Il récolte le fruit des rencontres, pour briser les forts verrous des portes de la nature.
D'un futur vers le passé, du présent vers l'avenir, les points de passage.
Ce lieu n'est pas un moment mais la perception des différentes trames du temps
De rerum natura, de Lucrèce.
LIVRE VI, extraits
Voici un autre fait encore. Plus la cime des montagnes est voisine du ciel, plus la fumée jaunâtre des nuages et leur épais brouillard couronnent fréquemment ces hauteurs. Sans doute. Car aussitôt que la substance des nues se forme, quoique trop déliée pour être visible, les vents la portent et la rassemblent au faîte des monts. Là enfin ces nues, réunies en masses plus abondantes, plus compactes, plus serrées, nous apparaissent, et semblent monter de ce faîte dans les airs. Que les hauteurs soient exposées aux vents, tout le déclare, les faits eux-mêmes, et ce que nous ressentons à gravir de hautes montagnes.
En outre, la Nature dérobe aussi à toute l’étendue des mers une foule d’atomes : les vêtements suspendus au bord du rivage le proclament, alors que l’humidité s’y attache. Tu vois donc que mille essences, capables d’accroître les nues, jaillissent aussi du bouillonnement des flots salés ; car, en ce point, tous les corps humides sont de la même famille.
De tous les fleuves encore, ainsi que de la terre, on voit s’élever un brouillard et une écume qu’ils exhalent, qu’ils poussent en l’air comme une haleine, qui enveloppent le ciel de leurs sombres voiles, et qui, insensiblement amoncelés, fournissent d’épais nuages. Car ils sont aussi pressés d’en haut par la vague étincelante de l’éther qui les foule en quelque sorte, et qui étale sous le riant azur le noir tissu des orages.
Il est possible même que des germes extérieurs viennent s’ajouter à l’assemblage de ce monde, pour y engendrer ces nues et ces tempêtes flottantes. Car je t’ai appris déjà, l’innombrable nombre des atomes, et l’infinie profondeur de la masse universelle, et le vol rapide des corps élémentaires, et leur promptitude habituelle à franchir d’incommensurables espaces. Est-il donc étrange que souvent la nuit et la tempête couvrent si vite de si grandes montagnes, et pendent à la fois sur la terre et l’onde, puisque de toutes parts tous les pores du ciel, et en quelque sorte toutes les veines du monde immense offrent aux éléments mille entrées et mille issues toujours ouvertes ?
De rerum natura, de Lucrèce.
Livre IV, extraits
Tu sais déjà ce que sont les éléments de toutes choses, et sous combien de formes diverses ils tourbillonnent d’eux-mêmes, en proie à une agitation éternelle ; tu as vu la nature des âmes, et à quoi tient leur énergie quand elles sont ajustées aux corps, et quels déchirements les font retomber en atomes : maintenant abordons ce qui a essentiellement trait à ces matières. Il existe des objets que nous appelons images. Espèces de membranes enlevées à la surface des corps, elles voltigent çà et là dans les airs, elles assiègent nos veilles, elles épouvantent nos cœurs même durant la nuit, alors que nous apercevons des spectres étranges, et les fantômes de ceux qui ont perdu le jour : horribles visions, qui nous arrachent souvent aux langueurs du sommeil. Ainsi ne va pas croire que ce soient là des âmes échappées du Styx, des ombres qui errent parmi les vivants ; ou que la mort laisse subsister une partie de nous-mêmes, une fois que la double nature des esprits et des corps meurt éparpillée en ses propres atomes.
Je répète donc que les assemblages exhalent à leur cime des apparences, des figures déliées, qui en sont comme les membranes, et on peut dire les écorces ; car elles ont un aspect et une forme semblables au corps qui a répandu ces flottantes images.
Elles ne se dérobent point aux intelligences les plus épaisses, surtout puisque le monde des sens nous offre mille corps qui émanent : les uns jaillissant épars des assemblages en ruines, comme la fumée que jette le bois, ou la vapeur du feu ; les autres, tissu fin et serré, comme ces rondes tuniques de peau que les cigales ôtent un jour d’été, et ces molles enveloppes qui se détachent à fleur de corps du veau naissant, et la robe que la couleuvre laisse sur les épines où elle glisse : car tu vois souvent les buissons enrichis de ces dépouilles que le vent agite. Si le fait a lieu, toute surface doit envoyer aussi de subtiles images. Ces lourds débris tombent-ils des êtres, plutôt que de fines émanations ? Pourquoi ? Tu demeures bouche close. Surtout puisque la cime des assemblages, pleine de corps imperceptibles, peut les rejeter sans détruire leur ordre, leur forme, leurs traits, et beaucoup plus vite ; car leur petit nombre diminue les obstacles, et ils sont rangés en tête.
Oui, certes, nous voyons bien des êtres qui soulèvent et chassent leur matière, non-seulement du fond de leurs entrailles, mais encore des superficies telles que la couleur. Ainsi font habituellement ces voiles jaunes, bruns et rouges, qui, étendus sur les mâts et les poutres dans nos vastes amphithéâtres, y font bouillonner la vague de leurs plis tremblants. Toute l’assemblée du cirque qu’ils dominent, et tout ce qui en est la parure, les grands, les dames, les immortels, se colorent, et semblent ondoyer d’un éclat mobile. Mieux on ferme les abords, les barrières, et mieux on intercepte les feux du jour, plus on augmente le charme riant des teintes qui baignent la salle.
Or, puisque ce fard émane de la surface des toiles, il faut que tous les corps lancent aussi de frêles images : car elles sont aussi dardées par la surface.
Voici déjà quelques traces certaines de ces formes partout répandues, minces contours qui demeurent séparément invisibles.
