In the Hall of the Mountain King

Dans l'antre du roi de la montagne

I Dovregubbens hall


« Les chemins de la nature ne peuvent être prévus avec certitude, la part d'accident est irréductible : la nature bifurquante est celle où de petites différences, des fluctuations insignifiantes, peuvent, si elles se produisent dans des circonstances opportunes, envahir tout le système, engendrer un régime de fonctionnement nouveau. » - Ilya Prigogine, From Being to Becoming : Time and Complexity in the Physical Sciences, 1980, San Francisco, W. H. Freeman & Co.

« L’image que nous avons du monde extérieur et celle que nous avons de notre propre activité interne convergent. Le 20e siècle apporte donc l’espoir d’une unité culturelle, d’une vision non réductrice, plus globale. Les sciences ne reflètent pas l’identité statique d’une raison à laquelle il faudrait se soumettre ou résister, elles participent à la création du sens au même titre que l’ensemble des pratiques humaines. » "Une nouvelle alliance de la science et de la culture", Ilya Prigogine, Le Courrier de l’UNESCO, nº 5, mai 1988, p. 12



Peer Gynt

de Henrik Ibsen

Traduction par Maurice Prozor. Perrin, 1899

Extrait du chapitre V


PEER GYNT

Qui va là ? Un prêtre portant un rets ? Hope-là ! Je suis décidément l’enfant gâté du sort ! Bonsoir, Monsieur le pasteur ! Un mauvais chemin, n’est-ce pas ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Assurément. Mais que ne fait-on pas pour accueillir une âme ?

PEER GYNT

Ah ! il se présente un candidat au ciel ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Non. J’espère qu’il prendra l’autre direction.

PEER GYNT

Me permettrez-vous, Monsieur le pasteur, de vous accompagner un bout de chemin ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Très volontiers. Votre compagnie me convient.

PEER GYNT

J’ai quelque chose sur le cœur.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Allons ! déchargez-vous !

PEER GYNT

Vous voyez devant vous un homme correct. J’ai toujours respecté la loi ; je n’ai jamais été sous les verrous. Il arrive cependant qu’on perde pied,
qu’on trébuche.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Hélas ! ça arrive aux meilleurs.

PEER GYNT

Eh bien ! ces bagatelles…

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ah ! ce ne sont que des bagatelles ?

PEER GYNT

Oui, je n’ai jamais pratiqué le péché en gros.

LE PERSONNAGE MAIGRE

En ce cas, mon ami, laissez-moi tranquille. Vous semblez me prendre pour un autre. Vous regardez mes mains. Qu’y remarquez-vous ?

PEER GYNT

Un développement d’ongles inaccoutumé.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Maintenant vous regardez mes pieds. Eh bien !

PEER GYNT (avec un geste)

Est-ce là un pied naturel ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Je m’en flatte.

PEER GYNT (ôtant son chapeau)

J’aurais juré que vous étiez prêtre. Et voici que j’ai l’honneur… Allons, tant mieux ! Quand on peut entrer par la grande porte, on ne prend pas le chemin de cuisine. Il vaut mieux parler au roi qu’à ses ministres.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Votre main ! Vous me paraissez libre de préjugés. Voyons, mon cher ! En quoi puis-je vous servir ? Il ne faut me demander ni argent ni pouvoir. Qu’on me pende si je puis vous en procurer. Vous ne sauriez croire comme les affaires vont mal. Plus de transactions, pas d’âmes à acquérir, si ce n’est, de temps en temps, quelque sujet isolé.

PEER GYNT

Ah ! La race est donc devenue meilleure ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mais non, au contraire ! Elle a honteusement baissé. La plupart sont à jeter au moule.

PEER GYNT

Oui, on m’a déjà parlé de ce moule. A vrai dire, c’est même là ce qui m’amène.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Parlez sans crainte !

PEER GYNT

Si ce n’est pas indiscret, je voudrais bien…

LE PERSONNAGE MAIGRE

Être logé à part, hein ?

PEER GYNT

Vous avez deviné ma prière.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Un logement bien chauffé ?

PEER GYNT

Pas trop. Une entrée séparée si possible, et une libre sortie, une porte de derrière, que j’aurais peut-être la chance d’utiliser.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mon cher ami, j’en suis vraiment désolé, mais vous ne sauriez croire combien j’ai de requêtes du même genre. Je reçois tous les jours des bonnes âmes prêtes à quitter ce bas monde.

