1.4.14.- Un manuel d'ethnométhodologieCet article peut être sauté, dans une lecture rapide visant à acquérir les concepts de base de l'ethnométhodologie. Il peut aussi être lu comme une petite pause dans la lecture de ce lexique ethnométhodologique.
Existe-t'il un manuel d'ethnométhodologie ?
1.- Est-ce à dire un ouvrage, qui, utilisé par un sociologue professionnel (ou désirant le devenir) lui permettrait de mettre en oeuvre les procédures de recherche proposées initialement par Garfinkel ?
2.- Ou bien, est-ce à dire un ouvrage à mettre entre les mains de n'importe quel individu (sociologue profane, physicien ou chaman) afin de lui permettre d'accéder à une nouvelle compréhension de sa propre activité ?
A la première de ces deux questions, il me semble qu'il est possible de répondre par l'affirmative. Les Studies peuvent être considérées comme un manuel d'ethnométhodologie, à ceci près que le sociologue qui mettrait en oeuvre les "policies " définies à la fin du premier chapitre, abandonnerait, par là même, son ancienne activité de sociologue, pour changer l'objet de ses recherches. Par ailleurs, au vu des difficultés d'accès à cet ouvrage, difficultés auxquelles il n'est pas possible d'échapper (Yves Lecerf dit que l'ethnométhodologie peut se concevoir comme une science réflexivement complexe, par opposition au postulat de la sociologie classique qui affirme la possibilité de réduire le complexe au simple dans une démarche analytique de décomposition), mais que l'on peut amortir par un apprentissage en douceur (ce que n'est pas précisément l'ouvrage de Garfinkel !!!), il me parait que la lecture de [Ethnométhodologies 1986] et de [Coulon 1987] forment une introduction utile, sans être des manuels, puisque ne contenant pas de "policies ".
Mais je crois qu'une activité visant à la connaissance n'atteint réellement le stade de science, dans notre société occidentale du 20ème siècle que lorsque le corps social dans son ensemble est pénétré de ses postulats fondamentaux, ou, tout au moins, en connaît l'existence. Il y a donc place, aux côtés des ouvrages destinés aux membres dont l'activité est la sociologie professionnelle, pour des ouvrages destinés aux autres membres. C'est cette position que défend, par exemple, [Paul Loubière 1986], lorsqu'il propose que les bases de l'ethnométhodologie (et en particulier le principe de l'infinitude potentielle des perspectives d'interprétation) soient enseignées dès le secondaire, dans les lycées et collèges. Le retournement instantané de ma compréhension des textes de Castaneda, puis de Garfinkel, dont je parle dans l'article "connaissance, compréhension, culture commune", s'est révélé être, dans le cadre de cette question de l'existence d'un manuel d'ethnométhodologie à l'usage des sociologues profanes, une voie de réflexion riche, en ce sens qu'il a eu pour conséquence de m'amener à reconsidérer l'oeuvre de Castaneda sous une forme nouvelle. Lors de mes premières lectures, il y a une dizaine d'années, j'avais dévoré ces ouvrages comme des romans initiatiques, les parallèles littéraires qui me viennent immédiatement à l'esprit étant Hermann Hesse ("Sidhartha", ou bien "Le jeu des perles de verre"), ou encore Yasunari Kawabata ("Le maître ou le tournoi de go"). Il me semble que c'est cette compréhension de Castaneda qui explique son considérable succès commercial. Bien écrits, mettant en scène des personnages originaux, entrant facilement en résonance avec les expériences intimes du lecteur et publiés dans une atmosphère générale de recherches intérieures (le mouvement hippie et ses dérivés) centrées en partie sur l'usage de substances hallucinogènes, de compréhension des autres (les mouvements tiers mondistes), de critique du rationalisme-positivisme de l'après guerre, les livres de Castaneda sont arrivés au bon moment.
