DE L'ESPACE-TEMPS QUI ENGLOUTIT LE DERNIER ASTRONAUTE SURVIVANT ET PRÉPARE SA RENAISSANCE EN «FŒTUS ASTRAL» DÉRIVANT VERS LA TERRE DANS SON PLACENTA TRANSLUCIDE. UN CRITIQUE A MÊME QUALIFIÉ 2001 DE «PREMIER FILM NIETZSCHÉEN», ARGUANT QUE SON THÈME CENTRAL ÉTAIT LE CONCEPT DE NIETZSCHE DE L'ÉVOLUTION DU SINGE EN HOMME PUIS EN SURHOMME. EST-CE LÀ LE MESSAGE METAPHYSIQUE DE 2001?

KUBRICK: Ce n'est pas un message que j'ai voulu transmettre en paroles. 2001 est une expérience non verbale. Sur les deux heures et dix-neuf minutes que dure le film, il y a moins de quarante minutes de dialogues. J'ai voulu créer une expérience visuelle, qui évite le catalogage verbal et s'adresse directement au subconscient avec un contenu émotionnel et philosophique. Pour paraphraser la formule de McLuhan, dans 2001 le message est le médium. J'ai voulu faire un film qui soit une expérience intensément subjective et atteigne le spectateur à un niveau intime de sa conscience, comme la musique. «Expliquer» une symphonie de Beethoven reviendrait à l'émasculer en érigeant une barrière artificielle entre sa conception et son appréciation. Vous êtes libre de théoriser autant que vous voudrez sur le sens philosophique et allégorique du film - une telle théorisation démontre qu'il est parvenu à atteindre son public en profondeur - mais je ne veux pas mettre noir sur blanc une cartographie de 2001 que chaque spectateur se sentirait obligé de suivre de peur de passer à côté. À mon sens, là où 2001 est une réussite, c'est qu'il touche un large éventail de personnes qui n'ont pas l'habitude de réfléchir à la destinée de l'homme, à son rôle dans le cosmos et à sa relation avec des formes de vie supérieures. Même pour un individu d'une grande intelligence, certaines idées de 2001, si elles étaient présentées comme des abstractions, paraîtraient assez austères et seraient automatiquement classées dans des catégories intellectuelles toutes faites. En revanche, vécues dans un contexte visuel émouvant et émotionnel, elles peuvent nous atteindre au plus profond de nous-mêmes.


PLAYBOY: SANS DRESSER UNE CARTOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE POUR LE SPECTATEUR, POURRIEZ-VOUS NOUS DONNER VOTRE PROPRE INTERPRÉTATION DU SENS DU FILM?

KUBRICK: Non, pour les raisons que je viens de citer. Est-ce que vous apprécieriez autant La Joconde aujourd'hui si Léonard de Vinci avait écrit en bas du portait: «Cette dame sourit en pinçant les lèvres parce qu'elle a les dents pourries» ou «parce qu'elle cache un secret à son amant»? Cela bloquerait l'appréciation de celui qui regarde le tableau, l'enchaînant à une «réalité» autre que la sienne. Je ne veux pas que cela arrive avec 2001.

 

PLAYBOY: ARTHUR CLARKE A DÉCLARÉ: «SI QUELQU'UN COMPREND 2001 DÈS LA PREMIERE VISION, C'EST QUE NOUS AVONS ÉCHOUÉ.» POURQUOI DEVRAIT-ON VOIR UN FILM DEUX FOIS POUR POUVOIR COMPRENDRE SON MESSAGE?

KUBRICK: Je ne suis pas d'accord avec Arthur sur ce point et je pense qu'il plaisantait. La vraie nature de l'expérience visuelle de 2001 est de provoquer une réaction instantanée, viscérale, qui ne requiert pas - et ne devrait pas requérir - d'être amplifiée davantage. Toutefois, en termes généraux, tout bon film comporte des éléments intéressants qui s'apprécient mieux quand on le revoit une deuxième fois. La dynamique même du film empêche souvent que tous ses détails stimulants et ses nuances agissent pleinement à la première vision. L'idée qu'un film ne mérite d'être vu qu'une fois est une extension de notre conception traditionnelle du cinéma en tant que divertissement éphémère plutôt que comme un art visuel. Nous ne pensons pas qu'il suffise d'écouter un grand morceau de musique, d'admirer une grande peinture, ou de lire un grand roman une seule fois. Or, jusqu'a récemment, le cinéma n'était pas considéré comme un art et je me réjouis de constater que cette situation commence enfin à changer.

 

PLAYBOY: PLUSIEURS ÉMINENTS CRITIQUES, DONT RENATA ADLER DANS LE NEW YORK TIMES, JOHN SIMON DANS LE NEW LEADER, JUDITH CRIST DANS LE MAGAZINE NEW YORK ET ANDREW SARRIS DANS LE VILLAGE VOICE, ONT APPAREMMENT PENSÉ QUE 2001 FAISAIT PARTIE DE CES FILMS N'ENTRANT PAS DANS LA CATÉGORIE DES ŒUVRES D'ART, LE QUALIFIANT D'ENNUYEUX, DE PRÉTENTIEUX ET DE TROP LONG. COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CETTE HOSTILITÉ?

