Débats autour du film Matrix Reloaded, dialectique expert-profane.

Cinéma : Matrix Reloaded
critique du coté des experts

Dialectique autour du film Matrix Reloaded dans le forum cinéma dans lequel j'interviens. Mise à disposition pour les membres du forum de la revue de presse afin de comparer les critiques des cinéphiles (amateurs et expérimentés) vis à vis des experts autoproclamés de la presse.

Dialectique expert-profane et ethnométhodes de l'interprétation du film (en construction)


De:  donald
Sujet:    Matrix Reloaded
A:    ici on parle ciné...
Date:  25/05/03 15:23:21

LIBERATION :

MATRIX XXL

Les trois premiers rôles de "Matrix Reloaded", suite du
film "Matrix": Carrie-Anne Moss (à gauche), Laurence
Fishburne (au centre) et Keanu Reeves. "Matrix Reloaded",
présenté jeudi au Festival international du film de
Cannes, développe l'histoire propre des personnages du
premier jet en en enrichissant la galerie, occasion de
nouvelles rencontres.
 

Soyons clairs : The Matrix Reloaded, deuxième volet de la
trilogie superlative des frères Andy et Larry Wachowski,
est très nettement supérieur à l'épisode précédent. A cela
une raison simple : la pression économique, c'est un
euphémisme, a disparu. La trilogie est désormais assurée
d'un succès que beaucoup de professionnels refusaient
d'envisager pour son premier volet, au point que Joel
Silver, déjà producteur de la chose, souhaitant alors se
prémunir d'un four, en avait vendu la moitié des droits
juste avant la sortie. On pouvait reprocher à Matrix opus
1 ses promesses non tenues : une poignée de scènes
mémorables et un infini blabla. Au-delà du coup d'Etat
scopique constitué par l'illustre «effet Matrix» (le
ralenti suspendu), les Wachowski l'avaient finalement joué
petit bras. Avec l'opus 2, les compères n'avaient plus
d'alibi pour ne pas se lâcher. On en voulait beaucoup
plus ? On vient d'être servi.

Versus Hollywood

Alors, de quoi ça parle ? Pour sauver Zion, ultime poche
de la Résistance humaine à l'empire des machines, Neo
(Keanu Reeves, beaucoup plus crédible en nouveau Moïse :
serait-ce l'amaigrissement ?) doit percer le secret de la
Matrice, coeur de toutes choses. La Matrice, aucun doute,
c'est Hollywood : une entité chargeant à destination de la
planète entière des programmes et simulations à la chaîne,
qui substituent à la réalité des expériences humaines un
ersatz machinique ouvrant sur des temps où l'homme n'aura
plus sa place. Déjà, quand, dans les années 30, Walter
Benjamin vit les premiers Disney avec la souris coupée en
deux et reconstruite dans le même mouvement, il s'inquiéta
de la suite des événements : quelque chose de notre
intégrité et de l'unité pensée/mouvement se modifiait là
radicalement. Aujourd'hui, la 3D et les potentialités
qu'elle offre ont fait entrer l'entreprise du
divertissement dans un rêve de simulation perpétuelle.
Matrix Reloaded est donc ambigu : le film fictionnalise
une lutte de réfractaires à la domination des simulacres
mais façonne en même temps 2 h 18 de pur shoot visuel pour
kids mondialisés, livrés pantelants au rouleau compresseur
hollywoodien. Récit d'une émancipation créant des effets
d'esclavage et de dépendance, Matrix est bel et bien un
film fort, dans la mesure où, comme la religion, la
psychanalyse et la drogue, il enchaîne et déchaîne les
esprits EN MEME TEMPS !

Film + jeu vidéo

Prenons garde : Matrix n'est pas un film, ou plutôt n'est
pas que ça. C'est une marque, un sceau, une philosophie
voudrait-on nous faire croire, mais surtout un marketing
totalitairement lumineux. Pour la première fois, on nous
présente un film qui n'est que la moitié d'un plus vaste
objet (culturel ? commercial ? artistique ? politique ?),
l'autre indispensable moitié étant le jeu vidéo du même
nom et qui sort également mondialement aujourd'hui (1). La
grande idée à l'oeuvre derrière le projet des frères
Wachowski tient dans cette simple équation : si vous
souhaitez vraiment plonger dans l'univers de Matrix, si
vous voulez en percer tous les mystères, en expérimenter
toutes les dimensions, alors vous devrez voir le film ET
jouer au jeu.