Lors de relectures de Castaneda, à peu près en même temps que je suivais les cours d'ethnologie de Paris 7, c'est l'aspect ethnographique des textes qui m'a passionné. Je voyais, toutes proportions gardées, Castaneda suivre la voie ouverte par le Claude Lévi-Strauss de "tristes tropiques". Le voyage raconté par Castaneda se situait, tout naturellement sur un autre plan que ceux de Lévi-Strauss. En 1960, n'existent plus les derniers "sauvages" qu'a pu rencontrer Lévi-Strauss en 1935-1940. Et pourtant c'est bien un "bon sauvage" que partait rencontrer Castaneda. Il n'est que de voir la façon dont Castaneda relate sa première rencontre avec Don Juan, dans les premières pages de [Castaneda 1968]. Et, en même temps, il n'était pas question de faire une description des indiens Yakis en terme de hiérarchie, alimentation, coutumes sexuelles ou guerrières, car Don Juan roule en Dodge et boit du Coca-Cola. Je voyais Castaneda comme représentatif de cette période charnière du début des années 1960, lorsque l'ethnologie est, je crois, passée de l'étude de l'indien à l'étude de l'homme. Ne pouvant, consciemment ou confusément, décrire Don Juan comme Lévi-Strauss décrit un chef Nambikwara, Castaneda se réfugie initialement dans un micro-thème de travail en ethnobotanique, puis, prenant (avec l'âge ?) une nouvelle assurance, se lance à l'assaut d'un champ immense : tenter de faire, à l'usage de ses collègues (pris au sens large de collègues universitaires, mais également de ses co-membres : les occidentaux de 1970) une description du monde, tel qu'il est perçu de l'intérieur d'une autre communauté : les indiens du Nord du Mexique. Et si la procédure suivie pour trouver l'information (une initiation de l'ethnologue) est déjà classique (Robert Jaulin, pour ne citer que lui, avait été initié par une communauté amazonienne depuis longtemps), le travail de Castaneda me semblait contenir des éléments méthodologiques intéressants :
- La remise en question du principe de supériorité du savoir et des sciences "occidentales" par la confrontation explicite et permanente de la culture-vision de l'ethnologue et de la culture-vision de l'indien, au point qu'après quelques dizaines de pages on en vient à se demander qui étudie l'autre. L'un des plus importants thèmes sous-jacents au premier ouvrage de Castaneda me paraissait résider dans une tentative de démonstration de l'équivalence des deux rationalités mises en scène, la rationalité "scientifique" de Castaneda et la rationalité du Chaman. Et ceci, par un procédé littéraire simple : Castaneda joue, tout au long de l'ouvrage, l'avocat du diable en présentant de façon (faussement ?) innocente les questions "scientifiques" que se pose le lecteur, puis en faisant répondre Don Juan.
- La double description du travail réalisé, l'une correspondant à la vision de l'intérieur (la "compétence unique"), et l'autre à la vision ethnographique classique. Je ne comprenais d'ailleurs pas très bien pourquoi Castaneda, dans les ouvrages qui ont suivi "l'herbe du diable et la petite fumée", ne continuait pas cette double description. Je savais que plusieurs ouvrages avaient été écrits à propos du travail de Castaneda, considéré d'un point de vue ethnographique, et que des "experts" concluaient à la fraude scientifique en montrant que l'auteur n'était jamais allé dans le désert de Sonora étudier les indiens Yakis. Je dois dire que je ne fis alors aucun effort pour me procurer ces ouvrages critiques. A cette époque, j'avais une grosse activité de journalisme scientifique, activité dans laquelle le "caviardage", c'est à dire la rédaction en chambre sur documents et non pas par enquête sur le terrain, est très courante. En effet, ma réaction alors avait été : bon, peut-être a-t'il "caviardé", et d'ailleurs les preuves paraissent "scientifiquement" irréfutables (erreurs grossières sur les descriptions de l'écosystème du désert de Sonora, par exemple). Je me sentais alors assez proche des défenseurs de Castaneda qui, ne niant pas les preuves d'erreurs présentées par les critiques, argumentaient sur les points suivants :
- il est normal que, sur une période de travail aussi longue, des erreurs factuelles apparaissent dans les comptes rendus.
- aucun travail ethnographique n'est strictement factuel et des erreurs d'interprétation des faits ne peuvent être reprochées à leur auteur, d'autant qu'il attire, en permanence l'attention du lecteur sur la subjectivité de son interprétation.
- une mise en forme "littéraire" de notes de terrain peut amener à des transformations profondes des informations factuelles de base (par exemple, Don Juan peut être un personnage reconstruit à partir de plusieurs personnes ayant réellement existé).
- La validité d'un travail ne doit pas être confondue avec l'authenticité des faits sur lesquels il repose, de nombreuses avancées scientifiques (y compris en sciences dites exactes) reposant sur des interprétations fausses des faits.
- les expériences mystiques ne peuvent faire que très difficilement l'objet de comptes rendus factuels.