En outre, le parfum, la fumée, la vapeur, et toutes les essences analogues, jaillissent éparses des assemblages, parce que, soulevées du fond, elles arrivent au jour par des voies tortueuses qui les brisent, et que les embouchures par où elles tâchent de sortir, une fois chassées, ne sont pas droites. Mais la couleur, écorce fine que jettent les surfaces, ne trouve rien qui la puisse déchirer, étant à nu, et comme sur le front des êtres.
Enfin, ces images que les miroirs, les ondes et toute surface brillante nous offrent, étant semblables aux corps, doivent provenir de formes qui en émanent. Car pourquoi tombe-t-il des êtres mille débris échappés de leur matière sensible, plutôt que de fines émanations ? Je le répète, tu demeures bouche close. Il existe donc de subtiles images, ayant la forme plus que la nature des corps, invisibles quand elles sont éparses, mais qui, incessamment foulées par mille chocs, rejaillissent ensemble du miroir aux yeux. Vois-tu un autre moyen qui leur permette de subsister, et de reproduire tous les êtres ?
Apprends ici de quelle fine matière se composent les images : surtout puisque leurs germes sont mille fois plus écartés de nos sens, plus imperceptibles que les êtres qui commencent à franchir les bornes de la vue. Mais d’abord examine, sous une forme palpable, la délicatesse des éléments de toutes choses : quelques mots y suffisent.
Déjà, parmi les êtres, il y en a de si menus que le tiers de leur corps ne se verrait pas. Que penses-tu donc que soit un intestin, le globe de l’œil ou du cœur, les membres, les articulations ? Quelle petitesse ! Songe maintenant aux atomes qui doivent être la base de leur esprit et de leur âme : vois-tu comme tous sont fins et grêles ?
De rerum natura, de Lucrèce.
Livre III, extraits
Nos yeux rencontrent encore Sisyphe dans la vie. Le voilà qui s’obstine à demander au peuple les faisceaux, les haches cruelles, et qui revient toujours vaincu et triste. Briguer le pouvoir, qui est une chose vaine, sans jamais l’atteindre ; endurer pour lui mille peines si rudes, n’est-ce pas rouler sur une montagne, avec effort et contre sa pente, un rocher qui, déjà au faîte, retombe précipitamment, et gagne la rase campagne ?
Ensuite repaître continuellement la faim des âmes, et ne jamais emplir ou rassasier leur ingrate nature ; comme les saisons qui, ramenées par le cercle des ans, nous apportent mille productions, mille charmes, sans nous assouvir avec toutes ces moissons de la vie : voilà, je pense, ce que les hommes racontent de ces vierges, à la fleur de l’âge, qui entassent une eau fugitive dans un vase percé, incapable de se remplir. Quant à Cerbère, et aux Furies, et à la nuit éternelle, et au Tartare, dont les gorges vomissent un horrible bouillonnement de flammes, ils n’existent nulle part, ils ne peuvent exister : mais il y a, dans cette vie, de grands supplices qui épouvantent les grands crimes, ou les expient du moins, comme la prison, le terrible saut du rocher, les verges, les bourreaux, le chevalet, la poix, les lames, les torches. Et, à défaut de ces peines, les terreurs anticipées de la conscience nous aiguillonnent, nous dévorent sous des lanières brûlantes ; et comme les âmes ne voient pas quel doit être le terme des misères, la fin des châtiments, elles tremblent encore plus que la mort ne les aggrave. Voilà comment les insensés se font un enfer de la vie.
Tu peux aussi te répéter souvent : « Ancus lui-même, le bon Ancus, a fermé les yeux à la lumière. » Et pourtant il valait bien mieux que toi, misérable ! Comme lui, tous les rois et les puissants du monde ont succombé, eux qui avaient de grandes nations sous leur commandement.
Celui-là même qui se fraya autrefois une route dans la mer immense, qui fit marcher ses légions sur un abîme, qui leur apprit à franchir à pied les gouffres amers, et qui brava sous les bonds insultants de ses chevaux le vain murmure des ondes, a perdu le jour, et son corps expirant a répandu son âme.
Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a rendu ses ossements à la terre, comme le dernier des esclaves.
Ajoute ceux qui inventèrent les sciences et tous les charmes de la vie ; ajoute les compagnons des Muses : Homère, qui règne sur eux sans partage, ne dort-il pas du même sommeil que les autres ?
Enfin Démocrite, quand sa vieillesse, déjà mûre pour la tombe, l’avertit des langueurs de son âme qui s’oubliait elle-même, alla au-devant de la mort, et lui offrit volontairement sa tête.
Épicure lui-même s’éteint, au couchant de la vie : Épicure, dont le génie plana au-dessus des hommes, et éclipsa tous les astres, comme le soleil levant, ce roi des airs !
Et tu hésites, et tu meurs avec indignation, toi qui as déjà une vie morte, ne vivant que pour te voir mourir, toi qui uses dans le sommeil la plupart de tes heures ; qui dors éveillé, la vue toujours pleine de songes ; qui portes au fond du cœur le trouble des vaines alarmes, et qui souvent ne peux démêler ton propre mal, quoique tourmenté par un affreux vertige de soucis, et de flottantes irrésolutions qui étourdissent, qui égarent ton âme !
Si les hommes, quand ils se montrent sensibles au poids qui charge leur esprit et le fatigue, savaient aussi pénétrer la cause de cet accablement, et pourquoi un tel amas de misères écrase leurs poitrines, ils ne vivraient pas comme font la plupart sous nos yeux ! Que veulent-ils ? Aucun ne le sait, ils le cherchent toujours ; ils se remuent : espèrent-ils donc secouer ce fardeau ?