KUBRICK: Les quatre critiques que vous citez écrivent tous pour des publications new-yorkaises. Partout ailleurs aux États-Unis et dans le monde, les critiques ont été très majoritairement enthousiastes. Naturellement, certains ont été plus perspicaces que d'autres, mais même ceux qui ont loué le film pour des raisons relativement superficielles sont parvenus à retransmettre en partie son message. New York a été la seule ville franchement hostile. C'est peut-être parce qu'il y a là un noyau dur d'intellectuels si dogmatiquement athées, matérialistes et terre-à-terre que la grandeur de l'espace et les myriades de mystères de l'intelligence cosmique leur paraissent insupportables. Fort heureusement, les critiques de cinéma ont rarement d'effet sur le grand public. Les salles affichent complet et le film semble bien parti pour battre les records de recettes de la MGM. Cela peut paraître prétentieux de juger son propre travail mais je pense que, notamment dans le cas d'un film si différent, l'afflux record du public signifie que, dans le bouche à oreille, les gens savent trouver les arguments qu'il faut, et c'est bien là l'essentiel, non?

 

PLAYBOY: JUSTEMENT, EN PARLANT DE L'ESSENTIEL, PERMETTEZ-MOI DE REVENIR SUR L'INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE DE 2001. ÊTES-VOUS D'ACCORD AVEC LES CRITIQUES QUI LE QUALIFIENT DE FILM PROFONDÉMENT RELIGIEUX?

KUBRICK: Je dirais que le concept de Dieu est au cœur de 2001, mais pas sous ses formes traditionnelles anthropomorphiques. Je ne crois en aucune des religions monothéistes mais je pense que l'on peut construire une intrigante définition « scientifique » de Dieu une fois que l'on a admis le fait qu'il existe environ cent milliards d'étoiles rien que dans notre galaxie, que chaque étoile est un soleil source de vie et qu'il existe environ cent milliards de galaxies rien que dans l'univers visible. Si l'on prend une planète en orbite stable, ni trop chaude ni trop froide, et les quelques milliards d'années d'interactions chimiques aléatoires entre une énergie solaire et les éléments de cette planète, il est pratiquement certain que la vie sous une forme ou une autre finira par apparaître. En fait, on peut raisonnablement présumer qu'il doit exister d'innombrables milliards de planètes de ce type où une vie biologique est apparue et il y a de fortes probabilités qu'une certaine proportion de cette vie ait évolué vers une forme intelligente. Or, notre soleil est loin d'être une vieille étoile et ses planètes n'en sont qu'à la prime enfance en âge cosmique. II est donc plausible qu'il existe non seulement des milliards de planètes dans l'univers où la vie intelligente se situe à un niveau inférieur à celle humaine mais également des milliards où la vie a des centaines de milliers de millions d'années d'avance sur nous. Quand vous pensez aux pas de géants effectués par l'homme en technologie en quelques millénaires, moins d'une microseconde dans la chronologie de l'univers, pouvez-vous imaginer le degré d'évolution de formes de vie beaucoup plus anciennes? Elles pourraient avoir progressé de simples espèces biologiques, qui ne sont jamais que de fragiles enveloppes pour l'esprit, en machines immortelles, pour, au fil d'innombrables éternités, émerger de la chrysalide de la matière métamorphosées en êtres d'énergie et d'esprit purs. Leur potentiel serait illimité et leur intelligence hors de portée de la compréhension humaine.

 

PLAYBOY: MÊME EN SUPPOSANT L'EVOLUTION COSMIQUE QUE VOUS SUGGÉREZ, QUEL RAPPORT AVEC LA NATURE DE DIEU?

KUBRICK: On est en plein dedans - ces êtres seraient des dieux pour les milliards de races moins évoluées dans l'univers, tout comme l'homme apparaîtrait comme un dieu à une fourmi capable d'appréhender l'existence humaine. Ils posséderaient le double attribut de toute divinité: l'omniscience et l'omnipotence. Ces entités pourraient peut-être communiquer télépathiquement à travers tout le cosmos et être ainsi conscientes de tout ce qui se passe, lisant dans n'importe quel esprit intelligent aussi facilement qu'on allume la radio; elles ne seraient peut-être pas limitées par la vitesse de la lumière et leur présence pourrait pénétrer les recoins les plus lointains de l'univers ; elles posséderaient peut-être une maîtrise totale de la matière et de l'énergie; et, dans la phase finale de leur évolution, elles pourraient devenir une conscience collective intégrée et immortelle. Elles ne seraient compréhensibles pour nous qu'en tant que divinités et, si un méandre de leur conscience venait à effleurer notre esprit, la seule explication que nous pourrions formuler serait que nous avons été touchés par la main de Dieu.

 

PLAYBOY : SI DE TELLES CRÉATURES EXISTENT, POURQUOI S'INTÉRESSERAIENT-ELLES À L'HOMME?

KUBRICK: Elles ne s'y intéresseraient peut-être pas. Mais pourquoi l'homme s'intéresserait-il aux microbes? Les motivations de ces êtres nous seraient aussi étrangers que leur intelligence.

 

PLAYBOY: DANS 2001, DES CRÉATURES INCORPORELLES DE CE GENRE SEMBLENT MANIPULER NOS DESTINÉES ET CONTRÔLER NOTRE ÉVOLUTION, MÊME SI ON NE SAIT PAS TRÈS BIEN SI C'EST POUR LE MEILLEUR OU POUR LE PIRE, LES DEUX OU NI L'UN NI L'AUTRE. CROYEZ-VOUS VRAIMENT QUE L'HOMME EST LE JOUET COSMIQUE DE CES ENTITÉS?

KUBRICK: Je ne crois rien de particulier à leur sujet, comment le pourrais-je? Spéculer sur la possibilité de leur existence est déjà suffisamment vertigineux, sans parler de tenter de déchiffrer leurs motivations ! L'important, c'est que tous les attributs habituels que nous prêtons à Dieu dans notre histoire pourraient tout aussi bien être ceux d'entités biologiques qui, il y a des milliards d'années, se trouvaient à un stade de développement similaire au nôtre et ont évolué en quelque chose d'aussi éloigné de l'homme que l'homme l'est du limon primordial d'où il est sorti.