Les contradictions qui apparaissent à la lecture des textes de Castaneda, m'avaient alors amené à me demander quel était vraiment le sujet "scientifique" de l'ouvrage ? Je ne voyais certainement pas un travail d'ethnobotanique, car Castaneda ne décrit absolument jamais de façon précise les manipulations de plantes et substances végétales faites avec Don Juan (car ce sont des secrets), bien qu'il dise les connaître. Je ne voyais pas non plus un travail ethnographique plus classique sur les indiens Yakis. Les structures familiales ne sont pas décrites, non plus que l'alimentation ou les relations économiques. Je crois même que l'on peut dire que ces éléments sont totalement négligés. Et d'ailleurs, les descriptions d'autres Yakis que Don Juan et de leurs relations avec ce dernier montrent souvent que Don Juan est perçu comme très "spécial" par les Yakis "ordinaires". Or Castaneda est tout sauf un imbécile et il n'aurait pas choisi un informateur "hors norme" pour l'aider à étudier les Yakis. Il y avait par contre, me semblait-il, un groupe dans les ouvrages de Castaneda : le groupe formé de plusieurs chamans (Don Juan, Genaro, etc), de leurs ascendants et descendants spirituels, qui est très soigneusement décrit, en particulier au plan hiérarchique. Mais cette description n'occupe que quelques pages d'un des derniers ouvrages (Le feu du dedans ) et n'est pas présentée comme importante.
Le sujet "scientifique", s'il faut en trouver un, me semblait être une description de la mythologie (terme pris en son sens Barthien) partagée par un groupe de personnes qui appartiennent majoritairement aux tribus Yakis. Ce dernier point étant sans importance, si ce n'est historique, car la transmission de la mythologie n'est pas réservée aux indiens Yakis. Et je ne m'étonnais pas de retrouver, dans la description de cette mythologie, les thèmes des mythologies d'autres groupes éventuellement très éloignés géographiquement du désert de Sonora. Mais j'étais totalement incapable, faute d'avoir moi-même été initié, par exemple aux rites du peyolt, de distinguer ce qui pouvait relever de l'imaginaire de Castaneda de ce qui était effectivement une description ethnographique. J'étais cependant étonné de cette absence de délimitation du groupe ethnique objet de l'étude. J'attribuais ce flou volontaire (Castaneda dit qu'il ne considère pas comme important de délimiter précisément l'appartenance culturelle de Don Juan) au fait que Castaneda lui-même ne savait pas si ce que lui apprenait Don Juan constituait une connaissance partagée par un groupe aujourd'hui encore identifiable ou bien si c'était une connaissance qui s'était détachée du groupe qui l'avait en premier élaborée. Je me souviens que j'imaginais une situation où un ethnologue ferait la connaissance, en Afrique, d'un archevêque africain qui commencerait à l'initier à la religion catholique. Il est probable que se mélangeraient, dans le cours pratique de cette initiation, des informations provenant de la culture "romaine" et des informations provenant de la culture "africaine". Et l'ethnologue, recevant ces informations serait bien en peine d'identifier leurs origines (tout en distinguant qu'elles ne sont pas simples) et donc ne rattacherait pas les rituels et connaissances étudiés à la culture africaine dont fait apparemment partie l'archevêque.
C'est dans une troisième lecture de Castaneda, après avoir découvert Garfinkel, que m'est venue l'idée que ces textes n'étaient peut être, tout simplement, qu'une vulgarisation (au sens non péjoratif du terme) des écrits fondateurs en ethnométhodologie. Cette idée m'est apparue, je m'en souviens encore, à la lecture d'une phrase de "Histoires de pouvoir" (page 29) : "Selon Don Juan, le monde devait être conforme à sa description, c'est à dire que la description se réfléchissait elle-même. (...)
- Voilà l'ennui avec les mots, dit-il d'un ton rassurant. Ils nous contraignent à nous sentir éclairés, mais quand nous nous en écartons pour affronter le monde, ils nous font toujours défaut, et nous finissons par nous retrouver en face du monde sans éclaircissements, comme d'habitude. C'est pour cela qu'un sorcier cherche à agir plutôt qu'à parler et, dans ce dessein, il se procure une nouvelle description où la parole n'est plus aussi importante et où les actes nouveaux ont des reflets nouveaux."
J'ai brutalement vu, en surimpression (ceci n'était pas une manipulation magique sur le livre que j'étais en train de lire, mais une métaphore...) venir les mots "réflexivité", "indexicalité", "raisonnement pratique", "compétence unique".
Et je me suis alors posé les quatre questions suivantes :
1.- Peut-il y avoir une lecture "ethnométhodologique" de Castaneda ?
2.- Les ouvrages de Castaneda constituent t'ils un manuel d'initiation à l'ethnométhodologie ?
