À l'intérieur de l'abîme

Inside the Abyss


   

« I must not fear. Fear is the mind-killer. Fear is the little-death that brings total obliteration. I will face my fear. I will permit it to pass over me and through me. And when it has gone past I will turn the inner eye to see its path. Where the fear has gone there will be nothing. Only I will remain. »

« Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi. »

Frank Herbert, Dune


 

« Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d'un abîme, l'abîme, lui aussi, pénètre en toi. » Par-delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche (trad. Henri Albert), partie IV, chap. « Maximes et intermèdes », § 146

Question à un spécialiste : Pouvez-vous m'expliquer le sens de cette citation de Nietzsche: "Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi." ?

Un extrait de la réponse de Florian Cova :
« Revenons maintenant à notre deuxième phrase. Le terme d’ "abîme" peut être relié à l’idée d’une psychologie des "profondeurs" : l’abîme désigne ainsi l’ensemble des motifs insondables qui se cachent non seulement derrière nos actions mais aussi derrière nos codes moraux et nos visions du monde (qui sont, pour Nietzsche, fondamentalement "morales"). En plongeant son regard dans cet abîme, et en prenant connaissance de ces motifs, le psychologue nietzschéen en vient à douter de tous les jugements de valeurs humains. Seulement, il est lui-même humain (et même "trop humain") : les leçons qu’il tire de sa contemplation de l’abîme valent donc aussi pour ses propres jugements, et le conduisent à mettre en doute ses propres jugements de valeurs. Il est ainsi impossible de regarder l’abîme sans être scruté en retour, car en tant qu’humains, nous sommes des parties de cet abîme. La seconde phrase développe donc un thème cher à Nietzsche : le fait que certaines vérités sont trop difficiles pour pouvoir être supportées par tous (et que la connaissance des vérités fondamentales doit être réservée à une certaine élite). Scruter l’abîme des motifs humains, c’est s’exposer soi-même en tant qu’être humain, et courir le risque de découvrir que nous ne sommes pas aussi "moraux" que nous l’espérions.»


NEMESIS, by H.P. Lovecraft

Thro’ the ghoul-guarded gateways of slumber,
Past the wan-moon’d abysses of night,
I have liv’d o’er my lives without number,
I have sounded all things with my sight;
And I struggle and shriek ere the daybreak, being driven to madness with fright.

I have whirl’d with the earth at the dawning,
When the sky was a vaporous flame;
I have seen the dark universe yawning,
Where the black planets roll without aim;
Where they roll in their horror unheeded, without knowledge or lustre or name.

I had drifted o’er seas without ending,
Under sinister grey-clouded skies
That the many-fork’d lightning is rending,
That resound with hysterical cries;
With the moans of invisible daemons that out of the green waters rise.

I have plung’d like a deer thro’ the arches
Of the hoary primordial grove,
Where the oaks feel the presence that marches
And stalks on where no spirit dares rove;
And I flee from a thing that surrounds me, and leers thro’ dead branches above.

I have stumbled by cave-ridden mountains
That rise barren and bleak from the plain,
I have drunk of the fog-foetid fountains
That ooze down to the marsh and the main;
And in hot cursed tarns I have seen things I care not to gaze on again.

I have scann’d the vast ivy-clad palace,
I have trod its untenanted hall,
Where the moon writhing up from the valleys
Shews the tapestried things on the wall;
Strange figures discordantly woven, which I cannot endure to recall.

I have peer’d from the casement in wonder
At the mouldering meadows around,
At the many-roof’d village laid under
The curse of a grave-girdled ground;
And from rows of white urn-carven marble I listen intently for sound.

I have haunted the tombs of the ages,
I have flown on the pinions of fear
Where the smoke-belching Erebus rages,
Where the jokulls loom snow-clad and drear:
And in realms where the sun of the desert consumes what it never can cheer.

I was old when the Pharaohs first mounted
The jewel-deck’d throne by the Nile;
I was old in those epochs uncounted
When I, and I only, was vile;
And Man, yet untainted and happy, dwelt in bliss on the far Arctic isle.