 

PLAYBOY: DANS CETTE PHYLOGÉNIE QUE VOUS DÉCRIVEZ, SE POURRAIT-IL QU'IL EXISTE DES FORMES DE VIE INTELLIGENTES SE SITUANT ENCORE PLUS EN AVANT DANS L'ÉVOLUTION QUE CES ENTITÉS D'ÉNERGIE PURE, AU POINT D'ÊTRE AUSSI ÉLOIGNÉES D'ELLES QU'ELLES DE NOUS?

KUBRICK: Bien sûr. Dans un univers infini, éternel, tout est possible, et il est probable que nous ne puissions même pas gratter la surface de toute la gamme des possibilités. Mais, alors même que des astronautes s'apprêtent à poser le pied sur la lune, il me paraît nécessaire d'ouvrir nos esprits terriens à de telles spéculations. Personne ne sait ce qui nous attend dans l'univers. Je crois que c'est un éminent astronome qui a écrit récemment: «Tantôt je pense que nous sommes seuls, tantôt je pense que non. Dans un cas comme dans l'autre, cela dépasse l'entendement,»


PLAYBOY: VOUS DITES QU'IL DEVRAIT Y AVOIR DES MILLIARDS DE PLANÈTES ABRITANT UNE FORME DE VIE CONSIDÉRABLEMENT PLUS ÉVOLUÉE QUE L'HOMME MAIS N'AYANT PAS ENCORE ATTEINT LE STADE NON- OU SUPRA-BIOLOGIQUE. À VOTRE AVIS, QUEL SERAIT L'EFFET SUR L'HUMANITÉ SI LA TERRE ÉTAIT CONTACTÉE PAR UNE RACE D'ÊTRES NON DIVINS MAIS TECHNOLOGIQUEMENT SUPERIEURS?

KUBRICK : Ce sujet génère des différences d'opinions considérables parmi les scientifiques et les philosophes. Certains pensent que rencontrer une civilisation très avancée - même une dont la technologie nous serait essentiellement compréhensible - produirait un choc traumatique sur l'homme en le dépouillant de son ethnocentrisme suffisant et en faisant voler en éclats l'illusion qu'il est le centre de l'univers. Carl Jung a résumé cette position quand il a écrit à propos du contact avec une vie extra-terrestre avancée que «les rênes nous seraient arrachées des mains et nous nous retrouverions, comme me l'a dit un jour un vieux guérisseur en larmes, «sans rêves» ... Nos aspirations intellectuelles et spirituelles nous apparaîtraient brusquement si dépassées que nous serions complètement paralysés. » Personnellement, je ne suis pas d'accord avec cette position mais elle est très répandue et ne peut donc pas être écartée sommairement.

Par exemple: en 1960, le Comité des études à long terme de la Brookings Institution a établi un rapport pour le Département national de l'aéronautique et de l'espace mettant en garde qu'un contact, même indirect - à savoir la découverte d'objets extraterrestres lors de notre exploration de la Lune, de Mars ou de Vénus, ou d'un signal radio émanant d'une civilisation interstellaire - pourrait provoquer de sérieux bouleversements psychologiques, L'étude a souligné que « les archives anthropologiques contiennent de nombreux exemples de sociétés sûres de leur place dans l'univers qui se sont désintégrées quand elles ont été confrontées à d'autres sociétés auparavant inconnues présentant d'autres idées et d'autres modes de vie; d'autres sociétés qui ont survécu à une telle expérience l'ont fait au détriment de leurs valeurs, de leurs attitudes et leurs comportements.» Le rapport concluait que, dans la mesure où la découverte d'une vie intelligente pouvait survenir n'importe quand et que les conséquences d'une telle découverte étaient «actuellement imprévisibles», il était conseillé au gouvernement de lancer des programmes de recherche sur l'impact psychologique et intellectuel d'une confrontation avec une vie extraterrestre. J'ignore quelle a été la réaction à ce rapport mais je suppose que ces recherches sont actuellement en cours. Toutefois, sans écarter les possibles effets négatifs d'un tel contact sur certaines personnes, j'aurais plutôt tendance à le considérer avec un enthousiasme et une excitation immenses. Plutôt que de faire voler notre société en éclats, je pense qu'il l'enrichirait infiniment.

L'autre aspect positif, c'est qu'il ne fait virtuellement aucun doute que toute forme de vie intelligente découvre, à un moment ou son évolution technologique, l'énergie nucléaire. De toute évidence, c'est ce qui marque le tournant décisif de toute civilisation. Trouve-t-elle un moyen de maîtriser la puissance nucléaire pour son utilisation pacifique ou s'annihile-t-elle elle-même? Je suppose qu'une civilisation qui est encore là mille ans après avoir découvert l'énergie atomique a trouvé un moyen de s'accommoder de la bombe, ce qui devrait être très rassurant pour nous et nous offrir des lignes de conduite spécifiques à suivre pour assurer notre propre survie. Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne le choc culturel, j'ai plutôt l'impression que la capacité de concentration de la plupart des gens est assez brève. Après une semaine ou deux de grande excitation, puis de sursaturation dans les journaux et la télévision, l'intérêt de l'opinion publique retomberait et l'ONU, ou quelle que soit l'organisation mondiale dont nous disposerons alors, pourrait commencer à discuter tranquillement avec les extraterrestres.

 

PLAYBOY : QU'EST-CE QUI VOUS FAIT CROIRE QUE CES EXTRATERRESTRES SERAIENT BIENVEILLANTS?

