Évolution, l'Homme, les Grands Singes – de l’autre côté du miroir
Évolution biologique et cognitive de l'homme et archéologie
«La co évolution décrit les influences réciproques entre l'évolution biologique et l'évolution culturelle. Il est encore assez rare de lire des travaux qui tentent d'associer les deux. C'est encore plus rare pour l'évolution des capacités cognitives. Du côté de la paléoanthropologie, on suit les changements de l'anatomie et de la taille du corps et du crâne. Du côté de l'archéologie préhistorique, les chercheurs dégagent des modalités de fabrication des outils, de collecte de ressources et d'occupation des territoires nécessairement associées à de nouvelles organisations sociales et à des capacités cognitives plus complexes. En prenant l'exemple des origines et de l'évolution du langage, on arrive à mettre en évidence l'existence de capacités cognitives qui se retrouvent dans les chaînes opératoires et dans le langage.
Plus largement, on attribue les innovations technologiques à des problèmes qu'auraient eu à résoudre nos divers ancêtres alors qu'il n'en est rien, que ce soit pour l'évolution biologique comme pour l'évolution culturelle. L'Homme appartient à une lignée dans laquelle les capacités cognitives et les représentations interviennent de façon de plus en plus prégnante, pour le meilleur comme pour le pire. En effet, l'archéologie est appelée à jouer un rôle plus déterminant dans l'avenir en nous aidant à comprendre comment les sociétés ancestrales ont évolué et d'autres disparu. Des travaux de Jacques Cauvin sur l'émergence du Néolithique à ceux de Jarred Diamond sur les périodes historiques et actuelles, on appréhende toute l'importance de l'archéologie envisagée dans cette dimension.» Présentation de la conférence de Pascal Picq à l'INRAP, 2009.
Débat sur le singe et l'Homme.
De l'homme au singe. Les rapports de l'homme et des grands singes semblent particulièrement passionner l'édition et le public en ce moment. Pourquoi cet intérêt ?
Mardi, 11 Décembre, 2001, L'HumanitéPascal Picq. Pour les spécialistes de l'évolution de l'homme, dont je suis, l'étude de grands singes constitue en effet un apport considérable. Pendant longtemps on s'est contenté dans notre discipline de dire " l'homme descend du singe ", sans jamais se préoccuper de la manière dont ces primates se comportaient ni de ce qu'ils pouvaient nous apprendre. Certes, dire que l'homme descend du singe constitue déjà un progrès, puisque c'est admettre que notre espèce a des origines et qu'elle a changé. C'est l'idée de Lamarck, qui, le premier, substitue à la relation de proximité entre les espèces une relation généalogique. Mais, dans l'esprit de ce naturaliste, l'évolution exprime une vision hiérarchisée, une échelle des êtres. Conception qui a perduré dans ces schémas obsolètes de l'hominisation, où l'on présente encore le singe comme se redressant progressivement pour arriver à l'homme debout. Si cette vision est complètement remise en cause aujourd'hui, on le doit notamment aux recherches sur les grands singes, que confirment d'ailleurs les données de l'anthropologie moléculaire : les chimpanzés sont plus proches de l'homme qu'ils ne le sont de tous les autres singes et animaux. Or il faut bien reconnaître qu'on n'a commencé à étudier le mode de vie et le comportement naturel de ces primates que depuis peu - à partir des travaux entrepris dans les années soixante, notamment par Jane Goodall, Dian Fossey et toute une série de chercheurs anglo-saxons, puis américains.
Francis Kaplan. Quand, dans les années soixante-dix, ont été publiées les premières études montrant qu'on pouvait apprendre aux singes un véritable langage par gestes - la langue des signes -, je dois dire que ma curiosité a été très piquée. J'avais lu par exemple ce récit ahurissant où l'on voit une guenon expliquer qu'elle " veut sortir ", à qui on répond " il fait froid " et qui rétorque " donne moi un pull-over ". C'était difficile à entendre, mais après tout, pourquoi ne pas aller voir du côté de ces expériences ? Rechercher avec le moins possible d'a priori sur l'homme et l'animal ce qu'il en est du langage, de la nature et de l'artefact, et des rapports du langage et de la pensée humaine.
Le singe est une vieille figure de la culture philosophique et scientifique...