PEER GYNT

Cependant, si l’on considère mes faits et gestes, j’ai quelque droit à une entrée séparée.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Puisque ce n’étaient que bagatelles !

PEER GYNT

Jusqu’à un certain point. Je me souviens toutefois avoir fait la traite des noirs.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Bah ! il y en a qui ont fait la traite des âmes et des volontés ; mais ils s’y sont sottement pris et n’ont pas obtenu leur entrée.

PEER GYNT

J’ai envoyé en Chine quelques idoles de Boudha.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Encore des vétilles. Nous nous soucions bien de ça. D’autres ont répandu de pires idoles à l’aide de la littérature et de la chaire sans réussir à se faire ouvrir.

PEER GYNT

Oui, mais vous savez bien que j’ai joué au prophète ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

À l’étranger ? La belle affaire ! Si vous n’avez pas de titres plus sérieux que ça, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis vous loger.

PEER GYNT

Eh bien, écoutez ! Dans un naufrage, je m’étais réfugié sur une épave. Il est écrit : « Un naufragé s’accroche à un brin d’herbe. » Il est écrit aussi : « Personne ne t’est plus proche que toi-même. » Enfin j’ai été à moitié cause qu’un cuisinier a perdu la vie.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ou qu’une cuisinière a perdu… autre chose. À moitié… ? À moitié… ? Balivernes que tout ça ! Vous croyez donc que, par le temps qui court, on a du combustible à perdre pour d’aussi pauvres sujets ? Allons, mon cher ami, ne vous faites pas de mauvais sang et résignez-vous tranquillement au moule. À quoi vous servirait-il que je vous hébergeasse ? Pensez-y. Vous êtes un homme raisonnable. Vous avez une bonne mémoire, je n’en disconviens pas. Mais elle ne vous offre au cœur et à l’esprit que des images ennuyeuses, un paysage plat et morne. Il n’y a là de quoi ni rire ni pleurer ; cela ne vous fait ni chaud ni froid, tout au plus un peu de dépit.

PEER GYNT

Il est écrit : « Tu ne peux savoir où le soulier te blesse quand tu marches pieds nus. »

LE PERSONNAGE MAIGRE

C’est vrai. En fait de souliers et grâce aux circonstances, je me contente d’une paire dépareillée. À propos ! ça me fait souvenir que je dois presser le pas. J’ai là un certain gigot dont j’espère un brillant régal. Ainsi, pas de temps à perdre en niaiseries !

PEER GYNT

Oserais-je demander quels péchés a pu commettre cet individu ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Il a, si je ne me trompe, réalisé la principale condition exigée par nous. Jour et nuit, il est toujours resté lui-même.

PEER GYNT

Lui-même ? C’est donc là ce qu’il faut pour entrer chez vous ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Cela dépend. Souvenez-vous qu’il y a deux manières d’être soi-même, l’envers et l’endroit. Vous connaissez la nouvelle découverte qui nous vient de Paris, l’art de se faire portraicturer par le soleil. Il résulte deux sortes d’épreuves, la positive et la négative. Celle-ci montre des ombres en place de lumière, et vice versa. L’œil profane la jugé ratée. Eh bien, non ! la figure y est, seulement il faut savoir la faire ressortir. Ainsi des âmes. Il y en a dont la vie a produit des épreuves négatives. Ce n’est pas une raison pour détruire le cliché, — il suffit de me l’envoyer, et je continue l’opération. Je connais les réactifs, soufre et autres substances, dont il faut se servir. Je baigne, brûle, vaporise, et bientôt la transfiguration s’opère ; l’image paraît telle qu’elle doit être. De négative elle devient positive, à moins qu’elle ne soit, comme chez vous, à moitié effacée. En ce
cas, rien ne sert, ni soufre, ni potasse.

PEER GYNT

Et de qui donc est le portrait dont vous allez manipuler l’épreuve négative ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

C’est celui d’un certain Peer Gynt.

PEER GYNT

Peer Gynt ? Tiens, liens ! Il est donc lui-même, ce monsieur Gynt ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Ah ! ça, j’en réponds !

PEER GYNT

Et c’est un homme digne de foi, ce monsieur Peer ?

LE PERSONNAGE MAIGRE

Vous le connaissez peut-être ?

PEER GYNT

Hem… un peu. On connaît tant de monde.