KUBRICK : Pourquoi une race très supérieure se donnerait-elle la peine de nous nuire ou de nous détruire? Si une fourmi intelligente traçait dans le sable à mes pieds un message disant: «Je suis douée de raison, discutons », je doute que je m'empresserais de l'écraser sous mon talon. Même si ces extraterrestres n'étaient pas super-intelligents mais uniquement plus avancés que nous, je pencherais plus pour la théorie de la bienveillance ou, au pire, de l'indifférence. Comme il est peu probable que nos visiteurs éventuels viennent de notre propre système solaire, leur société capable de traverser des années-lumière d'espace aurait un degré de maîtrise sur la matière et l'énergie extrêmement élevé. Par conséquent, pour quelle raison seraient-ils hostiles? Pour nous voler notre or, notre pétrole ou notre charbon? J'ai du mal à imaginer qu'ils aient entrepris le long et difficile périple depuis une autre étoile animés de mauvaises intentions.

 

PLAYBOY: VOUS ADMETTREZ NÉANMOINS QUE LES EXTRATERRESTRES SONT COMMUNEMENT REPRÉSENTÉS DANS LES BANDES DESSINEES ET LES NANARS DE SCIENCE-FICTION COMME DES MONSTRES VERTS AUX YEUX D'INSECTES POURCHASSANT LUBRIQUEMENT DES TERRIENNES GIRONDES.


KUBRICK: Cela remonte probablement aux magazines de science-fiction à deux sous des années vingt et trente, peut-être même à l'émission radiophonique d'Orson Welles de 1938 avec son invasion de Martiens et l'hystérie collective qu'elle a déclenchée. On brandit toujours ce dernier exemple pour étayer l'hypothèse qu'un contact provoquerait un grave choc culturel. D'une certaine manière, les paroles avec lesquelles il a débuté son émission ont donné le ton de la perception que le public a de la vie extraterrestre pour les années à venir. Je les connais par cœur: «Au-delà d'un immense abîme d'éther, des esprits qui sont à nos esprits ce que nos esprits sont aux animaux de la jungle ... des intelligences vastes, froides et indifférentes ... contemplaient cette terre d'un regard envieux et, lentement mais sûrement, tramaient leur plan contre nous ... » Naturellement, on peut tout imaginer au sujet d'autres formes de vie. On pourrait avoir des civilisations psychotiques, des civilisations décadentes qui ont élevé la souffrance au rang d'esthétique et chercheraient à faire des hommes des gladiateurs ou des sujets de torture, ou encore des civilisations qui nous voudraient pour leurs zoos, leurs expériences de laboratoire, pour faire de nous leurs esclaves ou même nous manger. Même si je suis nettement plus optimiste, on ne peut pas savoir quelles seront leurs motivations.

 

PLAYBOY: VOUS AVEZ DIT TOUT À L'HEURE QU'IL ÉTAIT EXTRÊMEMENT IMPROBABLE QU'IL Y AIT UNE AUTRE FORME DE VIE INTELLIGENTE À L'INTÉRIEUR DE NOTRE SYSTÈME SOLAIRE. POURQUOI ?

KUBRICK : D'après ce que nous savons sur les autres planètes du système, il semble improbable qu'elles abritent de l'intelligence car leurs températures en surface et leurs atmosphères sont inhospitalières à des formes de vie supérieures. Improbable ne veut pas dire impossible. J'admets que quelques indices terriblement alléchants semblent dire le contraire. Par exemple, la communauté scientifique s'accorde dans son ensemble pour écarter la possibilité d'une vie intelligente sur Mars - par opposition à une vie végétale ou relevant d'autres ordres inférieurs de vie organique - mais il existe quelques dissidents éminemment respectables. Le professeur Frank B. Salisbury, spécialiste en physiologie végétale à l'Utah State University, a écrit dans un article publié dans la revue Science que s'il existe de la végétation sur une planète, il semble logique qu'il existe également des ordres de vie supérieurs pour s'en nourrir. Je le cite: «De là, il n'y a qu'un pas, même s'il est grand je le reconnais, vers la présence d'êtres intelligents. »

 

PLAYBOY : QU'EN EST-IL DES POSSIBILITÉS, SINON DES PROBABILITÉS, DE VIE INTELLIGENTE SUR D'AUTRES PLANÈTES?

KUBRICK: La plupart des scientifiques et des astronomes excluent l'éventualité d'une vie sur les planètes extérieures car leur température en surface est de milliers de degrés au-dessus ou au-dessous de zéro et leur atmosphère irrespirable. Il serait peut-être possible qu'une vie s'y développe avec une base d'ammoniaque ou de méthane liquides, mais cela paraît peu vraisemblable. Pour ce qui est de Vénus, la sonde Mariner indique que sa température en surface est de 800° Fahrenheit (426°C.), ce qui est incompatible avec les bases chimiques nécessaires au développement moléculaire de la vie. Il ne peut y avoir non plus de vie indigène sur la lune puisqu'elle n'a pas d'atmosphère, en tous cas, pas de vie telle qu'on la conçoit. Cela dit, je suppose qu'il n'est pas complètement impossible d'envisager des pierres, des statues ou des cristaux intelligents, avec une base vitale de silicone, ou même une matière gazeuse consciente ou encore des essaims de particules électriques sensibles. De telles créatures n'auraient pas de technologie mais, si leur intelligence leur permet de contrôler la matière, pourquoi en auraient-elles besoin? Toutefois, elles pourraient aussi n'avoir rien d'humanoïde mais représenter un prototype de vie universelle éminemment pratique.

 

PLAYBOY : À VOTRE AVIS, QUE VA-T-ON TROUVER SUR LA LUNE?