Techniquement, ce prolongement du premier dans le second
atteint des limites jamais percutées, avec le tournage
exclusif de plusieurs heures de film supplémentaires, la
révélation de clés inédites ou la modélisation numérique
des acteurs prévue dès les contrats. Conceptuellement, la
piste défrichée par les Wachowski est riche d'hypothèses
passionnantes que l'on ne pourra mettre à l'épreuve des
faits qu'en jouant une bonne partie, plus tard. Mais il
est irrésistible pour un joueur découvrant le film de
chercher à deviner ce qui, à l'écran, dessine la
perspective d'un jeu qu'il fréquentera bientôt. Les
références directes à l'univers vidéoludique commencent
avec le premier personnage nommé dans le film : Link...
(héros de la saga Zelda, faut-il le préciser). Sans même
préjuger d'un gameplay qui reste à expérimenter, il semble
évident que là où Matrix rejoint le mieux le coeur de la
culture vidéoludique, c'est sur la question du temps.

Le jeu vidéo est presque entièrement fondé sur la maîtrise
du temps, envisagé comme une matière physique et souple.
Les meilleurs jeux sont ceux qui tirent tous les partis de
la plasticité inouïe du chronos virtuel, et c'est
précisément ce que les frères Wachowski s'appliquent à
transposer au cinéma avec leur fameux effet ralenti-
accélération et l'affranchissement absolu de toutes les
contraintes spatiotemporelles : Matrix décrète son temps
et nous l'impose, fût-ce celui de la tétanie, et c'est
sans doute une bonne part du secret de sa réussite.

L'attaque des clones

Cet univers de simulation généralisée qu'engendre la
Matrice opère sur les personnages un dangereux syndrome
d'ubiquité pandémique. Un incessant déploiement de
doubles, de clones et de jumeaux néfastes essaime dans
tout le film, mettant en péril la permanence de la fiction
sous une tyrannie tautologique : une rose est une rose est
une rose est une... Le voyage dans la pseudo-réalité des
humains suppose déjà un dédoublement des héros, collés à
leur fauteuil et virtuellement transportés sur le champ de
bastons sérielles hallucinogènes, leurs corps à la fois
inertes là-haut et tricotant du techno-kung-fu
métaphysique ici-bas, ou l'inverse.

Matrix Reloaded thématise à fond les puissances virales
du «même» via la figure de l'agent Smith, sorte de col
blanc venimeux capable de se démultiplier en escouades
d'analogues, ivre de sa propre personne, tellement peuplée
à l'intérieur qu'elle explose en multitudes. C'est aussi
le magnifique duo des jumeaux ninja-rastafari enfarinés,
capables de se métamorphoser en diables de synthèses
similaires. Là encore, le monde du jeu pointe le bout de
son nez et les gamers devraient reconnaître dans cet
enchâssement des problématiques du double le principe
réplicatif qu'ils croisent fréquemment dans leurs
activités virtuelles, peuplées d'ennemis dupliqués à
l'infini. Même le couple central Neo et Trinity (Carrie-
Anne Moss, vraiment bien) semble travaillé par la
permutation des identités tant ils se ressemblent et
s'assemblent : bruns livides à lunettes noires et
physiques androgynes. Politiquement cependant, le film
prend le parti de la lutte contre l'hégémonie universelle
d'un seul et même modèle.

Virtuosité numérique

Bien plus que le premier, ce deuxième épisode marque une
date dans l'usage esthétique des effets spéciaux 3D. Pas
un plan qui ne soit trafiqué au numérique : les mouvements
des personnages mais aussi des déplacements de caméras
invraisemblables, tel ce slalom du regard sous les roues
d'un camion en pleine course, dont la continuité est
impossible à réaliser sans ordinateur. Les Wachowski et la
monstrueuse équipe des effets visuels menée par John Gaeta
ont voulu repousser toutes les limites et frapper les
masses de stupeur par la sophistication et le grandiose
des séquences successives. Gaeta dit admirer Ridley Scott
et Stanley Kubrick. On citera aussi Tsui Hark (The Blade).
Fracas des corps contre la tôle, bris de verre, chutes,
déflagration de marbre, secousses mentalo-sismiques,
tourments browniens, fumée lente aux cheminées tandis que
la vitesse fait rage au premier plan, gestes
pilés/fixés/étirés au fusain digital... Reloaded est une
extatique assomption formelle.