LE PERSONNAGE MAIGRE

Mon temps est compté. Où était-il, la dernière fois que vous l’avez rencontré ?

PEER GYNT

Très loin, au Cap…

LE PERSONNAGE MAIGRE

De Bonne-Espérance ?

PEER GYNT

Oui. Mais il devait, si je ne me trompe, s’embarquer sur le premier bateau en partance.

LE PERSONNAGE MAIGRE

J’y cours de ce pas. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! Ah ! ce Cap, ce Cap ! il m’a toujours répugné. Il est infesté de missionnaires norvégiens.

(Il s’en va rapidement vers le sud.)

PEER GYNT

L’imbécile ! Le voici qui prend ses jambes à son cou. Il sera joliment attrapé. C’est un vrai plaisir que d’avoir mis cette brute dedans. Et il fait l’important ! Il y a vraiment de quoi ! Ce n’est pas son métier qui l’enrichira. Il court au-devant d’un krach complet. — Hem ! Cela ne veut pas dire que je sois ferme en selle. Me voici, pour ainsi dire, expulsé de la noble tribu des moi. (une étoile file.) Bien des choses à Peer Gynt, sœur étoile ! Ah ! briller, s’éteindre, disparaître ainsi… (Il fait un soubresaut d’angoisse et s’enfonce plus profondément dans le brouillard. un instant de silence. Puis il s’écrie.) Lamentable pauvreté de l’âme qui retourne au néant et se perd dans le gris ! Terre verdoyante, pardonne-moi d’avoir foulé pour rien l’herbe de tes prairies ! Adorable soleil qui versa tes rayons dans une chambre vide, où il n’y avait personne pour recevoir de toi lumière, chaleur et vie ! Le maître du logis était toujours absent. Ah ! terre verdoyante, adorable soleil, que vous fûtes bêtes de nourrir et d’éclairer ma mère ! La nature est prodigue et l’esprit avare. Il est dur de payer de sa vie la faute d’être né. — Je veux, encore une fois, grimper sur les cimes rocheuses, voir le soleil se lever, m’épuiser les yeux à regarder la terre promise.

Après cela, que la neige s’amoncelle sur moi et qu’on trace ces mots sur ma tombe : « Ci-gît personne. » Et ensuite — ensuite ! — Advienne que pourra !

CHANT DES FIDÈLES (sur la route qui mène à l’église à travers bois)

C’est le jour radieux
Où les langues de flamme,
Apportant l’Esprit du Seigneur,
Descendirent des cieux.
Élevons-y notre âme,
Nos yeux et notre cœur.

PEER GYNT (se courbant, effrayé)

Non, non, je ne veux pas les regarder ! Ils sont vides et déserts. Ah ! je crains d’être mort bien avant mon trépas. (En cherchant à se glisser dans les broussailles, il arrive tout à coup au carrefour.)

LE FONDEUR

Bonjour, Peer Gynt, où est ton billet de confession ?

PEER GYNT

Tu me croiras, si je te dis que j’ai cherché un confesseur tant que j’ai pu.

LE FONDEUR

Et tu n’en as pas trouvé ?

PEER GYNT

Je n’ai rencontré qu’un photographe ambulant.

LE FONDEUR

Tant pis ! Le délai est expiré.

PEER GYNT

Tout est fini ! Ça sent la mort. Entends-tu hululer la chouette ?

LE FONDEUR

Mais non. C’est la cloche des matines.

PEER GYNT (indiquant du doigt)

Quelle est cette lumière ?

LE FONDEUR

Une simple bougie qui brûle dans une cabane.

PEER GYNT

D’où vient ce son ?

LE FONDEUR

Ce n’est qu’une femme qui chante.

PEER GYNT

Voilà où je me ferai délivrer un billet de confession.

LE FONDEUR (lui saisissant le bras)

Allons ! règle tes affaires !

(Ils sont sortis des broussailles et se trouvent devant une cabane. Le jour commence à poindre.)

PEER GYNT

Mes affaires, c’est là que je les réglerai. Je suis chez moi ! Va-t-en ! Décampe ! Ton monde fût-il cent fois plus grand qu’il ne l’est, il ne pourrait nous contenir, moi et les péchés que tu verras, inscrit sur mon billet.

LE FONDEUR

Allons, Peer, je t’attendrai au troisième carrefour. Mais alors !…

(Il s’écarte et s’éloigne.)