KUBRICK: La perspective la plus palpitante pour moi est que, si des extraterrestres ont visité la terre dans un passé lointain et ont décidé de laisser des traces pour que l'homme les découvre plus tard, ils ont probablement choisi le vide lunaire, aride et sans air, où un objet peut passer des millénaires sans se détériorer. Il était inévitable que, en évoluant technologiquement l'homme se rende un jour ou l'autre sur son satellite le plus proche. Les extraterrestres auraient pu y placer à son attention leur carte de visite, un message, une cachette renfermant des connaissances ou alors une alarme cosmique signalant qu'une autre race a découvert les voyages dans l'espace. Naturellement, on est là au cœur de la situation de 2001.

Mais une autre question me fascine: celle de savoir s'il n'y aurait pas une autre espèce de vie intelligente sur terre. Le professeur John Lilly, dont les recherches sur les dauphins ont été financées par le Département de l'aéronautique et de l'espace, a recueilli des données considérables indiquant que le dauphin à gros nez pourrait être aussi, voire plus, intelligent que l'homme. Il base ses conclusions non seulement sur la taille de son cerveau, plus gros que celui de l'homme et doté d'un cortex plus complexe, mais également sur le fait que les dauphins ont développé un langage sophistiqué. Lilly tente actuellement, avec quelques succès initiaux, de déchiffrer ce langage et de communiquer avec eux. La NASA est naturellement très intéressée, car apprendre à communiquer avec les dauphins créerait un formidable précédent pour apprendre à communiquer avec des races extraterrestres sur d'autres planètes. Bien entendu, si les dauphins sont réellement intelligents, leur culture est non technologique, car sans pouce opposable, ils ne peuvent fabriquer des objets. Leur intelligence serait également d'un ordre totalement différent de celle des hommes, ce qui rend la communication d'autant plus difficile. Lilly a écrit qu'il «est probable que leur intelligence soit comparable à la nôtre, mais d'une manière très étrange ... ils pourraient avoir un type de gros cerveau si différent du nôtre qu'une vie entière ne suffirait pas pour comprendre ses processus mentaux.» Leur culture pourrait être entièrement consacrée à la poésie ou à l'invention de concepts mathématiques abstraits, et ils pourraient communiquer télépathiquement en complément de leur langage sous-marin à haute fréquence.

Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que les dauphins semblent avoir développé un concept d'altruisme. Les histoires de marins naufragés ramenés sur le rivage ou protégés contre les requins sont véridiques. Je suis particulièrement inquiet de certaines informations récentes qui en disent long sur la manière dont on traite non seulement les dauphins mais toutes les espèces intelligentes de la planète. La Marine américaine, impressionnée par l'intelligence apparente des dauphins, aurait entrepris des expériences de destruction sous-marine en attachant une torpille à un dauphin et en la faisant exploser à distance près d'un prototype de sous-marin ennemi. Ces expériences ont été démenties mais elles ont vraiment eu lieu. Paradoxalement, les Russes semblent en avance sur nous dans ce domaine. Ils ont récemment interdit toute capture de dauphins dans leurs eaux territoriales au motif que le «camarade dauphin» est un être doué de raison et que le tuer serait moralement équivalent à un meurtre.

 

PLAYBOY: SI LES SOUCOUPES VOLANTES EXISTENT, QUI EST-CE OU QU'EST-CE QUE C'EST?

KUBRICK: Je ne sais pas. Les preuves attestent qu'elles sont là mais nous donnent très peu d'indices sur ce qu'elles sont. Certains auteurs de science-fiction théorisent à moitié sérieusement qu'elles pourraient être des navettes temporelles provenant d'un futur très éloigné où l'homme maîtrisera les voyages à travers le temps. J'ai cru comprendre que le biologiste Ivan Sanderson avait même avancé l'hypothèse qu'il pourrait s'agir d'une sorte d'animal de l'espace habitant dans les couches supérieures de la stratosphère, mais là, j'ai du mal à y croire. II se peut aussi qu'il s'agisse d'un phénomène parfaitement naturel, peut-être des éclairs sinueux, comme l'a suggéré un auteur scientifique américain, mais là encore, cela n'explique pas certaines photographies prises par des sources fiables, notamment la marine militaire argentine, qui montrent clairement des objets sphériques en métal faisant du sur-place dans le ciel. Comme vous l'aurez sans doute compris, les ovnis me fascinent et je ne peux que regretter que ce champ d'investigation ait été en grande partie monopolisé par une bande de fêlés prétendant avoir été transportés sur Mars à bord de soucoupes volantes pilotés par des humanoïdes verts d'un mètre de haut avec des crânes pointus. À cause de ce genre de dingues, on rejette l'ensemble du phénomène, ce qui est à notre détriment à tous.

Cela soulève un autre problème, qui explique en partie que, malgré le nombre impressionnant de témoignages, l'opinion publique n'a pas l'air de se sentir concernée. En effet, je crois que la plupart des gens ne veulent pas penser qu'il pourrait y avoir des créatures extraterrestres patrouillant dans nos cieux, voire nous observant comme des microbes sur une lamelle de microscope. Cette idée est trop dérangeante. Elle bouleverse notre « weltanschauung » bien rangée, apaisante, aseptisée, étriquée. Le cosmos est à des années-lumière de nos petites banlieues proprettes. Il pourrait s'agir d'un mécanisme de survie, mais cela risque de nous faire passer à côté de ce qui serait le moment le plus spectaculaire et important dans l'histoire de l'humanité : le contact avec une autre civilisation.

