1.4.12.- Indifférence ethnométhodologique.Plusieurs définitions, proches les unes des autres, de la notion d'indifférence ethnométhodologique ont été données par Garfinkel. J'en ai choisi deux qui m'ont semblé particulièrement explicites. La première dans [Garfinkel et Sacks 1970], citée par Patrick Pharo dans [CEMS 1984] et la seconde dans [Garfinkel 1985] :
1- "Les études ethnométhodologiques des structures formelles (...) cherchent à décrire les exposés des membres sur les structures formelles partout où elles apparaissent et qui que ce soit qui les effectue, en s'abstenant de tout jugement sur leur adéquation, leur valeur, leur importance, leur nécessité, leur praticabilité, leur succès ou leur caractère conséquent. Nous nous référons à cette démarche en tant qu'indifférence ethnométhodologique."
2- "L'indifférence dont je parle est une indifférence à la représentation classique de la disponibilité-et-disposabilité. C'est une indifférence aux usages qui ont été faits d'une technologie classique, technologie qui doit en réalité être utilisée pour dire, avec suffisamment de détails, en quoi consiste le phénomène d'ordre social, en tant que processus, et quel est l'ordre qui caractérise ces activités, tel qu'il en est vraiment et tel que cela peut être démontré, et non pas de façon hypothétique."
La première de ces deux définitions exprime l'idée principale de l'indifférence ethnométhodologique, à savoir que, en réalisant son travail d'examen des méthodes pratiques, des descriptions pratiques et des raisonnements pratiques élaborés ou mis en oeuvre par des membres, l'ethnométhodologue s'interdit de poser une quelconque question sur les causes ou buts de ces raisonnements et méthodes pratiques, non plus que sur leur efficacité ou leur rationalité (sous entendu, en utilisant pour faire cette évaluation, un système de valeurs externe au contexte dans lequel sont réalisés ces raisonnements, élaborées ces descriptions et mises en oeuvre ces méthodes pratiques). Il y a donc refus d'interprétation, en particulier des finalités des méthodes des membres : Garfinkel, dans les Studies, ne cherche pas à savoir pourquoi Agnès veut changer de sexe (parce que ce n'est pas l'objet qu'il s'est fixé), il regarde comment elle procède. Et son évaluation du succès de la procédure est faite d'une simple constatation : dans son contexte, Agnès est reconnue comme femme, et donc la procédure s'est terminée par une réussite. Si Garfinkel avait pris des critères externes à ce contexte, par exemple le critère biologique "est femme un être humain susceptible de porter un enfant", il aurait conclu à l'échec de la tentative d'Agnès, puisque les connaissances actuelles en matière de médecine ne permettent pas de transformation homme-femme en terme de fonction reproductrice.
Ce refus d'interpréter les raisons, les résultats, l'efficacité des méthodes résulte du choix d'objet d'étude que s'est fixée l'ethnométhodologie, mais également de l'affirmation que cette tentative est vaine car le sens des actions et des descriptions étant essentiellement indexical par rapport au contexte, une tentative d'interprétation débouchera sur des suites infinies de tentatives de remplacement, par exemple dans les explications que fournirait Agnès de ses motivations, d'expressions indexicales par d'autres expressions tout aussi indexicales : en restant dans le contexte, on n'échapperait pas, par exemple à une circularité renvoyant de l'image qu'a Agnès de la féminité à l'action mise en oeuvre par Agnès. En tentant de sortir du contexte, on utiliserait une image de la féminité idéale, issue par exemple de l'esprit du sociologue, mais débouchant soit sur d'irrémédiables absurdités (voir l'exemple ci-avant qui débouche sur un constat d'échec de la procédure, alors qu'il y a fait social objectif : Agnès est bien reconnue comme femme par son environnement), soit sur d'autres indexicalités (comment le sociologue a-t'il construit son modèle idéal ?).
