Hominisation et humanisation


Le développement de la noosphère vers le point oméga


 

Les directions de l'avenir, de Pierre Teilhard de Chardin.
Chapite 1. Le Sens Humain, février-mars 1929.

Extraits.

III. APRÈS L'ÉVEIL DU SENS HUMAIN LA FOI AU MONDE

Et maintenant, bien que le mouvement ne soit encore qu'en enfance, on peut affirmer qu'il est né pour toujours. Quoi que nous en ayons, c'est fait et à jamais. À travers les griseries impulsives de la grande Révolution et les hymnes, trop souvent puérils, adressés au Progrès par le XIXe siècle, - aujourd'hui, à la lumière du Temps découvert, des Forces conquises, et de l'Unité humaine aperçue, nous sommes initiés, et nous commençons à voir, dur et clair, en nous et en avant de nous.

Autrefois (il y a 150 ans), nous nous imaginions regarder, spectateurs inactifs et irresponsables, un grand décor terrestre, planté autour de nous. Nous étions des enfants.

Aujourd'hui, nous avons compris que nous sommes des ouvriers voués à une énorme tâche. Nous nous sentons les atomes vivants d'un Univers en marche. Nous sommes devenus adultes.

Une première fois, semble-t-il, aux jours de la Renaissance, l'éveil avait tenté de se produire. Mais à ce moment-là, les hommes qu'enthousiasmait le visage retrouvé du Monde se [29] trompèrent dans leur geste d'étreinte. Ils se jetèrent sur la Nature pour en jouir ; et ce fut la dissolution. Nous autres aussi, nous renaissons passionnément à l'Univers. Mais, plus clairvoyants que nos ancêtres, nous nous vouons à lui comme à une conquête et à une proie ; et c'est ce qui nous sauvera [1].

Beaucoup d'hommes, il n'est que trop vrai, ne sentent pas encore distinctement, aujourd'hui, l'esprit nouveau qui les anime. Mais cet esprit est partout autour d'eux ; et, s'il ne parle pas par leur bouche, du moins il se fait entendre - d'eux, - ou bien il les juge. L'aviateur qui se tue en établissant une ligne postale ; le grimpeur qui risque sa peau en escaladant le mont Everest ; le médecin qui perd ses membres au contact des rayons X ; tous ceux, en somme, qui sont les pionniers actuels de l'Humanité, obéissent, fondamentalement, au besoin de coopérer à une grande réussite qui les dépasse. Ils le disent dans leurs testaments, dans leurs dernières paroles, dans leurs livres [2]. Et on les comprend. Et ceux qui ne les comprennent pas, on les méprise. L'appui moral cherché dans la conscience de faire grandir le Monde en faisant grandir l'Humanité tend à devenir un ressort normal et habituel de toute action humaine. Quel prodigieux changement depuis Pascal et depuis Bossuet !

Dans cet éveil des responsabilités et des aspirations unitaires, en quoi consiste proprement le Sens Humain, il serait légitime de reconnaître la face psychologique, et donc la manifestation [30] expérimentale, de ce que nous avons appelé ailleurs « la Noosphère ». Si l'Humanité ne constituait pas, physiquement et biologiquement, une unité naturelle, douée de certaines puissances spécifiques d'organisation et de croissance, comment éprouverait-elle une âme commune ?

Laissons de côté, ici, la Noosphère ; et contentons-nous d'approfondir un peu plus la nature et la portée psychologique du grand mouvement intérieur dont nous venons de saisir la naissance et le premier développement. Que représente, au juste, dans l'histoire de la pensée terrestre, l'apparition du Sens Humain ?

À cette question, nous devons répondre : « Rien autre chose qu'un puissant phénomène d'ordre religieux ».

Par nature, le Sens Humain rapproche et anime les Hommes dans l'attente d'un Avenir, c'est-à-dire dans la certitude d'une Réalisation dont l'existence, bien que strictement indémontrable, est cependant admise avec une assurance plus grande que si elle était touchée et démontrée. Il est une Foi.

Par nature, encore, à la préparation et au service de cette grande Chose pressentie, le même Sens Humain subordonne la totalité des activités qu'il dirige en dernier ressort. L'œuvre en cours dans l'Univers, le mystérieux aboutissement auquel nous collaborons, est « le Plus Grand » devant lequel il faut que, pour réussir, tout cède, et tout se sacrifie. Le Sens Humain est un appel au Renoncement.

Foi et Renoncement : ne sont-ce pas là les deux attributs essentiels de toute adoration ?

En vérité, ce que les Hommes subissent en ce moment, sous l'invasion du Sens Humain, c'est littéralement une conversion profonde, consécutive à la révélation naturelle de leur situation et de leur vocation dans l'Univers.