Francis Kaplan. On connaît l'anecdote du cardinal de Berny, qui, voyant un singe au Jardin des plantes, lui dit : " Parle, et je te baptise. " Cette idée que le singe n'est peut-être pas tellement différent de l'homme, qu'il pourrait parler, que les animaux seraient capables d'amour, comme disait Schopenhauer, n'est pas dominante mais elle existe.
Pascal Picq. Il y a des variantes. Ainsi, à l'époque des Lumières, lorsqu'il s'agit pour la science et la philosophie de définir le genre humain, on s'interroge sur ces grands singes qui arrivent en Europe. On pense qu'il y a des hommes à queue comme il y a des singes à queue, on représente tous les grands singes debout avec des outils. Diderot se demande, en formulant un mythe extraordinaire, si on peut faire se reproduire des hommes avec des femelles singes. Cent ans plus tard, quand se développent les théories de l'évolution, le mouvement s'inverse et les conceptions transformistes vont en quelque sorte tuer les singes. Dès qu'on commence à comprendre que l'homme descend du singe se propage la honte des origines. Le discours sur le progrès scientifique n'a que faire du singe. Dans les zoos on enferme des Kanak, des Lapons à côté des grands singes, autres figures du tréfonds des origines dont l'homme est issu.
Francis Kaplan. Dès qu'une théorie raciste se développe, en tout cas le singe est systématiquement introduit au bas de l'échelle dans un schéma discriminatoire des races et de valorisation de l'homme blanc.
Qu'a-t-on récemment appris sur l'évolution des singes et des hommes ? Vous dites qu'il faut définitivement renoncer à l'idée d'un chaînon manquant entre ces espèces. Pourquoi ?
Pascal Picq. Le concept de chaînon manquant a été conçu il y a un peu plus d'un siècle dans le contexte de cette vision hiérarchique que je viens d'évoquer. Entre un ancêtre qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à un chimpanzé et l'homme, on imaginait une étape inconnue, mais qu'il fallait absolument franchir pour donner l'homme. Celui-ci se libérait tout d'un coup du monde simiesque. Dans les scénarios de l'évolution, tout ce qu'on définit comme le propre de l'homme, l'outil, le langage, la bipédie, le partage de la nourriture, la conscience, était censé être acquis en bloc au moment de ce passage cristallisé en une espèce, le chaînon manquant. Inutile de dire qu'on ne l'a jamais retrouvé, puisqu'il n'a pas pu exister. La notion de dernier ancêtre commun est en revanche une idée simple mais difficile à accepter, car elle implique que les espèces sont toutes aussi évoluées les unes que les autres : les hommes d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier et les chimpanzés d'aujourd'hui non plus. Tous ont changé. Il a donc existé une espèce ancestrale, dotée de certaines caractéristiques et à partir de laquelle les grands singes et l'homme ont subi une certaine évolution.
Mais si, d'après vous, nombre de notions utilisées pour définir le propre de l'homme - anatomie, biologie, aptitudes cognitives, symboliques - ne lui sont pas exclusives, faut-il encore parler d'un propre de l'homme ?
Pascal Picq. Darwin savait déjà en 1871 que les chimpanzés utilisent des outils. Pourtant, pendant un siècle, la préhistoire s'est développée sous la vision inspirée et progressiste selon laquelle " l'homme, c'est l'outil ". Il faudra attendre un siècle et les travaux de Christophe Boesch en Côte d'Ivoire pour qu'on admette le concept de culture simiesque, ceux de Goodall pour admettre l'existence de relations d'individu à individu, de mère à enfant, ou d'histoires de vie chez le singe.
Francis Kaplan. Cela fait tout de même quelques décennies que ces choses-là sont connues. Plus fondamentalement, la question essentielle reste pour moi de savoir s'il y a une différence qualitative entre les deux espèces et de quelle nature. Aujourd'hui, on attribue de plus en plus de caractéristiques psychologiques, de facultés de comportement à l'animal, bien au-delà de la seule intelligence décelée dès les années vingt. Certains parlent même - mais n'est-ce pas tomber dans l'anthropomorphisme ? - de " réflexion " animale. En réalité, je n'ai rien trouvé dans tout ce que rapportent les éthologues qui soit de nature à pointer chez le singe quelque chose de l'ordre du récit. Je remarque aussi que seul l'enfant pose devant un objet la question systématique " comment ça s'appelle ". Je dirais donc qu'on trouve chez l'animal un langage réel, avec une fonction bien définie d'avertissement ou de contact social, mais pas le langage représentatif qui existe chez l'enfant, même quand il ne s'agit pas de communiquer avec autrui.