La BD pour matrice

Ce Matrix est aussi une BD, la plus belle, la plus
futuriste qui soit. Et les Wachowski donnent enfin au
cinéma quelque chose comme la version filmée d'une autre
paire graphique, le duo français technopatchouli des
années Metal Hurlant (1980-1986) : Jodorowsky et Moebius.
Quelle est la matrice de Matrix ? Le cycle de l'Incal,
bien sûr (publié aux Humanoides associés). Même prêche
baba-new age, même dôme communautaire en danger où il
s'agira de concentrer ses forces et de dépasser sa peur :
c'est l'occasion d'une des plus belles scènes du film, une
méga-rave sensuelle et opiacée filmée dans une ondoyante
langueur. Mais aussi même vertige devant des murs de
pensée pure, de logique outrepassée, même désir de casser
le récit pour atteindre à la matière, même densité
inénarrable, mythologique, enivrante. Et ce sens du
découpage, qui ne repose pas seulement sur la vitesse
mais, comme la BD, sur la mise en suspens, la possibilité
pour le lecteur-spectateur de s'arrêter, de jubiler.
Matrix nous plaît aussi pour ça : on dirait une opération
de hacking sauvage portée par de vilains petits Mickeys
contre la matrice Hollywood-Disney. Alors, c'est la Matrix
Revolution ? Non, ça, ce sera pour l'opus 3, programmé
pour l'automne.
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MAD MOVIES :

Disons-le d'emblée, un film comme Reloaded est un
cauchemar pour critiques. Tellement riche, complexe et
foisonnant, il se prête plus à un débat à bâtons rompus en
groupe qu'à une critique forcément unilatérale. Prêtons-
nous toutefois à l'exercice, puisqu'il le faut, afin de
voir si oui ou non Reloaded répond aux attentes qu'on
avait pu placer en lui, et dans l'espoir d'éclaircir
certains points (vous êtes prévenus, va y'avoir du
spoiler)
 
 

Evacuons donc tout de suite le "gras" du film. Comme on
pouvait le deviner au vu des bandes-annonces, et même en
regard du baratin promotionnel de Joel Silver, les
séquences d'action sont absolument monstrueuses et le film
est clairement une date de ce côté-là. Réussite majeure
pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'elles viennent
rétrospectivement éclairer le fait que les frangins
Wachowski possèdent bel et bien une maîtrise innée du
filmage de l'action. On a beaucoup glosé sur le fait que
les scènes d'action du premier n'étaient réussies que
grâce à leur emprunt à John Woo et aux films HK mais force
est de constater que Reloaded démonte cette théorie point
par point. Là où la totalité des films de kung-
fu "occidentaux" réalisés post- Matrix proposaient des
combats mollement filmés en plans serrés auxquels était
vainement tenté de donner un souffle via un montage cut,
Reloaded nous donne à voir de magnifiques ballets en plan
large, avec des séquences d’enchaînement de coups
complexes en une seule prise, preuve définitive que la
patte Matrix est inimitable. On admirera au passage
l'extraordinaire travail de Yuen Woo Ping (aidé par Dion
Lam), qui s'il se contentait plus ou moins de recycler son
travail HK dans le contexte d'une prod hollywoodienne,
tente ici de nouveaux schémas chorégraphiques. S’il
travaillait beaucoup à HK sur les combats en espace large,
il se focalise ici plus sur des espaces réduits (le très
gracieux combat entre Keanu Reeves et l'excellent Colin
Chou sur les tables du salon de thé, Morpheus et un des
Twins se battant dans l'habitacle d'une voiture) ou sur
les changements de hauteurs (le combat du château, dans
lequel les combattants passent sans cesse d'un étage à
l'autre). De fait, on n'a jamais l'impression de redite
par rapport au premier film. Et encore, il ne s'agit là
que de scènes d'actions que l'ont peut qualifier
de "classique", les frangins décidant d'exploser les
limites du genre avec le fight Neo/100 Smiths (le royal
rumble le plus jouissif jamais vu, quoiqu'un rien
handicapé par du CGI un brin visible par endroits) et
surtout la déjà anthologique séquence de poursuite sur
l'autoroute. Une séquence absolument énorme, déjà au point
de vue logistique (on est pas prêt de revoir un truc
pareil de sitôt) mais surtout parce qu'elle propose au
long de ses 26 minutes une variété incroyable. On ne
s'éternise jamais sur une action particulière et l'intérêt
est sans cesse relancé par un nouveau danger, un nouvel
obstacle à surmonter. Si l'on ajoute à cela des plans
absolument incroyables dont on se demande bien comment ils
ont pu être réalisés (la camera rasant les camions lors de
la poursuite à contresens, le sauvetage in extremis
effectué par Neo, tout droit sorti d'un comic-book
dément), vous comprendrez aisément qu'on tient là rien de
moins que LA séquence d'action et qu'il va être bien
difficile de faire mieux (tout du moins jusqu'à la sortie
de Revolutions). Bref, le contrat est aisément rempli de
ce côté là.
 