Donc l'ethnométhodologue ne fera pas cette interprétation, se contentant de fournir une description aussi précise que possible des méthodes pratiques d'action et de discours. Comme le dit Patrick Pharo, la description est posée explicitement comme solution au problème de l'interprétation, et "cette position est distinguée d'une position triviale consistant, par exemple, à dire qu'on ferait mieux de décrire plutôt que d'interpréter mais n'apportant aucune précision sur ce qui est à décrire parce qu'elle tient pour acquis que tout objet du monde social est déjà décrit, dès lors qu'on peut l'envisager, et que, par conséquent, il est déjà interprété. Et puisque la description est toujours la solution pratique du problème de l'interprétation, dans la connaissance de sens commun comme dans celle du sociologue professionnel, le sociologue désormais averti que doit être l'ethnométhodologue, n'a plus de raison de croire qu'il interprète son objet alors même qu'il décrit des interprétations de celui-ci, de faire en quelque sorte de la surenchère interprétative ..."
Est-ce pour autant qu'il y a refus de la pratique d'interprétation chez les ethnométhodologues ? Non, certainement pas, et c'est ce que dit la seconde définition : les technologies classiques peuvent être utilisées. Mais l'interprétation ne portera pas sur la même chose. Il pourra y avoir interprétation sur la méthode pratique utilisée, par exemple, pour tenter d'en extraire un modèle de méthode. C'est ce que pratiquent Sacks et Schegloff quand, analysant des pratiques de dialogues, ils ne se préoccupent absolument pas de ce dont traitent les discussions mais s'efforcent de mettre en évidence des schémas, des modèles, des règles de fonctionnement de ces discussions.
Et le résultat des interprétations, c'est à dire ce en quoi consiste le phénomène d'ordre social observé, doit toujours pouvoir être démontré sans jamais qu'apparaissent des facteurs hypothétiques. Par exemple, dans le cas d'Agnès, la référence femme-normale à laquelle Agnès se compare en permanence (en même temps qu'elle la construit par des comportements qu'elle "teste" sur son entourage) ne peut être décrite par Garfinkel qu'en fonction de faits objectifs observables et observés.
C'est ce refus d'affirmations hypothétiques, cette nécessité de preuves qui fait dire à Yves Lecerf que "raisonner par induction, assumer des inductions hasardeuses, revient à prendre personnellement parti, sans preuve, en faveur d'affirmations non complètement démontrées, par exemple parce qu'on les souhaite vraies, ou encore parce qu'elles apportent une simplification, etc. Mais peu importe du reste le motif. Le simple fait d'accepter un motif finaliste en lieu et place de preuves, équivaut précisément à sortir d'une position d'indifférence." [Lecerf 1986]. On voit que le refus de l'interprétation abusive pratiqué par les ethnométhodologues conduit à comprendre leur activité comme une hyper-rationalité et non pas, comme celà a été souvent le cas, comme une phénoménologie limitée.
C'est la nécessaire indifférence ethnométhodologique qui est la raison explicite du discours des ethnométhodologues, et de Garfinkel en particulier, lorsqu'ils déclarent ne pas critiquer la sociologie classique puisqu'ils la considèrent comme un sujet d'étude de méthodes et de raisonnements pratiques parmi d'autres (voir l'article "membre"). Ainsi en est-il dans la préface des Studies :
"Le seul type d'intérêt que nous accordions à ces activités courantes porte sur leur diversité en tant que méthodes de raisonnement pratique, situées dans une organisation. Dans le même esprit, nous ne cherchons aucunement à faire des reproches au raisonnement sociologique pratique ou à le corriger (...). Les recherches ethnométhodologiques n'ont pas pour objet de formuler ou de justifier des rectifications. Elles n'ont aucune utilité particulière quand elles sont pratiquées comme ironies. Bien qu'elles servent à préparer des manuels sur les méthodes sociologiques, elles ne sont en aucune façon un ajout aux procédures "standard". Elles sont par essence différentes. Elles ne visent pas à proposer un remède pour les actions pratiques, comme si on pouvait trouver à propos des actions pratiques qu'elles sont meilleures ou pires que ce qu'on prétend habituellement."
Au delà de cette déclaration souvent répétée, y compris par ceux qui sont habituellement considérés comme les plus radicaux des ethnométhodologues, ([Zimmerman 1976]), si l'on considère les enquêtes sociales professionnelles comme un champ d'étude au même titre que n'importe quel autre champ où peuvent s'observer des raisonnements pratiques et des méthodes pratiques, le sens des faits sociaux observés ne doit être considéré que dans le contexte où ils apparaissent, ainsi que le proclame l'ethnométhodologie.