Pascal Picq. Pendant des décennies, au nom de la césure homme-animal, on a fait preuve d'une arrogance insupportable, on s'est interdit d'aller étudier ces réalités. La question pour moi n'est pas de déstructurer l'homme, mais de repenser à la lumière des espèces qui sont les plus proches de nous ce qu'est véritablement la culture humaine.
L'homme ne doit-il pas être défini tant dans ses capacités productives matérielles que d'investigation symbolique du monde ? Les individus humains baignent dans une culture extérieure à leur biologie, qui a sa propre histoire, ses moyens de conservation et de transmission sociaux...
Francis Kaplan. Vous faites allusion à ce qu'on peut appeler une évolution culturelle qui, chez le singe, existe aussi, mais de manière limitée. Notez que ce phénomène est relativement récent. À l'échelle historique, des centaines de générations d'hommes préhistoriques se sont certainement succédé sans que chaque individu n'ait jamais conscience qu'il y avait un quelconque progrès, qu'il transmettait davantage à ses descendants qu'il n'avait reçu de ses ascendants. C'est aussi ce que nous dit l'histoire de la fabrication d'outils : l'évolution culturelle a d'abord été excessivement lente. De ce seul fait, on ne peut exclure qu'on se trouve chez le grand singe aujourd'hui à un stade comparable à celui que connaissait l'homme dans cette période préhistorique.
Comment expliquer que l'histoire s'accélère, que l'homme se met par exemple à dessiner, à représenter ?
Pascal Picq. Il est indéniable que les outils se perfectionnent, mais on baigne aujourd'hui dans une vision du progrès humain qui ne permet pas de prendre toute la dimension du facteur temps. Cro Magnon et la grotte Chauvet, c'est 33 000 ans en arrière. Le genre Homo - celui de l'homme véritable qui apparaît, selon moi, avec Homo ergaster -, c'est environ deux millions d'années. Homo marque une modification décisive du rapport de l'espèce avec son environnement. Jusque-là, jusqu'à l'australopithèque, les hominidés utilisent intelligemment leur environnement, comme sont capables de le faire les chimpanzés, se servant d'outils pour briser des noix, déterrer des tubercules, gagnant en taille, en capacités de se déplacer, en aptitudes cognitives, qui les rendent capables d'aller chercher les nourritures les plus prisées, ce qui leur permet de résister à la concurrence avec les singes. Avec Homo, il y a non seulement utilisation de l'environnement, mais transformation de cet environnement à partir de chaînes opératoires très complexes. Homo est le premier à sortir du monde des arbres, vers 1,5 million d'années, à accaparer le feu. Il invente le biface symétrique, puis il sort d'Afrique, se montrant ainsi capable d'adaptation, autre caractéristique fondamentale d'un genre. Pendant un million d'années, l'évolution culturelle ne va pas plus vite que l'évolution biologique. Les choses changent à nouveau il y a environ 200 000 ans chez certaines populations d'Homo sapiens, coexistant alors avec l'homme de Neandertal - elles vont se montrer capables de développer la communication symbolique et le langage.
Francis Kaplan. Pour moi, l'accélération culturelle est due à l'introduction progressive du langage. Cette progression est difficile à comprendre, puisque, le langage étant artificiel, symbolique, il est acquis et cela ne peut se faire que très lentement. En supposant qu'on invente un mot dans un but pratique, et en admettant qu'un mot s'impose dans un groupe en quatre générations, on aurait quelque mille mots transmissibles au bout de 100 000 ans, ce qui correspond au passage de la préhistoire. L'autre problème tient au caractère acquis, intersubjectif du langage, impliquant que les membres du groupe se reconnaissent dans les mêmes mots. Comment cela se construit-il ? On voit mal les hommes se réunir pour décider ensemble du sens des mots, il faut en quelque sorte que le mot s'impose de lui-même. Il y a encore beaucoup d'obscurité dans ce phénomène.