 

Or donc, si les scènes d'action sont quasiment
inattaquables (à moins d'être de très mauvaise foi, il
faut au moins reconnaître l'exploit technique), le reste
va être beaucoup plus problématique pour pas mal de gens
(et c'est déjà le cas, si l'on en juge par les réactions
glanées ici et là). Tout comme le premier, Reloaded
comporte de longues plages dialoguées bourrées de notions
philosophiques. Or si le premier avait tendance à
clairement expliciter toutes les notions qu'il
introduisait ("ceci est une pile"), cet opus préfère
laisser le spectateur comprendre de lui-même. Ayant établi
les bases, on fait confiance à l'intelligence du public
pour tirer les significations possibles des éléments qu'on
présente. Et c'est là que le bât va blesser pour beaucoup
de monde. Au risque de paraître prétentieux, il est
évident que Reloaded est un film qui se mérite, qui exige
de la personne qui le découvre qu'elle s'implique au-delà
de la simple vision de surface qui est la norme pour la
plupart des films. Chaque élément est pensé comme partie
d'un plus grand ensemble, chaque événement du film a son
importance, et il est nécessaire de faire la démarche
intellectuelle requise à sa compréhension. L'exemple le
plus flagrant est la désormais fameuse scène de rave. La
moitié du public va immédiatement la rejeter comme une
scène inutile, trop longue et "d'inspiration MTV", alors
qu'elle est clairement là pour souligner l'humanité
toujours prégnante des habitants de Zion, qui, pour
combattre leur peur, ne peuvent que s'abandonner dans un
comportement humain tout ce qu'il y a de plus typique: une
danse sensuelle dans laquelle tout autre sensation que le
rythme et le toucher sont proscrites; signification
d'autant plus flagrante au vu de la mise en parallèle de
la scène d'amour entre Neo et Trinity, où la présence au
milieu d'un acte charnel des plugs que les personnages
portent sur le corps vient nous rappeler brutalement leur
statut intermédiaire entre homme et machine. Et des
exemples comme cela, il y en a dans tout le film. Beaucoup
risquent également de rejeter les dialogues philosophiques
comme étant basiques et élémentaires, alors que les
Wachowski ne prétendent aucunement révolutionner la
philosophie mais se contentent d'utiliser ce qui est censé
être à la base un gros film d'action à SFX pour insuffler
un embryon de débat chez un public plus généralement
habitué au simple gros kaboum.
 