[1]    Et c'est aussi, observons-le, ce qui fait notre civilisation, dans son essence, aussi différente que possible du vieux paganisme grec, auquel on essaie parfois de la comparer.

[2]    Citons au hasard : la préface écrite par Younghusband pour le récit de l'assaut donné à l'Everest ; les conférences données par le Pr R. A. Millikan, en 1928, à Yale University, sur « Evolution in Science and Religion » ; le testament laissé par un pilote de la ligne transcontinentale d'Amérique, cité dans le Geographic National de 192 ? ; les derniers mots de Drouin mourant : « L'Atlantique, l'Atlantique... »

(***/***)

Plus l'Homme, poussé par le Sens Humain, s'éprendra de l'idée qu'un Résultat est attendu des prolongements de son  effort même « profane », plus il se trouvera conduit à exalter la valeur de la Personnalisation et de la Personne, en quoi consiste l'œuvre des œuvres humaines. - Plus, encore, l'Homme, éveillé à la notion de « fonction humaine universelle », s'élèvera dans l'appréciation du rôle joué dans le Monde par les forces de choix et de conscience, plus il comprendra que l'apparition sur Terre de la pensée réfléchie entraîne quasi nécessairement, pour la compléter et l'équilibrer, une autre « réflexion » : celle du Tout sur la monade, après celle de la monade sur elle-même, - c'est-à-dire une Révélation. - Plus l'Homme, enfin, devenu conscient de la gravité et des risques de l'existence, cherchera à discuter les droits de l'Univers sur sa liberté, plus il se rendra compte que, si aucun élément tangible ne lui manifeste l'influx (c'est-à-dire ne lui garantit l'existence) d'un Terme réel du Monde, nul argument de sa raison individuelle, nul accord des esprits, si unanime soit-il, ne sauraient supprimer en lui ce doute, physiquement mortel pour l'action et le goût essentiel de vivre : « Le Monde a-t-il vraiment l'issue dont nous rêvons ? Ne sommes-nous pas les dupes de la Vie ? »


 

Les directions de l'avenir, de Pierre Teilhard de Chardin.
Chapitre 11. COMMENT JE VOIS. 26 août 1948.

Extraits.

2. L'Hominisation élémentaire ou Le Pas de la Réflexion.

(6) Si dirigé soit-il dans son axe général de progression, l'enroulement organique du Monde ne procède (en vertu de la nature même du Multiple sur lequel il travaille) qu'à la faveur d'infinis tâtonnements. Ceci explique pourquoi, observé en arrière dans le champ de la Biogénèse terrestre, sa trace ne laisse pas un sillage linéaire, mais se brise en une multitude de lignes divergentes : les innombrables phyla le long desquels ont essayé de se trouver les directions les plus favorables de complexité et de conscience. Soit du point de vue « complexité »,soit du point de vue « conscience », on a pu se demander sérieusement s'il n'y avait aucun moyen objectif d'établir un classement de valeur entre les diverses nervures de cet immense éventail à peine inventorié encore par la Zoologie. Après tout, [188] au nom de quel critère décider que tel ou tel type organique (et son instinct associé) soient plus centraux ou plus élevés que tel autre sur l'axe de l'Univers en évolution ?... Dans ce spectre de raies psychiques, toutes de teintes différentes, y a-t-il aucun moyen de reconnaître, cela a-t-il même un sens d'imaginer, que certaines dépassent les autres en valeur absolue ?...

Oui, répondrons-nous, - pourvu qu'on donne la place qu'il mérite au phénomène de la Réflexion.

(7) Dans les limites de notre expérience, l'Homme est le seul être, non seulement qui sait, mais qui sait qu'il sait [1]. Cette propriété mentale, malgré la criante énormité des effets qui en résultent, est encore curieusement sous‑estimée par beaucoup de biologistes qui (renouvelant à ce niveau une erreur d'appréciation déjà commise sur la vie, - cf. ci-dessus (5) -) ne veulent y voir qu'une exagération ou anomalie de la conscience commune à tous les vivants. - Or, soit qu'on essaie d'apprécier dans sa perfection physique l'acte même de réflexion (opération strictement ponctiforme d'une conscience définitivement centrée sur elle-même) ; - soit qu'on s'attache à considérer l'extraordinaire et prééminente complexité et coordination des systèmes cérébro-nerveux où cet acte devient possible ; soit enfin et surtout, qu'on observe la supériorité instantanée et définitive obtenue sur tout le reste de la Vie par le groupe zoologique chez qui le mystérieux pouvoir a pris naissance [2] : - toujours une même et autre conclusion, très différente et bien plus constructive, s'impose à l'esprit, qui peut s'exprimer [189] ainsi. Au niveau de la « réflexion », par franchissement d'un seuil ou point critique, du tout nouveau apparaît, ‑comme si un changement d'état se produisait dans la conscience. En sorte, que si étroitement relié que puisse paraître, et que soit effectivement, dans sa genèse, l'être pensant avec les autres vivants, il appartient en réalité à un ordre supérieur et nouveau, auquel il importe de faire soigneusement une place à part dans la structure du Monde.