Or, il y a un fait parfaitement observable : l'importance de la littérature critique publiée par les sociologues "classiques" en réponse aux études et propositions des ethnométhodologues montre, à l'évidence, que les sociologues perçoivent, au moins partiellement, certaines des enquêtes réalisées sous la bannière de l'ethnométhodologie comme des attaques contre la sociologie classique. Ainsi [Attewell 1974] interprète les travaux de [Sacks 1963] et de [Cicourel 1964] comme des tentatives de placer la sociologie sur des bases solides. Il en est de même dans [Coser 1975], pour ce qui concerne Garfinkel et Zimmerman, entre autres.
Garfinkel propose donc, toujours dans la préface des Studies , de considérer les réactions éventuelles de rejet comme une part des phénomènes observables : "On pourrait certes faire des critiques que les ethnométhodologues et ceux qui font des enquêtes professionnelles s'adressent les uns aux autres, un phénomène à étudier du point de vue ethnométhodologique." Cette proposition a été considérée comme très unilatérale par certains sociologues, ainsi que le montre l'histoire de l'ethnométhodologie
La position de Bernard Conein au sujet de l'attitude d'indifférence ethnométhodologique mise en oeuvre par Garfinkel à l'égard de la sociologie classique me semble intéressante :
"Le principe d'indifférence n'est pas une position ou une opinion morale, comme le principe de neutralité. L'ethnométhodologie est bien engagée dans une activité de recherche qui vise à faire comprendre le travail sociologique autrement qu'il ne se comprend lui-même, mais sans viser à corriger ou rectifier la sociologie telle qu'elle est. (...) C'est à mon avis une erreur que de chercher dans l'ethnométhodologie des armes pour une critique de la sociologie, bien qu'elle en ébranle incontestablement certains concepts fondamentaux, en particulier dans le domaine de la théorie de l'action et de l'enquête. Il y a cependant une impolitesse beaucoup plus grave que celle prônée par la position critique chez Garfinkel. Cette impolitesse rappelle celle prônée par Austin à l'égard des philosophes français au Colloque de Royaumont en 1958 : "je suppose qu'on peut nous accuser du péché de ne pas saluer les gens dans la rue… Je vous accorde que c'est un manque de politesse plus grave, en un certain sens qu'une provocation directe. (Austin 1962)". La critique suppose en effet la reconnaissance de l'autre, au moins en tant qu'adversaire. L'idée de réformer ou de révolutionner une pratique n'est pas pensable sans un minimum d'accord sur les objets et les faits, sur les enjeux et les opportunités. (...) Le caractère iconoclaste des idées de l'auteur, bien réel, porte sur un ensemble général de pratiques dans lesquelles on doit inclure, en bonne place, l'attitude hyper-critique, ainsi que les notions qui l'accompagnent généralement, comme celle d'urgence, de conjoncture, d'actualité et de problèmes fondamentaux. Or c'est une conception de l'ordre social liée à cette attitude qui est justement ici rejetée."
On voit que Bernard Conein rejoint ici Garfinkel (qui reste silencieux..) pour souligner que le romantisme "autophage" en sociologie est également cible de la critique garfinkélienne. Mais revenons à la position d'indifférence ethnométhodologique appliquée à d'autres groupes que celui des sociologues. Quelle est donc la position de l'observateur qui applique cette attitude d'indifférence ?
On peut remarquer que, même si la façon de présenter le problème est différente, cette question derrière laquelle se cache la question de la prétendue supériorité de la science occidentale et de la contextualisation des interprétations des observations ethnographiques, n'est pas un problème nouveau, loin de là. [Lévi-Strauss, 1955] n'a pas attendu les ethnométhodologues pour le dire :
"Si nous jugeons les accomplissements des groupes sociaux en fonctions de fins comparables aux nôtres, il faudra parfois nous incliner devant leur supériorité ; mais nous obtenons du même coup le droit de les juger, et donc de condamner toutes les autres fins qui ne coïncident pas avec celles que nous approuvons. Nous reconnaissons implicitement une position privilégiée à notre société, à ses usages et à ses normes, puisqu'un observateur relevant d'un autre groupe social prononcera devant les mêmes exemples des verdicts différents. Dans ces conditions, comment nos études pourraient-elles prétendre au titre de science ? Pour retrouver une position d'objectivité, nous devons nous abstenir de tout jugement de ce type. Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités offertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent."