Pascal Picq. Le problème des origines du langage est un des plus vexants d'un point de vue scientifique. On est réduit à des approches indirectes. On sait que l'émetteur doit pouvoir disposer d'un larynx. On pense que, pour des raisons physiologiques, la descente du larynx dans le pharynx qui permet de moduler les sons est apparue avec Homo ergaster, mais on ne peut pas le prouver. On sait reconstituer la présence d'aires corticales d'élaboration cérébrale en procédant au moulage d'os de crânes fossiles. Ces aires existent chez ergaster, chez Homo habilis, et on commence à les mettre en évidence chez les chimpanzés. À partir de quel moment le langage a-t-il pu prendre la forme que nous lui connaissons - un langage inférentiel, qui ne se limite pas à exprimer une action mais développe des représentations du monde ? Il y a ici deux hypothèses extrêmes. Soit une mise en place progressive, comme il vient d'être dit, sachant qu'il n'y a pas de gène du langage représentatif, mais qu'il existe une aptitude génétique à apprendre à parler. Soit une apparition de type ponctué, d'immixtion massive, qui n'émergerait qu'avec certaines populations d'Homo sapiens en corrélation avec la révolution symbolique qui se répand partout dans le monde, il y a environ 40 000 ans. Pour le moment, on en est réduit aux hypothèses.
Le langage humain permet aussi de se situer dans le temps...
Pascal Picq. Il permet de se représenter notamment le futur, des engagements, des devoirs. Même s'ils parviennent à s'exprimer, les chimpanzés ne sont pas capables de narrer un événement, de mettre leurs interlocuteurs en demeure de réagir par rapport à lui. On n'a jamais vu un chimpanzé se mettre devant une assemblée et tenir un discours. Y parvenir suppose un long apprentissage de signes arbitraires, d'un vocabulaire, d'une syntaxe, d'une grammaire...
Francis Kaplan. Cela explique aussi pourquoi il n'y a pas trace de discussion dans la communication des grands singes. Discuter, ce n'est pas seulement dire des choses différentes à propos du même objet, c'est accepter l'idée qu'on peut avoir tort, au moins en principe, c'est-à-dire se placer d'un point de vue universel, sortir de soi. L'idée qu'une conduite peut être universalisable est aussi ce qui rend possible la morale.
Pascal Picq. Les chimpanzés connaissent des interdits, font l'apprentissage que certaines choses sont réprimées par le groupe parce qu'elles vont à l'encontre de son harmonie. Mais on ne peut qualifier ces interdits, notamment celui de l'inceste, d'obligation morale. Il faudrait pour cela qu'il y ait notion de devoir.
Francis Kaplan. Si l'on définit la morale comme le seul respect des règles, on peut même avancer que rien ne distingue un comportement apparemment moral d'un animal du comportement apparemment moral d'un être humain. Kant se demandait si la morale ne se limite pas le plus souvent au respect apparent des règles collectives : peut-être que personne ne se conduit moralement, que tout le monde fait semblant parce qu'il y est contraint ? Dans son principe, pourtant, l'homme se représente la conduite morale comme étant celle qui vaut non par des règles imposées de l'extérieur, mais par la règle qu'on se donne à soi-même et qu'on estime universelle.
Le risque de voir disparaître les grands singes de la planète n'implique-t-il pas des devoirs nouveaux à leur égard ?
Pascal Picq. Nous sommes devant une situation d'urgence qui me conduit, en effet, à penser qu'il faut prendre la question des grands singes sous l'angle des droits de l'homme, de la reconnaissance de droits spécifiques pour ces cousins de l'homme. De par l'évolution, l'homme est devenu libre, nous disent les philosophes, cela signifie aussi qu'il est responsable.
Lucien Degoy
Qui va prendre le pouvoir ? : Les grands singes, les hommes politiques ou les robots
Un livre de Pascal Picq, extrait..../...
Par contre, saluons le génie de ces auteurs fabuleux des années 1960 qui annoncent les bouleversements sur les origines de l'homme à partir des rares connaissances de cette époque mais en s'intéressant à son devenir. Citons Pourquoi j'ai mangé mon père de Roy Lewis (1960 ; traduit par Vercors, l'auteur des Animaux dénaturés) ; Lettre sur les chimpanzés de Clément Rosset (1965) et Le Singe nu de Desmond Morris (1967). Une décennie prodigieuse au moment où s'affirme la conquête spatiale avec quelques chimpanzés envoyés en vol orbital avant d'y expédier des hommes alors que — et quel paradoxe ! — on commence à peine à les observer sur la Terre. En effet, les premières études sur les grands singes commencent à peine sur la Terre quand le premier hominoïde à faire un petit aller et retour dans l'espace est le jeune chimpanzé Ham avec le vol Mercury Redstone du 31 janvier 1961 (Ham étant l'acronyme d'un laboratoire dans la recherche spatiale). Puis c'est le premier vol orbitaire du chimpanzé Enos sur Mercury Atlas 5 le 29 novembre 1961. (Enos signifie « âme de l'homme » en langue hébraïque, tandis qu'Adam se réfère au corps et à la matérialité de l'homme). Les grands singes auraient pu gagner la conquête de l'espace. Mais Youri Gagarine fait quelques révolutions autour du globe le 12 avril 1961 avec Soyouz 1. Le 25 mai 1961 le président John Kennedy annonce le projet de la conquête de la Lune devant le Congrès américain le 25 mai 1961. Hélas, Enos arrive trop tard, comme si les grands singes étaient condamnés à être en retard sur l'homme à la fois dans l'évolution sur la Terre et dans l'espace. C'est ce qu'on a cru avant la publication de La Planète des singes.