 

PLAYBOY: PARMI LES RAISONS INVOQUEES PAR CEUX QUI DOUTENT DE L'ORIGINE INTERSTELLAIRE DES OVNIS, ON TROUVE LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ D'EINSTEIN, SELON LAQUELLE LA VITESSE DE LA LUMIÈRE EST ABSOLUE ET RIEN NE PEUT L'EXCÉDER. PAR CONSEQUENT, UN VOYAGE DEPUIS L'ÉTOILE LA PLUS PROCHE PRENDRAIT DES MILLIERS D'ANNÉES. SELON CERTAINS, CELA EXCLUT LES VOYAGES INTERSIDÉRAUX, DU MOINS POUR DES ÊTRES SENSIBLES AYANT UNE ESPÉRANCE DE VIE AUSSI BRÈVE QUE LA PLUS LONGUE CONNUE PAR L'HOMME. TROUVEZ-VOUS CET ARGUMENT VALABLE?

KUBRICK: J'ai du mal à croire que nous ayons percé jusqu'au plus profond les lois physiques de l'univers. Il me paraît assez présomptueux de croire que, en l'espace de quelques centaines d'années, nous ayons compris tout ce qu'il y avait à comprendre. Aussi, je ne pense pas qu'il soit possible de prétendre avec une certitude inébranlable que la lumière est la limite de vitesse absolue de l'univers. Je me méfie toujours des règles scientifiques érigées en dogmes, elles ont généralement une espérance de vie assez courte. Les plus grands scientifiques européens du début du 19' siècle se moquaient des météorites, convaincus que « les pierres ne tombent pas du ciel ». L'année avant le lancement de Spoutnik, un des plus éminents astrophysiciens du monde a déclaré platement que les vols spatiaux étaient des «foutaises». À l'heure actuelle, on effectue des recherches théoriques extrêmement intéressantes, dont une par le professeur Gerald Feinberg à la Columbia University, indiquant qu'il existerait des raccourcis, permettant à certains objets sous certaines conditions de dépasser la vitesse de la lumière.

En outre, il existe toujours la possibilité que la limite de la vitesse de la lumière, même si elle est rigide, puisse être contournée par une faille spatiotemporelle, comme l'a proposé Arthur Clarke. Mais prenons un autre moyen, légèrement plus conservateur, d'échapper à la restriction de la vitesse de la lumière: disons qu'un contact radio a été établi entre nous et une autre civilisation; d'ici deux cents ans nous aurons atteint un niveau de développement en génie génétique qui permettra à l'autre espèce de nous transmettre son code génétique par radio, grâce auquel nous pourrons recréer sa séquence génétique puis reproduire artificiellement un des leurs dans nos laboratoires et inversement. Cela ne paraît fantastique que pour ceux qui n'ont pas suivi les progrès incroyables réalisés en génie génétique.

Mais les voyages interstellaires ne seraient pas impossibles même sans atteindre la vitesse de la lumière. Quand nous écartons l'éventualité de voyages au-delà de notre système solaire sur la base que cela prendrait des milliers d'années, nous pensons à des êtres ayant la même espérance de vie que nous. Le cycle de vie de la drosophile, si je me souviens bien, ne dépasse pas vingt-quatre heures de sa naissance à sa reproduction et à sa mort. L'homme pourrait fort bien être pour d'autres créatures ce que la drosophile est à l'homme. Il existe peut-être d'innombrables espèces dans l'univers qui ont une durée de vie de centaines de milliers ou de millions d'années, pour qui un voyage de dix mille ans vers la terre serait aussi intimidant que d'aller passer l'après-midi au parc. Même à notre échelle temporelle, d'ici quelques années, il devrait être possible de congeler des astronautes ou d'induire une suspension de leurs fonctions vitales de sorte à les plonger en hibernation pendant la durée du voyage. Ils pourraient ainsi passer trois cents ou mille ans dans l'espace puis être réveillés automatiquement, se sentant comme s'ils sortaient d'une bonne nuit de sommeil de huit heures.

La théorie de la vitesse de la lumière peut aussi jouer en faveur des longs voyages. Le facteur de «dilatation temporelle» dans la théorie de la relativité d'Einstein signifie qu'à mesure qu'un objet accélère pour se rapprocher de la vitesse de la lumière, le temps ralentit. Tout paraîtrait normal pour les personnes à bord mais si, par exemple, elles se sont absentées de la terre pendant cinquante-six ans, à leur retour elles n'auront vieilli que de vingt ans. Donc, en prenant toutes ces considérations en compte, je ne suis pas très impressionné par les affirmations de certains scientifiques pour qui la limite de la vitesse de la lumière rend les voyages interstellaires impossibles.

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PLAYBOY : CERTAINS ONT DÉCELÉ NON SEULEMENT UN PROFOND PESSIMISME MAIS ÉGALEMENT UNE CERTAINE MISANTHROPIE DANS VOTRE TRAVAIL. DANS DOCTEUR FOLAMOUR, PAR EXEMPLE, UN CRITIQUE A COMMENTE QU'EN DÉPIT DU MESSAGE ANTIMILITARISTE DU FILM, VOTRE MISE EN SCÈNE SEMBLAIT ASSEZ DISTANTE, DÉTACHÉE, PEU TOUCHÉE PAR L'ANNIHILATION DE L'HUMANITÉ, COMME SI LA TERRE ÉTAIT NETTOYÉE D'UNE INFESTATION. C'EST VRAI ?

KUBRICK: Grands dieux, non! Ce n'est pas parce que vous reconnaissez l'absurdité, les faiblesses et les prétentions de l'homme que vous cessez de vous préoccuper de son sort. Pour moi, la seule vraie immoralité est ce qui met l'espèce en danger; et ce qui menace de l'annihiler est le mal absolu. Dans Folamour, je traitais de l'irrationalité inhérente de l'homme qui pourrait provoquer sa perte. Cette irrationalité est toujours aussi forte parmi nous et doit être maîtrisée. Mais reconnaître la folie ne veut pas dire la célébrer, pas plus que je ne célèbre une forme de désespoir ou de sentiment de futilité devant l'impossibilité de guérir de cette folie.