Et, selon Lévi-Strauss, l'ethnologue, qui est également, et il ne peut y échapper, l'un des acteurs de sa propre société, se trouve alors pris dans une contradiction majeure : "nous risquons maintenant de céder à un éclectisme qui, d'une culture quelconque nous interdit de rien répudier fût-ce la cruauté, l'injustice et la misère contre lesquelles proteste parfois cette société même qui les subit. Et comme les abus existent aussi parmi nous, quel sera notre droit de les combattre à demeure, s'il suffit qu'ils se produisent ailleurs pour que nous nous inclinions devant eux ? L'opposition entre deux attitudes de l'ethnographe : critique à domicile et conformisme en dehors, en recouvre donc une autre à laquelle il lui est encore plus difficile d'échapper. S'il veut contribuer à une amélioration de son régime social, il doit condamner partout où elles existent, les conditions analogues à celles qu'il combat, et il perd son objectivité et son impartialité. En retour, le détachement que lui imposent le scrupule moral et la rigueur scientifique le prévient de critiquer sa propre société, étant donné qu'il ne veut en juger aucune afin de les connaître toutes. A agir chez soi, on se prive de comprendre le reste, mais à vouloir tout comprendre on renonce à rien changer."
Posant ainsi le problème de l'implication de l'ethnologue dans sa propre société, Lévi-Strauss arrive naturellement à la conclusion qu'il n'y a pas de "bonne" ou de "mauvaise" société et, citant pour exemple l'anthropophagie chez les "sauvages" et le régime carcéral en occident, il conclut à la nécessité de lier indissociablement la description ethnographique à la morale (la rationalité, diraient les ethnométhodologues) du contexte dans lequel est faite l'observation.
Cette conclusion ne résolvant pas pour autant la contradiction, Lévi-Strauss propose alors une relecture de Jean-Jacques Rousseau, "tant décrié, plus mal connu qu'il ne le fut jamais, en butte à l'accusation ridicule qui lui attribue une glorification de l'état de nature - où on peut voir l'erreur de Diderot mais non pas la sienne -, car il a dit exactement le contraire et reste seul à montrer comment sortir des contradictions où nous errons à la traîne de ses adversaires. (...) à lui nous devons de savoir comment, après avoir anéanti tous les ordres, on peut encore découvrir les principes qui permettent d'en édifier un nouveau.(...) L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d'un état de nature utopique, ou la découverte de la société parfaite au coeur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme et à bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent."
Lévi-Strauss propose ainsi deux étapes dans le voyage de l'ethnologue, l'une de connaissance contextualisée (indexicalisée, diraient les ethnométhodologues) des sociétés, la seconde qui consisterait, "sans rien retenir d'aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu'il nous sera possible d'appliquer à la réforme de nos propres moeurs, et non à celle des sociétés étrangères : en raison d'un privilège inverse du précédent, c'est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire." l'ethnologue est ainsi placé comme un élément majeur de la société moderne. C'est lui qui fournit les éléments de la construction d'un ordre social idéal vers lequel chacun aspire à se diriger. Et Lévi-Strauss de conclure sur une vision de l'humanité qui, à travers les siècles, ne poursuit qu'un seul et même objectif, seul les moyens ayant différé :
"Si les hommes ne se sont jamais attaqués qu'à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n'est joué, nous pouvons tout reprendre. Ce qui fût fait et manqué peut être refait (...) La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée et une expérience, dont, jointe à tant d'autres, nous pouvons assimiler les leçons. Nous retrouverons même à celles-ci une fraîcheur ancienne. Car, sachant que depuis des millénaires l'homme n'est parvenu qu'à se répéter, nous accéderons à cette noblesse de la pensée qui consiste, au delà toutes les redites, à donner pour point de départ à nos réflexions la grandeur indéfinissable des commencements. Puisque être homme signifie, pour chacun de nous, appartenir à une classe, à une société, à un pays, à un continent et à une civilisation ; et que pour nous, Européens, et terriens, l'aventure au coeur du Nouveau Monde signifie d'abord qu'il ne fût pas le nôtre, et que nous portons le crime de sa destruction ; et ensuite, qu'il n'y en aura plus d'autre : ramenés à nous mêmes par cette confrontation, sachons au moins l'exprimer dans ses termes premiers - en un lieu, et nous rapportant à un temps où notre monde a perdu la chance qui lui était offerte de choisir entre ses missions."