 

On peut comprendre l'incompréhension que va susciter le
film, en ce qu'il prend totalement le contre-pied des
schémas traditionnels d'une suite. Jusque là, les
séquelles se déclinaient sous trois modes possibles:
surenchère "bigger and louder", expansion ou continuation.
Ici on assiste à une révolution totale de la façon de
faire, puisqu’on a affaire à une suite qui n'hésite pas a
bouleverser totalement tous les faits et idées établies
dans le premier film, par exemple en montrant clairement
Morpheus comme une sorte de fanatique religieux à mi-
chemin entre Patton et un zélote furieux (dommage que cela
nous donne le moment le plus embarrassant du film puisque
Fishburne semble avoir beaucoup de mal pendant son grand
discours) pour mieux par la suite totalement démonter son
système de croyances qu'on nous avaient asséné avec force
dans l'opus précédent. Plus généralement, Reloaded prend
le premier film et le renverse totalement en démontant
tout ce qu'il a construit, d'où déception programmée
puisqu'il est évident qu'une majorité de gens
s'attendaient à une suite beaucoup plus classique (notons
toutefois que cette approche n'empêche pas la totale
cohérence avec Matrix , un nombre hallucinant d'éléments
présents dans Matrix trouvant écho dans Reloaded). Là
encore, on en revient à l'effort à fournir pour accepter
ce postulat de départ.
 
 

Bref, on pourrait discuter des heures sur le nombre
phénoménal de concepts introduits par le film (on retrouve
des thématiques sur l'existentialisme, la foi, la
causalité, la question du choix) et sur ce que Revolutions
va bien pouvoir apporter (les théories à ce sujet
fleurissent déjà sur Internet), mais une chose est d'ores
et déjà certaine: Reloaded est bel et bien une date dans
l'histoire du cinéma, à la fois en terme de visuel et en
termes de contenu, une œuvre complexe et passionnante, un
pur film de geek totalement décomplexé s'assumant comme
tel et admirable dans sa démarche artistique visant à
toucher tous les médias possibles (puisque l'histoire se
poursuit au-delà du film dans le jeu vidéo et les courts-
métrages animés). Rendez-vous donc dans 6 mois pour la
confirmation certaine que la trilogie va laisser son
empreinte dans la culture cinéphilique avec la force d'un
bon gros coup de tatane dans la gueule!

Note : 6/6

PS: on peut aussi raisonnablement se poser la question de
l'attente démesurée suscitée par le film comme facteur
responsable de la déception ressentie par certains,
particulièrement symptomatique dans le cas du cliffhanger
final. Les gens ont été tellement chauffés par Silver
qu'ils semblent ne pas être capables d'arriver à voir au-
delà de la simple image pour en tirer les
implications...oh well.

PPS: n'oubliez bien sur pas de rester jusqu'à la fin du
générique.

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DVDMAXX :

Incompréhension. Premier mot véritable qui vient à
l'esprit et qui cache sans mal une énorme impression de
surprise. Ce Reloaded démarre en effet d'une bien étrange
façon, enchaînant des séquences sans apparentes logiques,
qui mêlent aux rêves des ellipses, abusant et jouant d'un
montage décérébré, abrupte, déstabilisant. Les pieds dans
le plat, pas de présentation, la célèbre Zion tant
convoitée du premier opus apparaît dès les premières
minutes et, tapi dans l'ombre d'un hors champ qu'on espère
bien présent, quelque chose déraille, dévie : un élément
de folie, à défaut de pouvoir le nommer, qu'on ne peut
encore que très faiblement pointer du doigt, et qui
dévoile finalement très vite des ambitions mo-nu-men-ta-
les. Matrix Reloaded ne sera pas une suite ordinaire;
mieux : un paradoxe, étroitement imbriqué entre deux
épisodes dont il ne peut se défaire, il est également un
film unique, à part entière, qui explore une toute
nouvelle direction. La claque!

Première séquence à venir mettre les points sur les i : la
scène d'amour promise par les réalisateurs entre nos deux
héros, qui montée en parallèle avec une célébration
dansante, donne littéralement l'impression d'assister à
une orgie. On approche ici un travail sur la matière, déjà
largement présent sur Matrix, mais plus encore : on parle
texture, corps qui s'entremêlent, sensualité; bref : sexe.
Voilà qui donne à la matrice un élément presque nouveau,
et tout ces être humains, connectés entre eux par des
liens fusionnels, seraient les victimes d'une sidérante
partouze cyberpunk! On plaisante, mais pas tant que ça,
notamment lorsque déboule la deuxième séquence clef du
film, sûrement sa meilleure : l'extraordinaire passage
Lambert Wilson/Monica Bellucci qui présente, en plus d'un
vaudeville décalé complètement hallucinant (on surnage de
nouveau/toujours en pleine mythologie antique), un orgasme
virtuel codé, vu directement entre les jambes de la
demoiselle!