(8) D'où, en première approximation, la manière suivante d'interpréter la place de l'Homme dans la Nature. Initialement (c'est-à-dire prolongé suffisamment loin en arrière) le phylum humain n'est (ou plus exactement il n'apparaîtrait) rien autre chose que l'un entre autres des milliers et des milliers de rayons (chacun teinté d'une nuance particulière de conscience et de mode de connaissance) suivant lesquels se disperse, comme s'il voulait tout essayer, l'effort constructif de l'évolution biologique. Et cependant - la suite des événements le prouve - quelque chose déjà, soit dans sa position temporo-spatiale sur la Biosphère, soit dans la formule particulière de ses éléments cellulaires et de son anatomie (Mammifères et Primates), devait lui conférer, à ce phylum particulier, une position privilégiée dans la course aux plus grandes complexités. Tandis, en effet, que, partout alentour, les autres rayons, ou bien s'arrêtaient en chemin, ou bien étaient totalement réfractés dans leur course sans pouvoir émerger, lui seul, à un moment donné (vers la fin du Tertiaire), il est parvenu à franchir la mystérieuse surface séparant la sphère de l'Intelligence de celle de l'Instinct. Et, à partir de ce moment, - voilà ce qu'il importe de bien comprendre -, c'est tout l'effort principal de la Vie qui, par ce point de percée local, passe et se répand dans un compartiment nouveau de l'Univers. D'un point de vue strictement expérimental, je le répète, l'Homme n'est originellement que l'un quelconque des innombrables essais tentés par l'Étoffe cosmique pour s'enrouler sur elle-même. Mais parce que cet essai est celui qui a réussi, c'est véritablement à partir de [190] lui [3] une enveloppe animée de plus (nous reviendrons plus loin sur ce point) qui peu à peu s'étale sur le Globe par dessus la Biosphère.

[1]    Si, comme on l'entend parfois dire, d'autres espèces animales partageaient avec nous ce caractère, ce serait ces espèces (antérieures chronologiquement à l'Homme dans leur apparition) qui depuis longtemps posséderaient le Monde ; et l'Homme, dans ces conditions, ne serait jamais apparu sur Terre.

[2]    Sans exagération, l'apparition de la Pensée a complètement renouvelé ta face de la Terre.

[3]    C'est-à-dire à partir de la physiologie et de la psychologie étroitement spécialisées d'un Primate !


Les directions de l'avenir, de Pierre Teilhard de Chardin.
Chapitre 11. COMMENT JE VOIS. 26 août 1948.

Extraits.

4. Les Directions de l'Avenir et le Point Oméga.

19) Émergence finale. Lorsqu'on cherche à scruter scientifiquement ce que pourra être la fin de l'Humanité sur Terre, j'aimerais qu'on parle moins de catastrophe (hypothèse paresseuse et gratuite), ou de dépérissement (rien ne nous dit, bien au contraire - cf. ci-dessous - que la Noosphère ne puisse échapper à la sénescence), ou d'émigration par astronautique (évasion peu vraisemblable astronomiquement). Et je voudrais, par contre, que regardant à la fois plus près et plus profond, on s'avise enfin pour tirer les ultimes conséquences, de [200] ce fait essentiel que la « Noogénèse » (à quoi se ramène essentiellement l'Anthropogénèse) est un Phénomène convergent, c'est‑à-dire orienté, par nature, vers quelque terminaison et consommation d'origine interne. Et ici je ne puis que répéter, en le poussant jusqu'à ses dernières conclusions, ce qui est le « leitmotiv » des pages qui précèdent. Si en effet, comme j'espère l'avoir montré, le phénomène social humain n'est rien autre chose que la forme supérieure prise, sur Terre, par l'enroulement de l'Etoffe cosmique sur elle‑même, - alors, graduellement préparé par l'établissement, déjà ébauché en Sciences, d'une Weltanschauung commune à toute la conscience humaine [1], il faut reconnaître que la probabilité monte rapidement à l'horizon d'un point critique de maturation où l'Homme, complètement réfléchi, non seulement individuellement, mais collectivement, sur lui‑même aura atteint, suivant l'axe des Complexités, et ceci à son maximum d'impact spirituel, la limite du Monde. Et c'est alors que, si l'on veut donner un sens et une suite à l'Expérience, il paraît inévitable d'envisager dans cette direction, pour clore le Phénomène, l'émergence finale de la pensée terrestre dans ce que j'ai appelé le Point Oméga.