On peut voir dans ce texte une opposition majeure entre Lévi-Strauss et Garfinkel. En effet, s'il y a accord entre les deux auteurs pour affirmer la contextualité des interprétations des faits sociaux, (accord qui ne débouche cependant pas sur une proposition commune de méthodologie dans la phase d'observation, puisque Lévi-Strauss, pas plus que Malinowski, ne demande pas à l'ethnologue de devenir membre), il me semble clair que Lévi-Strauss ne fait pas de différence entre ordre social et ordre politique, alors que, comme le dit [Bernard Conein 1986], "pour Garfinkel, l'ordre social (à la différence de l'ordre politique) n'est pas quelque chose que l'on conteste ou que l'on critique. Car si l'ordre social était contestable, il ne serait pas ordonné comme constitutif de nos pratiques, il serait simplement normatif". Et donc Lévi-Strauss se retrouve "embarqué", pendant la seconde phase de travail qu'il propose, dans un raisonnement qui l'amène à confondre "l'objectivité" (dans l'étude de l'ordre social) avec la "neutralité" (face à l'ordre politique). Il ne peut s'en sortir que par une argumentation morale dans laquelle l'ethnologue, pratiquant une sociologie comparative, parvient, après avoir compris la relativité de ses connaissances, et endossé le péché initial de la destruction du Nouveau Monde, à se hisser à l'avant-garde de la conscience politique pour proposer un modèle idéal vers lequel devrait converger sa propre société.
Cette position, pour respectable qu'elle soit, n'a cependant rien à voir avec celle de Garfinkel qui n'est pas intéressé par le fait de savoir si l'humanité suit, depuis son origine un seul et même objectif (car c'est une supputation invérifiable), non plus qu'à proposer un nouvel ordre social, ni politique (car c'est entrer dans les finalités des groupes qu'il observe).
Si Lévi-Strauss voit une opposition entre l'ethnologue-militant engagé dans sa propre société et l'ethnologue-scientifique indifférent chez les autres, il n'en est pas du tout de même pour Garfinkel. Pour ce dernier, l'opposition (et la méthode de connaissance) réside entre l'ethnologue indifférent (ethnométhodologue) et l'ethnologue membre, c'est à dire ayant une connaissance de l'intérieur du groupe, quel que soit ce groupe (et y compris le groupe d'origine de l'ethnologue). C'est cette dualité que l'on retrouve dans de nombreuses études ethnométhodologiques qui se partagent souvent en deux grands chapitres, l'un donnant la vision de l'intérieur (comme membre) du fait social étudié et l'autre donnant l'interprétation faite avec la position d'indifférence (voir, par exemple les travaux de Berryl Belman). L'ethnologue militant de Lévi-Strauss est, pour Garfinkel, un membre comme un autre, mais certainement pas un ethnométhodologue, car il ne pratique pas l'indifférence. De ce point de vue, il me semble que Garfinkel est beaucoup plus proche de Malinowski qye de Levi-Strauss. En effet Malinowski, même s'il ne demande pas que l'ethnologue devienne membre, exige cependant de celui-ci qu'il reste strictement dans le cadre de la rationalité scientifique, sans donner à la science d'autre projet qu'un projet de connaissance. Bien entendu, on peut dire que cette position résulte d'un manque de réflexion de Malinowski quant au rôle, volontaire ou involontaire, du chercheur dans sa société d'origine.