Apogée jouissive du concept : l'anthologique passage en
forme du retour musclé d'Hugo Weaving, qui métamorphose
une des plus énormes furies jamais réalisées en - encore
une - orgie d'action pure et simple ou s'enchevêtrent, les
uns sur les autres, les corps. Les frères s'offrent leur
séquence à la Fist Of Fury et rendent plus invisible
encore la barrière qui sépare Matrix du jeu vidéo. Ils se
rapprochent toujours de leurs influences hong kongaise
évidemment, comme le prouvait juste avant (si après tout
cela, c'était encore à faire) la rencontre entre Néo et le
gardien de l'oracle. La scène est signée : l'ambiance
taverne, les plans sur les jeux de pieds, tout appelle ici
aux passages types du genre, que l'on retrouve de King Hu
(L'Auberge Du Printemps) à Tsui Hark (Il Etait Une Fois En
Chine) ou même Ang lee (Tigre et Dragon). Pourtant, prise
de recul, l'ajout du numérique et la démultiplication des
possibles rend la scène unique et ouvre les horizons :
c'est le bon vieux retour à notre paradoxe...

Les nouveautés directement palpables vis-à-vis de Matrix?
Un ton alors radicalement différent, teinté d'humour et
davantage charnel; donc : provocant. On est, sans cesse, à
la limite d'un ridicule conscient totalement maîtrisé qui
offre à l'ambiance générale, plutôt froide et mystérieuse,
un coté délire fantasmé à la Gilliam (la fusion des deux
fait plus que jamais penser à Brazil). Effet immédiat sur
les personnages : ils perdent en crédibilité et sont
dorénavant vus sous un autre jour (notamment Morpheus).
Bref, surprise! De la même façon qu'ils avaient bluffés
toute la population cinéma en passant de Bound à Matrix,
les deux frangins surprennent à nouveau encore une fois là
ou on ne l'est attendait pas/plus. La prise de risque
n'est pas simplement culottée, mais témoigne d'une
ambition visiblement démesurée. Le tout en faisant preuve
d'une vision d'ensemble de leur bébé en trois actes qui
confère au respect. Et laisse simplement sur le cul.

Si après tout cela, vous en demandiez encore, ils ont
pensé à vous : une poursuite sur autoroute d'une bonne
demie heure qui finira pas achever. Les yeux babas, la
bouche ouverte, langue ras du planchée, c'est une débauche
d'idées dans chaque plan, de mouvements en espace clos
(combat à l'intérieur de l'habitacle d'une voiture),
ouvert (sur le toit d'un camion), à grande vitesse (en
moto, voiture) et au ralenti (le bullet time final, beau à
pleurer). Quand le film se conclut enfin, c'est donc
forcément dans la déception. La barre est placée si haut,
la réussite ultime si proche, qu'on pointe du doigt assez
rapidement toutes les maladresses de ce projet bigger than
life à l'appétit inassouvi. D'abord des personnages
intéressants qu'on effleure à peine pour le moment (le
couple français, dont on sait Bellucci présente pour
Revolutions) ou qu'on abandonne trop vite (les jumeaux),
un démarrage en dents de scie qui laisse définitivement
perplexe (et qui certainement doit pouvoir offrir des
réponses à visions multiples). Sans aborder une chute trop
raide.

C'est sur sa faim qu'on attend alors la fin du générique
pour profiter du teaser de Matrix Revolutions, le regard
dans le vide, halluciné. D'abord, par un spectacle
vraiment anthologique, profondément nouveau (et non
différent) de celui avancé par Matrix; enfin par la
révélation : Matrix Reloaded est très certainement, de
mémoire de cinéphile, l'une des plus ambitieuses suites
jamais donnée, offerte. Plus de comparaisons possibles,
elle développe et embrasse un nouvel univers, apporte une
expérience tout autre, délivre un plaisir inédit.
Difficile maintenant d'attendre quelque chose de bien
concret pour l'opus final, si ce n'est d'espérer atteindre
la même jouissance. Pour encore une toute dernière fois.
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