 

PLAYBOY : ON VOUS A ACCUSÉ DE FAIRE PREUVE DANS VOS FILMS D'UNE FORTE HOSTILITE À L'ÉGARD DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIALISÉE DE L'OCCIDENT DÉMOCRATIQUE ET, PLUS PARTICULIEREMENT, D'UN ANTAGONISME POUR L'AUTOMATISATION, TEINTÉ, NON SANS UNE CERTAINE AMBIVALENCE, D'UNE FASCINATION MORBIDE. SELON VOS CRITIQUES, C'EST ENCORE PLUS FLAGRANT DANS 2001, OÙ LE MÉCHANT, L'ORDINATEUR HAL-9000, EST D'UNE CERTAINE FAÇON LE SEUL ÊTRE HUMAIN. CROYEZ-VOUS QUE LES MACHINES RESSEMBLENT DE PLUS EN PLUS À DES HOMMES ET LES HOMMES À DES MACHINES? ET PENSEZ-VOUS QU'IL POURRAIT Y AVOIR ENTRE LES DEUX UNE LUTTE POUR LE POUVOIR?

KUBRICK: Pour commencer, je ne suis pas du tout contre les machines. Bien au contraire. Néanmoins, il ne fait aucun doute que nous entrons dans une «mécanartie» et que notre relation déjà complexe avec la machine le deviendra toujours plus à mesure que celle-ci sera de plus en plus intelligente. Au bout du compte, nous devrons partager cette planète avec des machines dont l'intelligence et les facultés dépasseront les nôtres. Mais nos rapports, s'ils sont bien gérés par l'homme, pourraient être extrêmement enrichissants pour la société.

En se projetant dans un avenir lointain, il n'est sans doute pas inconcevable qu'une sous-culture robotique et informatique à demi sensible émerge et, qu'un jour, elle décide qu'elle peut se passer de l'homme. Vous avez probablement déjà entendu la blague au sujet de l'ordinateur suprême du futur: pendant des mois, les savants se creusent les méninges pour savoir quelle est la première question à lui poser puis ils finissent par trouver : « Dieu existe-t-il?» Pendant quelques minutes, il y a des petits bruits métalliques et des voyants clignotent, puis une carte perforée ressort de la machine avec la réponse : «À présent, oui», Cependant, c'est un problème lointain et ce n'est pas ça qui m'empêchera de dormir. Je suis convaincu que nos grille-pain et nos postes de télé sont parfaitement apprivoisés, même si j'ai encore quelques doutes au sujet des circuits intégrés de téléphone, qui me semblent parfois posséder une vie malveillante bien à eux.

 

PLAYBOY: EN PARLANT DE L'ELECTRONIQUE ET DE LA MÉCANIQUE DU FUTUR, MÊME VOS CRITIQUES LES PLUS NÉGATIFS ONT BEAUCOUP LOUÉ LES GADGETS INCROYABLEMENT SOPHISTIQUÉS ET LES SCÈNES DE VOLS DANS L'ESPACE DE 2001. COMMENT AVEZ-VOUS OBTENU DES EFFETS SPÉCIAUX AUSSI REMARQUABLES?

KUBRICK : Nous n'avons pas assez de temps ici pour que je vous réponde en détail, mais je peux vous dire qu'il nous a fallu concevoir, fabriquer et maîtriser des techniques totalement nouvelles afin de réaliser les effets spéciaux. Cela nous a pris dix-huit mois et coûté six millions cinq cent mille dollars sur un budget total de dix millions cinq cent mille. C'est en grande partie grâce à Robert H. O'Brien, le président de la MGM, qui a eu suffisamment confiance en moi pour me laisser continuer ce qui, à l'époque, devait lui paraître une tâche sans fin. Mais j'ai pensé qu'il était indispensable de réaliser ce film de sorte à ce que ses effets spéciaux paraissent totalement convaincants, une démarche encore inédite au cinéma.

 

PLAYBOY : GRÂCE À CES EFFETS SPECIAUX, 2001 OFFRE INDUBITABLEMENT LA VISION LA PLUS RÉALISTE DES VOLS SPATIAUX DE L'HISTOIRE DU CINÉMA. POURTANT, VOUS AVEZ RECONNU QUE VOUS-MÊME, VOUS REFUSIEZ DE MONTER NE SERAIT-CE QUE DANS UN SIMPLE AVION DE LIGNE. POURQUOI?

KUBRICK: J'imagine que c'est, au fond, par une prise de conscience assez terrifiante de la mortalité. Contrairement aux autres animaux, nous pouvons conceptualiser notre propre fin, ce qui crée en nous de terribles tensions psychiques. Que nous l'admettions ou non, il y a en chacun de nous comme un petit furet inquiet qui ronge notre ego et notre impression que notre existence a un but. D'une certaine manière, nous avons de la chance que notre corps, par l'accomplissement de ses besoins et de ses fonctions, joue un rôle aussi impératif dans nos vies; cette enveloppe physique créé une zone tampon entre nous et la conscience paralysante que quelques années seulement séparent la naissance de la mort. Si un homme s'arrêtait un instant pour réfléchir à sa fin imminente, à sa terrible insignifiance et à sa solitude dans le cosmos, il deviendrait fou ou serait écrasé par la futilité de tout. II se demanderait pourquoi se donner la peine de composer une grande symphonie, de s'efforcer de gagner sa vie ou d'aimer un autre être, quand il n'est qu'un microbe éphémère sur une particule de poussière tournoyant dans l'inimaginable immensité de l'espace.