On voit donc que la position d'indifférence ethnométhodologique en sociologie amène l'ethnologue à tenter un difficile dédoublement de sa personnalité, une schizophrénie "calculée" : l'ethnologue tentant d'être "indifférent" (mais néanmoins membre) observe la phénoménologie de l'interaction entre l'ethnologue "impliqué" (en train d'acquérir la compétence unique) et le groupe observé. Cette voie me parait tout aussi difficile à tenir que celle du physicien nucléaire qui s'interroge sur le rôle social et politique de ses travaux, mais, exprimé en termes moraux, c'est un problème jugé non intéressant (comme sujet d'étude) par Garfinkel, qui ne l'évoque donc à aucun moment, car pour lui, l'indifférence ethnométhodologique n'est pas une position morale, mais une méthode de travail.
Ce problème de l'implication politique personnelle du chercheur en sciences sociales a cependant été abordé par d'autres ethnométhodologues. Dans [Mehan et Wood, 1975], les auteurs reprennent l'affirmation de Garfinkel que "l'ethnométhodologie et la sociologie constituent des entreprises différentes qui s'occupent de phénomènes différents" et ajoutent qu'elle n'est "ni un corps de découverte, ni une méthode, ni une théorie, ni une vision du monde", mais plutôt un genre de vie pratique : "une collection de pratiques semblables quant aux buts à celles qu'enseignent et utilisent les artistes et les artisans". Cette vision de l'ethnométhodologie et, en particulier, la position d'indifférence, peut amener à exclure la théorisation sociologique et, peut être même, la théorisation tout court. Mais cette exclusion ne sera pratiquée qu'à des fins réthoriques ou d'auto-dérision afin de provoquer le réflexe de nécessaire prudence scientifique chez le lecteur qui n'est pas toujours rompu aux arguments ethnométhodologiques.
Ainsi, Mehan et Wood, à la fin de l'ouvrage (p. 238) expliquent que le fait même d'avoir écrit le livre constitue une hypocrisie qui ne peut se justifier que par un souci pédagogique, la théorisation néfaste étant, d'après eux, autorisée lorsqu'elle sert comme contrepoison de l'abstraction telle qu'elle est pratiquée dans la sociologie classique, c'est à dire comme processus inductif. Ils n'arrivent d'ailleurs, me semble t'il, pas très bien à retenir leur sérieux dans cette position dont le caractère très formel apparaît par ailleurs (p.151 et p.106-107) lorsqu'ils fixent à l'ethnométhodologie l'objectif "d'examiner des scènes particulières pour y trouver des traits généraux", de "découvrir des lois empiriques invariantes".
Cette présentation s'accompagne d'ailleurs d'une proposition de positionnement de l'ethnométhodologie par rapport à la sociologie. l'ethnométhodologie serait, d'après ces auteurs, une sorte de méta-théorie par rapport à la sociologie, qui reste immergée dans la société qu'elle prétend étudier. Pour ces auteurs, "toute réalité est également réelle. Aucune réalité particulière ne contient plus de vérité que n'importe quelle autre" et la pénétration de l'ethnologue dans une autre réalité ne peut se faire qu'au niveau des activités et par imitation, car "une réalité ne peut en fouiller une autre sans la faire passer à travers son propre système de connaissance et de raisonnement". On voit donc ici repris le principe de la nécessité de l'acquisition de la "compétence unique" (voir cet article) mais, surtout, poser un principe d'équivalence entre toutes les réalités concevables ou observées. Ce relativisme conduit Mehan et Wood a expliquer que l'aliénation (qui, pour eux, apparaît lorsqu'un groupe est privé du droit d'utiliser son propre langage par un autre groupe) ne sera envisagée par l'ethnométhodologue que comme "un exposé des pratiques quotidiennes de cette aliénation" (p.218). Cette affirmation, posée à côté de celle qui consiste à voir en l'ethnométhodologie un genre de vie pratique semble mettre en avant une sorte d'attitude philosophique passive et contemplative, privilégiant la dimension personnelle, dans la vie quotidienne (politique) des auteurs. Nous allons voir plus loin qu'il n'en est rien, les mêmes affirmant simultanément leur engagement politique.