Le génie de Boulle est de faire narrer l'histoire par deux chimpanzés faisant du tourisme dans l'espace. Il propose un roman à la fois dystopique et dioptrique. La dystopie s'oppose à l'utopie et la critique en développant une vision sombre du futur. Après La Cité de Dieu de saint Augustin, la Renaissance se nourrit de l'idée d'utopie, dont l'étymologie signifie « de nulle part » avec La Cité du Soleil de Campanella, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon et, bien sûr, L'Utopie de Thomas More. Les premiers grands récits fustigeant les utopies, qualifiés souvent de fantaisistes, évoquent des voyages imaginaires, comme L'Histoire comique des États et Empires de la Lune et L'Histoire comique des États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac ou Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Bien que ne pouvant pas connaître les grands singes en son temps, Cyrano de Bergerac invente des situations riches d'intuition en décrivant combien les hommes se comportent comme des singes dénaturés en ayant opté pour la marche debout, attitude arrogante et dominatrice. C'est bien là la seule allusion aux singes ou aux grands singes dans toute cette littérature qui ne mentionne jamais les animaux ou la nature. Car l'utopie situe l'homme dans un lieu dénué de toute évocation de la nature, ce qui l'entoure n'étant qu'architecture. La dystopie décrit un monde plus sinistre, tout aussi à l'écart de la nature. C'est là que le récit de Pierre Boulle se distingue des autres dystopies en proposant une autre évolution sur une autre planète et avec des grands singes devenus humains et dans des cités identiques aux nôtres.
Les utopies prennent un tour très politique à la fin du xixe siècle alors que se consolident les théories de l'évolution. L'engouement pour le progrès se confond avec une conception très progressiste de l'évolution de la lignée humaine, qui passe par l'outil et la maîtrise de la nature. Engels et Marx s'intéressent à cette grande vision, avant de l'abandonner. Le socialisme utopique et l'utopie communiste ne conçoivent que l'avenir du genre humain libéré des contraintes de la nature et de celles du capitalisme. Divers récits dystopiques critiquent cette illusion, comme 1984 de George Orwell, sans oublier un sympathisant socialiste ayant perdu ses espoirs comme Herbert George Wells dans La Guerre des mondes. La dystopie n'est pas en reste envers la société américaine de consommation avec Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Sans entrer dans les détails, beaucoup de ces auteurs modernes étaient soit socialistes, soit liés de près à des évolutionnistes célèbres — comme les Huxley —, à l'instar d'Alfred Russel Wallace, le co-inventeur de la sélection naturelle avec Charles Darwin. Mais dans ces utopies et ces dystopies, il n'est jamais question de singes. C'est une affaire d'homme à homme comme l'évoque le titre de l'excellent film Man to man de Régis Wargnier (2005) inspiré, en partie, des Animaux dénaturés de Vercors.
La Planète des singes est aussi un roman dioptrique, en référence aux lois de la réfraction de la lumière au passage d'une surface séparant deux milieux. L'écriture reste d'un style simple, sans création fictionnelle ni intrigue compliquée. Toute l'histoire se passe dans notre monde et la banalité de nos sociétés modernes avec des villes, des voitures, des avions, des soldats, des magasins, des politiques, des scientifiques, des policiers, etc. Alors pourquoi a-t-il un tel effet sur nous ? Parce qu'il inverse les rôles ; il nous fait passer de l'autre côté du miroir. C'est aussi simple que génial ! Les hommes sont devenus des animaux et les grands singes des humains. Les grands singes se comportent envers les hommes comme nous le faisons sur notre planète envers les grands singes. Ils sont même mieux traités que nous avions encore coutume de le faire il n'y a encore pas si longtemps.