Ceux d'entre nous qui sont contraints par leur propre sensibilité de considérer leur vie dans cette perspective, sans lui trouver le moindre objectif compréhensible, conscients que parmi les myriades d'étoiles leur existence passe totalement inaperçue, ceux-là peuvent sombrer dans l'anomie. Je comprends comment la vie est devenue pour Matthew Arnold «une douleur enténébrante ... où des armées ignorantes s'affrontent la nuit ... et où il n'y a ni amour ni espoir ni certitude ni foi ni sursis à la souffrance ». Même pour ceux dont la sensibilité ne leur permet que d'entrevoir leur caractère passager et trivial, cette conscience naissante prive la vie de sens et d'objectif. C'est pourquoi « la masse des hommes mènent une existence de désespoir sourd », pourquoi tant parmi nous trouvent leur vie aussi dépourvue de signification que leur mort.

Les religions du monde, en dépit de leur étroitesse d'esprit, offraient une forme de consolation contre cette grande douleur, mais, maintenant que les hommes d'église annoncent la mort de Dieu et que, pour citer à nouveau Arnold, « l'océan de la foi se retire partout dans « un long rugissement mélancolique », l'homme n'a plus de béquille sur laquelle s'appuyer, et plus d'espoir, aussi irrationnel soit-il, pour donner un sens à sa vie. Cette reconnaissance écrasante de notre mortalité est à l'origine de bien plus de maladies mentales que, je le soupçonne, ne le pensent même les psychiatres.

 

PLAYBOY : SI LA VIE N'A AUCUN SENS, VAUT-ELLE LA PEINE D'ÊTRE VÉCUE?

KUBRICK: Oui, pour ceux d'entre nous qui parviennent à s'accommoder d'une manière ou d'une autre de leur mortalité. L'insignifiance même de l'existence contraint l'homme à lui trouver son propre sens. Naturellement, l'enfant débute dans la vie avec une capacité intacte à s'émerveiller, à ressentir une joie totale devant une chose aussi simple que le vert d'une feuille; mais, à mesure qu'il grandit, sa prise de conscience de la mort et de la décomposition l'affecte et érode subtilement sa joie de vivre, son idéalisme et sa présomption de l'immortalité. À force de voir la mort et la douleur partout autour de lui, il perd foi en la foi et en la bonté innée de l'homme. Mais s'il est raisonnablement fort - et chanceux - il peut ressortir de ce crépuscule de l'âme dans une renaissance de l'élan vital. À cause et en dépit de sa conscience de l'insignifiance de la vie, il pourra se forger une détermination et une affirmation toutes neuves. II ne pourra sans doute pas retrouver le même sentiment d'émerveillement pur de son enfance mais il pourra façonner quelque chose de plus durable et substantiel. Ce qu'il y a de plus terrifiant dans l'univers, ce n'est pas son hostilité mais son indifférence. Si nous parvenons à accepter cette indifférence et à relever les défis de la vie dans les limites imposées par notre mortalité - nonobstant les efforts de l'homme pour les changer - notre existence en tant qu'espèce peut revêtir un vrai sens et être épanouissante. Aussi vastes que soient les ténèbres, nous devons fournir notre propre lumière.

 

PLAYBOY : POURRONS-NOUS TROUVER UN SENS PROFOND OU ACCOMPLIR QUOI QUE CE SOIT, INDIVIDUELLEMENT OU EN TANT QU'ESPÈCE, TANT QUE NOUS CONTINUERONS DE VIVRE AVEC LA CONNAISSANCE QUE L'HUMANITE TOUT ENTIÈRE POURRAIT ÊTRE DÉTRUITE PAR UNE CATASTROPHE NUCLÉAIRE?

KUBRICK: Nous le devons, car, au bout du compte, le seul moyen sain d'éliminer la menace d'auto-extinction est peut-être de changer la nature humaine. Même si vous parveniez à désarmer chaque pays jusqu'au dernier lance-pierre, vous ne pourriez éliminer ni le savoir comment construire des ogives nucléaires ni la perversité qui nous permet de rationaliser leur usage. Compte tenu de ces deux impératifs catégoriques dans un monde désarmé, le premier pays à amasser ne serait-ce que quelques armes serait fortement incité à s'en servir rapidement. Alors que dans un monde armé jusqu'aux dents, vous avez moins de chance qu'on s'en serve, mais un plus gros risque d'extinction si cela arrivait.
Si vous essayez de vous extraire d'une perspective terrestre pour examiner ce paradoxe tragique avec le détachement d'un extraterrestre, l'ensemble paraît totalement irrationnel. L'homme peut aujourd'hui, dans un moment de folie incandescente, exterminer l'ensemble de notre espèce. Notre génération pourrait être la dernière. Un seul mauvais calcul et tous les accomplissements de l'histoire s'envoleraient dans un grand champignon atomique; un seul faux pas et les aspirations et les efforts millénaires des hommes seraient anéantis; un court-circuit dans un ordinateur, un fou aux commandes, et nous effacerions l'héritage des milliards d'êtres humains morts depuis l'aube de l'humanité, avorterions la promesse des milliards encore à naître - le génocide ultime. Quelle ironie que la découverte de la puissance nucléaire, avec son potentiel d'annihilation, constitue également le premier pas titubant dans l'univers que doivent effectuer tous les mondes intelligents! Malheureusement, le taux de mortalité infantile des civilisations émergentes dans le cosmos doit être très élevé. Mais cela ne concerne que nous. La destruction de notre planète n'aurait aucune signification à l'échelle cosmique. Pour un observateur dans la nébuleuse d'Andromède, la trace de notre extinction ne serait gère plus que le grattement d'une allumette quelque part dans le ciel. Si cette allumette s'embrase un instant, personne ne regrettera une race ayant utilisé une puissance qui aurait pu alimenter un phare dans les étoiles pour allumer son propre bûcher funéraire. Cela ne dépend que de nous.