On remarquera cependant que Garfinkel, s'il pose la position d'indifférence comme nécessaire à la pratique de la sociologie professionnelle, ne dit jamais dans les Studies que cette position doit également être utilisée dans la pratique sociologique non professionnelle. Ce refus de Garfinkel de traiter l'implication personnelle de l'ethnologue autrement que comme objet d'études phénoménologiques a provoqué des critiques dures. Comme le dit Bernard Conein (qui ne souscrit pas à cette critique), "on peut traiter l'indifférence ethnométhodologique, proclamée par Garfinkel, comme une illusion, une idéologie qui cache une certaine philosophie politique derrière des principes de méthode."
Il me semble que l'on voit, sur la notion d'indifférence ethnométhodologique, se dessiner les arguments de deux des critiques faites à l'ethnométhodologie.
La première est que l'ethnométhodologie est une secte. Cette critique repose, entre autres, sur le fait que des ethnométhodologues peuvent avoir été perçus comme mettant en pratique, dans leur vie quotidienne et non pas seulement dans leur pratique professionnelle, les méthodes de travail proposées (dans le cadre professionnel) par Garfinkel. Pour ma part, je ne peux que constater l'importance, dans ma vie quotidienne, des effets de mes lectures en ethnométhodologie. En particulier, l'étude des notions de "membre", d'"indexicalité", d"'indifférence ethnométhodologique", de "compétence unique" ont incontestablement modifié ma façon d'appréhender le monde qui m'entoure. J'avais ressenti des transformations du même ordre lors de mes débuts en informatique, lorsque, commençant à programmer, je percevais le monde comme un gigantesque automate fini et je cherchais dans chaque raisonnement, dans chaque fait, dans chaque humain, des algorithmes. Je mettais en oeuvre volontairement (par jeu ou exercice permanent visant à vérifier la pertinence de mon apprentissage), en même temps que subissais (par exemple dans mes rêves) dans ma vie quotidienne les raisonnements que je tentais d'apprendre dans ma vie professionnelle. Et j'attribuais cette transformation de mon comportement à l'importance de l'investissement intellectuel que j'étais en train de réaliser, par une sorte d'effet "naturel" et accepté de "pollution". Et d'ailleurs j'étais encouragé socialement à cette pratique, car je pouvais constater que l'identification, par des non informaticiens d'un raisonnement de type "algorithme informatique" chez moi, les amenait à m'étiqueter comme "informaticien pur et dur", ce que justement je voulais être. Il y avait même des sortes de "concours" non explicités entre étudiants (c'est à qui donnerait aux autres l'image la plus forte de l'informaticien "pur et dur") mais aussi entre étudiants et enseignants, ces derniers faisant reposer une partie de leur pouvoir sur une capacité à présenter le monde (par exemple les cursus pédagogiques, les démarches administratives universitaires, les procédures d'examen) de façon algorithmique. Ce phénomène d'interpénétration entre l'activité professionnelle et l'activité quotidienne, soit disant mis en évidence par les critiques de l'ethnométhodologie-secte, ne me semble ni plus ni moins caractériser une "secte" que pour n'importe quel autre apprentissage dans lequel l'étudiant s'investit vraiment. Par ailleurs, on peut noter que, dans la sociologie classique, contexte dont se recommandent les accusateurs [Coser 1975], la notion de secte est non seulement définie par des procédures d'aliénation intellectuelles (quelles procédures, autres que classiquement universitaires aurait utilisé Garfinkel pour asseoir et maintenir son pouvoir de gourou ?) mais également par des procédures d'aliénation économiques (Garfinkel a-t'il mis en place un "racket" financier sur ses étudiants ?). Il y a, me semble t'il, dans cette accusation, une confusion entre la notion de secte et la notion d'école de pensée. Je pense, bien au contraire, que l'ethnométhodologie pourrait plutôt, comme le dit Yves Lecerf, être considérée, par certains côtés, comme une intéressante théorie de la liberté, mais je sais aussi que cette affirmation ne peux être considérée, puisque venant d'un "adepte"...