Oh, great was the sin of my spirit,
And great is the reach of its doom;
Not the pity of Heaven can cheer it,
Nor can respite be found in the tomb:
Down the infinite aeons come beating the wings of unmerciful gloom.

Thro’ the ghoul-guarded gateways of slumber,
Past the wan-moon’d abysses of night,
I have liv’d o’er my lives without number,
I have sounded all things with my sight;
And I struggle and shriek ere the daybreak, being driven to madness with fright.



 

 

NEMESIS, par H.P. Lovecraft

De l'autre côté des portes du sommeil gardées par des goules,
Au delà des abîmes nocturnes éclairées par une lune blafarde,
J'ai vécu des vies sans nombre,
J'ai sondé du regard toutes choses;
Et je me débats et je crie jusqu'à l'aurore, Poussé à la folie par l'effroi.
J'ai tournoyé avec la Terre à l'aube des temps,
Quand le ciel était une flamme vaporeuse;
J'ai contemplé la béance du sombre univers
Où les noires planètes roulent sans but,
Où elles tourbillonnent inaperçues dans leur horreur,
Sans savoir, ni éclat, ni nom.

J'ai dérivé sur des mers sans fin,
Sous des cieux sinistres aux nuages gris
Que déchirent des éclairs échevelés,
Qui résonnent de cris hystériques;
Des beuglements d'invisibles démons
Qui s'élèvent des eaux glauques.

Je me suis élancé tel un daim parmi les arches
Du bois originel et immémorial,
Où les chênes sentent la présence en marche
Qui se tapit là ou aucun esprit n'ose rôder,
Et je fuis la chose qui m'entoure et m'observe
Entre les branches mortes au-dessus de moi.

J'ai cheminé près de montagnes percées de cavernes
Qui se dressent nues et stériles au milieu de la plaine,
J'ai bu de l'eau fétide des fontaines à grenouilles
Qui suintent vers le marais et vers l'océan;
Et dans les lacs brûlants j'ai vu des choses
Que je ne souhaite pas revoir.

J'ai contemplé le vaste palais orné de lierre,
J'ai parcourue sa grande salle désertées,
Où la lune qui se lève au dessus des vallées
Révèle les créatures sur les tapisseries murales;
D'étranges silhouettes tissées sans harmonie
Que je ne supporte pas de me remémorer.

Étonné, j'ai jeté un regard depuis les croisées
Sur les prairies qui pourrissaient à l'entour,
Sur le village aux nombreux toits ployés
Sous la malédiction d'une terre cernée de tombes;
Et, en direction des alignements d'urnes de marbre blanc,
J'ai écouté, cherchant à déceler un bruit.

J'ai hanté les tombeaux des âges,
Porté par les ailes de la peur, j'ai survolé
L'Erebus qui gronde en crachant des nuées;
Des précipices enneigés et lugubres;
Et des royaumes où le soleil du désert consume
Ce qu'il ne peut jamais égayer.

J'étais vieux quand les premiers Pharaons montèrent
Sur le trône incrusté de joyaux aux bords du Nil;
J'étais vieux en ces ères incalculables
Où moi, et moi seul, était vil;
Et où l'Homme, encore pur et heureux vivait dans la félicité
Sur la lointaine île Arctique.

Oh, grand fut le péché de mon esprit,
Et grande est l'étendue de sa condamnation;
La compassion des Cieux ne peut le réconforter,
Et la tombe ne peut offrir aucun répit:
Depuis les éons infinis surgissent en battant
Les ailes des ténèbres impitoyables.

De l'autre côté des portes du sommeil gardées par des goules,
Au delà des abîmes nocturnes éclairées par une lune blafarde,
J'ai vécu des vies sans nombre,
J'ai sondé du regard toutes choses;
Et je me débats et je crie jusqu'à l'aurore, Poussé à la folie par l'effroi.
J'ai tournoyé avec la Terre à l'aube des temps,
Quand le ciel était une flamme vaporeuse;
J'ai contemplé la béance du sombre univers
Où les noires planètes roulent sans but,
Où elles tourbillonnent inaperçues dans leur horreur,
Sans savoir, ni éclat, ni nom.