Si Pierre Boulle ne connaît pas les comportements des grands singes dans la nature, il se montre très au fait des expériences menées dans les laboratoires. Après sa capture par les gorilles après une chasse tout à fait banale quand on est du bon côté du fusil, mais terrifiante vue par une proie consciente, le héros Ulysse Mérou — franchement, un nom à se faire tirer dessus comme un lapin, ce qui arrive d'ailleurs au cours de cette chasse à l'homme —se retrouve en cage dans un institut de recherche en anthropologie ! D'abord indigné, puis tenté par la révolte, il coopère de façon intelligente jusqu'à se faire remarquer par les gardiens et les chercheurs, dont la délicieuse Zira, adorable chimpanzé assistante de recherche. Ulysse passe les tests avec aisance, d'abord parce qu'il est un excellent joueur d'échecs et aussi parce que les tests sont ceux qu'il connaît pour être utilisés sur les grands singes étudiés dans les laboratoires de la planète Terre. Mais cela ne suffit pas, car le grand professeur Zaïus directeur de l'Institut, un orang-outang très imbu de son statut de mandarin, applique la loi de C. Lloyd Morgan.
Conwy Lloyd Morgan (1894-1951) est un des pionniers de la psychologie comparée. Son oeuvre la plus connue reste L'Évolution émergente (Emergent Evolution, 1923) et L'Émergence de la nouveauté (Émergence of Novelty, 1933) — parmi de nombreux ouvrages importants sur la psychologie animale. Sa loi ou canon de Morgan peut s'énoncer ainsi : nous ne devons en aucun cas interpréter une action animale comme la conséquence de l'expression d'une faculté mentale supérieure, si la même activité peut être expliquée comme la conséquence d'une activité mentale moins élevée. ("in no case may we interpret an action as the outcome of the exercise of a higher psychical faculty, if he can be interpreted as the outcome of the exercise on one which stands lower in the psychological scale", An Introduction to Comparative Psychology, 1894). Cet avertissement méthodologique visait à éviter le piège de l'anthropomorphisme. Mais, pour autant, il n'est pas une invitation au réductionnisme, notamment celui des mécanismes prônés par l'école béhavioriste, la grande école américaine de psychologie évoquée dans le film, Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais (1980). Il n'y a pas que les chimpanzés savants qui se perdent en conjectures sur les origines de capacités mentales dites supérieures et dans les chausse-trappes du dualisme (P. Picq, « Préface » in Charles Darwin, L'Instinct, L'Esprit du temps, 2009).
La loi de Morgan postule donc que si on peut proposer une explication de plus bas niveau pour rendre compte d'un comportement, il n'est pas utile d'aller rechercher une interprétation de niveau plus élevé. En des termes plus béhavioristes, si un chimpanzé s'acquitte d'une tâche complexe, il faut explorer toutes les possibilités de la génétique, des instincts et du conditionnement réflexe plutôt que d'invoquer la raison et la réflexion comme on le fait naturellement pour un homme qui effectuerait la même tâche. Le héros de Boulle se retrouve à son tour confronté à cette inversion d'interprétation et nous lecteurs, partageant à la fois sa situation et ses pensées, nous nous insurgeons contre l'absurdité de ce principe, non plus par la force d'une réfutation scientifique, mais par empathie. C'est là toute la puissance du roman qui éveille en nous la colère envers ces grands singes prétentieux alors que, par dioptrie, c'est de notre honte d'agir ainsi envers nos frères d'évolution dont il s'agit.
Notre héros commence à comprendre ce qui s'est passé sur cette étrange planète où régnait une civilisation humaine identique à celle qu'il avait quittée. Les grands singes ont pris le pouvoir et, grâce à leur grande faculté d'imitation, ont remplacé les humains dans tous les rouages de la société avec les mêmes institutions et les mêmes machines. Ils ont accompli assez peu de progrès, les plus marquants étant en neuropsychologie. Dans la terrible expérience infligée à la femme cobaye par les neurobiologistes simiens, on touche d'ailleurs à une sorte de « psychanalyse » par la libération inconsciente de la parole. Pour Freud, qui connaissait très bien les théories de Darwin et l'ethnologie (P. Picq, « Darwin, Freud et l'évolution », Psychanalyse : les dessous du divan, SPS, 293, hors-série, 2010), comme pour d'autres psychanalystes à sa suite, notre inconscient garderait en effet des traces de notre vie préhistorique, de ce passé que la honte de nos origines conduit à refouler.