La seconde critique vient de sociologues marxistes [Piccone 1977], [McNall et Johnson 1975], [Gordon 1976] qui mettent le doigt sur la difficulté (l'impossibilité ?) à tenir une position d'indifférence ethnométhodologique, la qualifiant, en référence aux travaux de [Lukàcs 1971], d'attitude bourgeoise par excellence. Il est intéressant de noter des divergences profondes entres ces sociologues marxistes, les uns (Piccone) attaquant certains ethnométhodologues (Mehan et Wood) mais voyant dans l'ethnométhodologie une importante avancée de la sociologie marxiste, les autres (McNall et Johnson) considérant l'ethnométhodologie comme une nouvelle forme de conservatisme. [Mehan et Wood 1975] font référence à Marx de deux façons différentes. La première pour expliquer la position de l'ethnométhodologue dans sa propre société (la traduction est de moi) :
"Je ne soutiens pas que l'ethnométhodologie est apolitique. Je soutiens que l'ethnométhodologie est proche de l'idée marxiste que les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde alors que le problème est de le changer. L'ethnométhodologie est une façon de se changer soi-même, mais ce n'est pas seulement cela. C'est aussi une façon d'échanger cette transformation avec les autres, c'est une discipline qui offre la possibilité de transformer la façon dont certaines personnes vivent leur vie."
La seconde est de présenter Marx comme un ethnométhodologue avant la lettre et de s'affirmer, dans cette perspective, comme marxistes, puisque la notion de pratique chez les ethnométhodologues est identique à celle de praxis chez Marx :
"Nous pouvons comprendre la théorie de Marx d'une façon nouvelle. Son interprétation n'était pas à propos du monde ; il tentait de changer lui-même et le monde. Marx travaillait dans les deux mêmes traditions que j'ai définies comme sources de l'ethnométhodologie. En tant qu'étudiant de Hegel, il appartenait à la tradition dialectique-herméneutique ; en tant qu'étudiant de Feuerbach et des "socialistes scientifiques", il appartenait à la tradition logico-empiriste. Sa relation à cette seconde tradition est évidente dans sa première préface à l'édition allemande du Capital. Marx compare ses travaux à la chimie et à la physique, met en avant l'utilisation des statistiques et affirme qu'il a découvert les "lois naturelles du fonctionnement des sociétés". Sa méthode est empirique, mais sa théorie est dessinée par la tradition antithétique.
Ses "lois naturelles" ne sont pas une liste insensée d'éléments naturels, puisqu'il présente ses découvertes empiriques comme des actions créatives et réflexives. Marx tentait de montrer (et non de rapporter) le fait que "les idées n'existent pas hors du langage" (...) Marx tentait de créer un nouveau monde dans lequel ses "lois scientifiques" seraient des lois réflexives qui se vérifieraient par leur propre mise en oeuvre. Si le prolétariat pouvait commencer à parler comme Marx le proposait, après une révolution de classes, la stratification par classes disparaîtrait. En parlant la théorie, le peuple créerait un monde dans lequel la théorie n'aurait pas de sens. Dans le socialisme, les hommes connaîtraient les origines et la puissance du verbe ; ils seraient, une fois de plus, des participants conscients de leur propre réalité. (...) Mon Marx ne parlait pas de la vérité, mais offrait plutôt des lois sur les pratiques de stratification des classes afin d'accroître le niveau de conscience des hommes pour qu'ils arrêtent de telles pratiques. (...) Filmer et ses collègues ont présenté leurs travaux sur Marx non pas parce qu'ils étaient intéressés à ce que Marx avait réellement dit, mais parce qu'ils souhaitaient arrêter leurs propres pratiques de stratification sociale. (...) Bien que, jusqu'à présent, seule cette démarche ait été étroitement rattachée aux conceptions marxistes, j'espère que les autres travaux en ethnométhodologie peuvent être également reliés aux principes marxistes. C'est par conséquent une discipline radicale qui devrait être capable de changer la perspective de ceux qui ne sont pas convaincus par la polémique ou la philosophie."
On rejoint ici, me semble t'il, l'idée de Yves Lecerf suivant laquelle l'ethnométhodologie propose une nouvelle dialectique de la liberté. En effet, grâce à la capacité (acquise par apprentissage) que possède désormais l'ethnométhodologue de "sauter" d'une vision de membre à une autre vision de membre, et d'adopter l'attitude d'indifférence, il sait qu'il n'y a de "gourou" que contextuel et donc en arrive à la conclusion que son seul "gourou", lors de l'action pratique, c'est lui-même. Il doit se prendre en charge. Il est, peut-être, libre.