(20) Par ce nom, « Point Oméga », j'ai désigné, depuis longtemps, et j'entendrai encore ici un pôle ultime et self-subsistant de conscience, assez mêlé au Monde pour pouvoir collecter en soi, par union, les éléments cosmiques parvenus à l'extrême de leur centration par arrangement technique, - et capable cependant, par sa nature supra-évolutive (c'est-à-dire transcendante), d'échapper à la fatale régression qui menace par structure) toute construction à étoffe d'espace et de temps. - En soi, et par définition, un tel Foyer ne nous [201] est pas directement saisissable. Mais si sa présence et son influence ne sauraient être immédiatement perçues, en revanche son existence, pour trois raisons décisives au moins, paraît inévitablement postulée. 

a) Raison, avant tout, d'irréversibilité. - D'après ce que nous avons dit plus haut, le mouvement de complexification cosmique, une fois amorcé, ne s'arrête plus. Or, au niveau et à partir du point psychique de Réflexion, cette irréversibilité externe, relative, commence à se doubler d'une autre irréversibilité, interne celle‑là, et absolue. L'Homme, éveillé simultanément à la prévision du futur et à son pouvoir d'invention, s'aperçoit de plus en plus clairement qu'il serait bien fou de se prêter à là prolongation, et bien plus encore au rebondissement  à travers lui, de l'Évolution, si l'essence irremplaçable et incommunicable, soit de chaque personne individuelle,  soit de l'Humanité planétisée, n'était pas finalement collectée et intégrée dans quelque achèvement, - pour toujours [2]. - En d'autres termes, dans un Univers devenu conscient d'un Avenir, l'enroulement cosmique s'arrêterait immédiatement, par le dedans, devant l'éventualité désespérante d'une Mort totale. - Qu'est-ce à dire sinon que, à l'instant inéluctable où tôt ou tard, en tout être ou système pensant, le foyer F1 de Complexité s'apprête à se défaire, un Foyer commun et suprême doit se trouver là tout prêt, sur lequel s'appuient et se conjuguent les F2 de Conscience, afin que se reforme - sans possibilité de désintégration, cette fois - l'ellipse humaine ?

b) Mais raison, aussi, de polarité. Jusqu'ici, nous nous sommes contentés d'enregistrer sans explication le caractère irrésistible du mouvement qui entraîne la « Matière » à se reployer sur elle-même. Tout se passe, dirait-on, comme si [202] l'Univers tombait suivant son axe de Complexité croissante. Or, en réalité, ce n'est pas de chute qu'il s'agit ici (c'est‑à‑dire de marche à l'équilibre), mais, juste au contraire, nous l'observions en passant, de montée laborieuse vers l'improbable. - Comment justifier rationnellement cette forme inverse de gravitation [3] sans imaginer quelque part, influant sur le cœur même du Vortex évolutif, un Centre suffisamment indépendant et actif pour faire se centrer (c'est‑à‑dire se complexifier) à sa demande et à son image la totalité de la nappe cosmique ? 

c) Et raison, enfin, d'unanimité. On pourrait supposer, à première vue, que, pour assurer la formation, la « prise », de la Noosphère, il suffit d'invoquer l'action de la compression planétaire qui, rapprochant de force les particules réfléchies jusqu'à leur faire dépasser leur zone de répulsion croissante, finirait par les faire tomber dans le rayon interne de leur mutuelle attraction. Mais ici encore (et comme dans le cas de « la chute sur la Complexité ») gardons-nous de trop simples analogies physiques, puisées à l'autre bout du Monde, dans le domaine des infiniment Simples. Pour se grouper « centriquement », les particules humaines, si comprimées soient-elles, doivent finalement s'aimer (s'aimer toutes à la fois, et toutes ensemble) (2). Or pas d'amour vrai dans une atmosphère, si chaude soit-elle, de Collectif, c'est-à-dire d'Impersonnel. L'amour ne peut naître, ni se fixer, à moins de rencontrer un cœur, un visage. Plus on approfondit ce mécanisme psychique essentiel de l'union, plus on se convainc que la seule manière possible pour l'enroulement cosmique d'aboutir est de se terminer, non seulement sur un système centré de centres, mais sur un Centre de centres, - ni plus ni moins.

[1]    Entendons par là une vision du Monde à la fois intellectuelle et passionnée, auréolée de toute la magie graduellement accumulée par l'Art et la Poésie.

[2]    Exigence non pas d'égoïsme (qu'on ne s'y trompe pas !), mais de respect pour la valeur de l' « être ». Porté à l'échelle du Tout, le renoncement cesse d'être beau, parce qu'il devient absurde.