Reprenons. Que sait-on du « peuple singe » quand Pierre Boulle publie son roman ? Pas grand-chose. On en connaît un peu plus quand le film de Franklin J. Schaffner sort sur les écrans en 1968, mais cela reste encore du domaine restreint des publications spécialisées. Quelques pionnières et pionniers de la découverte des grands singes jouissent d'une certaine reconnaissance, comme Junichiro Itani (1926-2001) et Toshisada Nishida (1941-2011) qui s'installent à Mahale, sur les bords du lac Tanganyika en Tanzanie, ou Adriaan Kortlandt (1918-2009) au Congo pour observer les chimpanzés. Les plus connues sont les trois « anges de Leakey », en hommage à Louis Leakey, le grand pionnier, avec sa femme Mary, de la paléoanthropologie africaine et qui comprend toute l'importance fondamentale d'engager des recherches sur l'éthologie des grands singes pour éclairer les origines de l'homme. Ces femmes sont Jane Goodall, qui commence ses observations sur les chimpanzés au parc de Gombe Stream sur les rives du lac Tanganyika en 1960, Dian Fossey qui s'établit parmi les gorilles des montagnes de la Brume au Rwanda en 1963, et Biruté Galdikas qui étudie sur le terrain les orangs-outangs de Bornéo en 1971. Ce sont les protagonistes d'études à long terme qui vont bousculer les certitudes sur notre exception humaine, bâties sur des millénaires d'ignorance et d'arrogance, encore à peine ébranlées aujourd'hui, il faut bien en convenir.
Les quelques éthologues cités sont connus pour avoir étudié les grands singes hominoïdes — chimpanzés, gorilles, orangs-outangs —que les anglophones nomment apes — tout naturellement, les titres anglais du roman de Boulle et des films qui en sont inspirés deviennent The Planet of the Apes. Cela laisse de côté une autre planète, bien plus diversifiée, celles des singes dits à queue ou cercopithécoïdes — macaques, babouins, entelles, cercocèbes, cercopithèques, nasiques, patas, etc. — que les anglophones appellent monkeys et représentés par plus d'une centaine d'espèces réparties sur l'Ancien Monde, c'est-à-dire l'Afrique, l'Europe et l'Asie. Si on ajoute ceux des Amériques, cela fait une quarantaine d'espèces supplémentaires. Tous ces singes représentent le Tiers État des primates, organisé autour de l'homme souverain et sa cour restreinte de grands singes hominoïdes. Car, en dépit des prodigieuses avancées des connaissances sur les singes et les grands singes depuis les années 1960, nos représentations de leur diversité, de leurs classifications et de leur évolution s'accrochent obstinément à l'ancien régime anthropocentrique. L'homme et les grands singes sont des fins de lignées — un esprit voltairien, agacé par l'arrogance d'une noblesse décrépite, dirait des « fins de race » — qui s'accrochent à de vieilles valeurs désuètes qui risquent de nous mener à notre perte.
Imaginons un petit voyage dans l'espace-temps, comme celui de deux personnages Jinn et Phyllis que l'on rencontre au début du roman de Pierre Boulle. Ils se baladent, font du tourisme intersidéral dans une sorte de voilier à énergie solaire. En chemin, ils attrapent une bouteille à la dérive dans laquelle ils trouvent un manuscrit. Tout le roman consiste en la lecture de l'étrange aventure d'un homme, Ulysse Mérou, qui s'est retrouvé sur une planète dominée par des grands singes. Nos deux touristes finissent par penser qu'il s'agit d'une fiction peu vraisemblable. Ils délaissent le manuscrit avant que nous apprenions à la toute fin que Jinn et Phyllis sont des... chimpanzés.
Imaginons maintenant que notre héros Ulysse Mérou s'échoue quinze millions d'années avant aujourd'hui, alors il serait vraiment sur la planète des grands singes hominoïdes. Que s'est-il passé ? Tout simplement une évolution bien connue des paléontologues, et encore trop ignorée du grand public. Et là pas question de jeter le manuscrit aux confins de l'espace puisqu'il est écrit par les fossiles inscrits dans les sédiments de la Terre (P. Picq, Premiers hommes, Flammarion, 2016).
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