3.- Castaneda a-t'il volontairement écrit un manuel d'ethnométho- dologie?
4.- Que deviennent, dans l'hypothèse du manuel d'ethnométhodologie, les critiques faites à cet auteur ?
Et cette interrogation m'a entraîne dans une réévaluation complète des publications de cet auteur, ainsi que dans la lecture de ses commentateurs et critiques. A la première question, la réponse ne peut qu'être positive. Dans plusieurs articles regroupés dans [De Mille 1980], mais également dans [Boumard 1986] et [Lourau 1986] cette lecture avait déjà été faite. A des niveaux différents, toutefois, puisque si Patrick Boumard pense que "Castaneda a écrit ses textes (en tout cas les premiers, l'herbe du diable, Voir et Voyage à Ixtlan) en s'appuyant systématiquement sur la démarche et les concepts ethnométhodologiques" et "qu'il n'apparaît donc pas discutable que la référence fondamentale de Castaneda est bien Garfinkel", la position (très critique) de De Mille est divergente. Pour ce dernier, Castaneda aurait emprunté dans son environnement intellectuel immédiat (et entre autres, mais pas seulement, à Garfinkel) les ingrédients nécessaires à la réalisation d'un habile mélange destiné à avoir l'apparence d'un travail de terrain et d'une analyse sur ce travail lui permettant d'obtenir des diplômes universitaires (un mémoire avec l'herbe du diable et une thèse avec Voyage à Ixtlan). Et le résultat de ce mélange, publié quasiment tel quel dans l'herbe du Diable, aurait eu immédiatement un tel succès commercial (inattendu) que Castaneda aurait écrit les ouvrages suivants en reprenant la formule gagnante, mais en supprimant le volet "scientifique" (l'analyse structurale finale). Outre les doutes qu'il émet quand à la validité du travail, vu d'un point de vue scientifique et non littéraire, cet auteur pose par ailleurs, en ce qui concerne la thèse doctorale, le problème de l'attribution d'un tel diplôme sur la base d'un travail ayant fait l'objet de publication avant la soutenance (Voyage à Ixtlan a été publié le 23 octobre 1972, quelques mois avant la soutenance de la thèse qui eut lieu en janvier 1973. Les deux textes sont identiques au titre près). Sans que soit, pour l'instant, abordé le problème de la validité ou de l'authenticité du travail de Castaneda, il me parait clair que le premier ouvrage (L'herbe du diable ) respecte, ou tente de respecter, d'assez près les "politiques de recherches" données par Garfinkel dans le premier chapitre des Studies (traduction [CEMS 1984]) :
"- examiner toute occasion, quelle qu'elle soit en considérant avec attention le fait que, dans leurs actions, les membres déterminent les propriétés des actions pratiques, leur sens, leur factualité, leur objectivité, leur cause, leur explication, ce qu'elles ont en commun, en terme de choix à faire parmi des alternatives. (...) Aucune investigation ne peut être exclue, quel qu'en soit le lieu ou le moment, quelle qu'en soit la banalité ou l'importance de sa portée, de son organisation, de son coût, de sa durée, de ses conséquences, quels qu'en soit le succès, la réputation, les praticiens, les prétentions, les philosophies ou les philosophes. Les procédures ou les résultats de la magie, de la divination, des mathématiques, de la sociologie sont abordés dans la perspective suivante : toute particularité de sens, de fait, de méthode, pour n'importe quel cas d'enquête, sans exception, est réalisée dans la gestion des occasions organisées des actions pratiques.
- (...) Pour décrire comment les membres procèdent de fait aux investigations qu'ils font pour organiser leurs affaires ordinaires,(...), il ne suffit pas de dire qu'ils invoquent des règles pour définir le caractère cohérent ou conséquent ou intentionnel, c'est à dire rationnel, de leurs activités réelles. (...) Toute question de logique et de méthodologie, y compris ces deux intitulés eux-mêmes, désignent en raccourci des phénomènes organisationnels. Ces phénomènes sont des réalisations contingentes de l'organisation des pratiques communes.
- (...) Refuser de tenir compte du projet prédominant qui vise à évaluer, reconnaître, catégoriser, décrire les propriétés rationnelles des activités pratiques (...) en se servant d'une règle ou d'un étalon définis en dehors des situations effectives où de telles propriétés sont reconnues, utilisées, produites et commentées par les membres qui y participent.
- regarder tout cadre social d'action comme s'auto-organisant en considérant le caractère intelligible de ses propres apparences, qu'il s'agisse de représentations ou d'évidences d'un ordre social.
