L'Aigle et l'Escarbot, Livre II, fable 8
Jean de La Fontaine
L’Aigle donnait la chasse à Maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyait au plus vite.
Le trou de l’Escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte
Était sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blottit.
L’Aigle fondant sur lui nonobstant cet asile,
L’Escarbot intercède et dit :
Princesse des Oiseaux, il vous est fort facile
D’enlever malgré moi ce pauvre malheureux :
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie :
Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la lui de grâce, ou l’ôtez à tous deux :
C’est mon voisin, c’est mon compère.
L’oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l’aile l’Escarbot,
L’étourdit, l’oblige à se taire ;
Enlève Jean Lapin. L’Escarbot indigné
Vole au nid de l’Oiseau, fracasse en son absence
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance :
Pas un seul ne fut épargné.
L’Aigle étant de retour, et voyant ce ménage,
Remplit le Ciel de cris, et pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu’elle a souffert.
Elle gémit en vain, sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L’an suivant elle mit son nid en lieu plus haut.
L’Escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut :
La mort de Jean Lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel que l’écho de ces bois
N’en dormit de plus de six mois.
L’Oiseau qui porte Ganymède,
Du Monarque des Dieux enfin implore l’aide ;
Dépose en son giron ses œufs, et croit qu’en paix
Ils seront dans ce lieu, que pour ses intérêts
Jupiter se verra contraint de les défendre.
Hardi qui les irait là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le Dieu la secouant jeta les œufs à bas.
Quand l’Aigle sut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa Cour, d’aller vivre au désert :
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut.
Devant son Tribunal l’Escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l’affaire.
On fit entendre à l’Aigle enfin qu’elle avait tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le Monarque des Dieux s’avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l’Aigle fait l’amour,
En une autre saison, quand la race Escarbote
Est en quartier d’hiver, et comme la Marmotte
Se cache et ne voit point le jour.
La Mort des artistes, Les Fleurs du mal, 1857
Charles Baudelaire
Combien faut-il de fois secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature ?
Pour piquer dans le but, de mystique nature,
Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?
Nous userons notre âme en de subtils complots,
Et nous démolirons mainte lourde armature,
Avant de contempler la grande Créature
Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots !
Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,
N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole !
C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !
Théodore Agrippa d’Aubigné, Stances
A longs filets de sang ce lamentable corps
Tire du lieu qu’il fuit le lien de son âme,
Et séparé du cœur qu’il a laissé dehors,
Dedans les forts liens et aux mains de sa dame,
Il s’enfuit de sa vie et cherche mille morts.
Plus les rouges destins arrachent loin du cœur
Mon estomac pillé, j’épanche mes entrailles
Par le chemin qui est marqué de ma douleur.
La beauté de Diane ainsi que des tenailles
Tirent l’un d’un côté, l’autre suit le malheur.
Qui me voudra trouver détourne par mes pas,
Par les buissons rougis, mon corps de place en place,
Comme un vaneur baissant la tête contre bas
Suit le sanglier blessé aisément à la trace,
Et le poursuit à l’oeil jusqu’au lieu du trépas.
Diane, qui voudra me poursuivre en mourant,
Qu’on écoute les rocs résonner mes querelles,
Qu’on suive pour mes pas de larmes un torrent,
Tant qu’on trouve séché de mes peines cruelles
Un coffre, ton portrait, et rien au demeurant.
Les champs sont abreuvés après moi de douleurs,
Le souci, l’encolie, et les tristes pensées
Renaissent de mon sang et vivent de mes pleurs,
Et des cieux les rigueurs contre moi courroucées
Font servir mes soupirs à éventer ses fleurs.
Un bandeau de fureur épais presse mes yeux
Qui ne discernent plus le danger ni la voie,
Mais ils vont effrayant de leur regard les lieux
Où se trame ma mort, et ma présence effraie
Ce qu’embrassent la terre et la voûte des cieux.