- Toute enquête sans exception, quel qu'en soit le genre, consiste en pratiques ingénieuses organisées, qui révèlent et démontrent les propriétés rationnelles des proverbes, des conseils partiellement formulés, des descriptions partielles, des expressions elliptiques, des remarques en passant, des fables, des contes moraux..."
On trouve, de plus, dans L'herbe du diable, la forme duale devenue classique dans les publications ethnométhodologiques : une description vue de l'intérieur, en tant que membre, des faits observés, suivie d'une analyse faite d'un autre point de vue. Cette forme duale n'est cependant pas celle qui est habituelle dans les études se revendiquant de l'ethnométhodologie. Dans celles-ci, en effet, la seconde description est faite en prenant la position d'indifférence ethnométhodologique (voir ce terme dans le lexique). Or Castaneda fait précéder son analyse structurale d'un avertissement au lecteur l'informant que l'analyse a été faite, non pas en vue de transmettre une analyse des faits relatés au lecteur, mais d'un point de vue très personnel de Castaneda, pour s'aider lui-même à mieux comprendre les enseignements de Don Juan. Il insiste donc sur l'extrême subjectivité de cette analyse, la situant dans le cadre d'un mélange entre la rationalité de Don Juan et une rationalité (voir ce terme) personnelle, qu'il ne définit d'ailleurs pas. Les ethnométhodologues définissent toujours la rationalité dans le contexte de laquelle ils font une interprétation. Généralement, la rationalité de la seconde partie des études ethnométhodologiques est la rationalité dite "scientifique" dont les règles ont été énoncées par Schütz. On peut remarquer que cette analyse structurale a entraîné des critiques très vives de la part des ethnologues et sociologues professionnels.
Il y a quasi unanimité entre les commentateurs, quel que soit leur avis final sur l'authenticité et la validité du travail de Castaneda, pour considérer que l'analyse structurale proposée par Castaneda n'est pas une analyse structurale "sérieuse". Joyce Carol Oates et Paul Riesman proposent de la considérer comme une parodie, une satire du travail qu'aurait fait un ethnologue "classique". Cette position peut s'interpréter de deux façons différentes :
- soit Castaneda n'est pas un très bon ethnologue "classique" et il a tenté de faire maladroitement illusion. Les analystes prêtent alors à Castanéda une compétence "ethnométhodologique" qu'il n'aurait pas eu, en tout cas lors de la rédaction de cette analyse structurale.
- soit Castaneda a mené une réflexion critique sur la méthodologie de l'ethnologie classique. Cette réflexion, proche de celle menée sur la sociologie par les ethnométhodologues, l'a conduit à rédiger de façon ironique, un texte "à la façon de", la preuve finale de la qualité de la démonstration (de l'hypothèse de la reconstruction arbitraire du fait social par les sociologues professionnels "classiques") étant obtenue par le fait même que le travail est accepté par le jury académique. La forme de la démonstration (un texte "à la façon de") diffère de celle de Garfinkel (un ouvrage théorique volontairement obscur), mais l'objet est le même.
Dans cette deuxième hypothèse, Castaneda serait alors un excellent "sorcier" du monde universitaire, ayant réussi à obtenir un grade élevé en présentant un travail se réclamant de la multidisciplinarité et "ayant l'allure de" à un jury soigneusement choisi de telle sorte qu'aucun ne soit compétent sur l'ensemble du travail et ainsi fasse confiance aux autres pour l'évaluation du mémoire, puis de la thèse. De Mille, qui soutient cette hypothèse, souligne que, probablement, seul Garfinkel, peut-être, aurait compris véritablement le projet de Castaneda. Dans cette hypothèse, il remarque que Garfinkel est le seul membre du jury pour lequel l'authenticité du travail de terrain de Castaneda n'est pas de première importance (ce qui ne signifie pas que Garfinkel n'attache pas d'importance à l'authenticité des comptes rendus de terrain). B. Myerhoff, pour sa part, ne considère pas que l'hypothèse d'un projet dès le début machiavélique (de "rouler" les jurys d'examen, puis la communauté scientifique en leur fournissant un travail "à la façon de") puisse être retenu. Il n'y a pas de complot contre l'institution scientifique chez Castaneda, mais une construction progressive avec des objectifs qui ont évolué dans le temps (avoir un premier diplôme, gagner de l'argent, répondre aux attaques, réutiliser les attaques et les faits de la vie quotidienne comme source d'inspiration d'une oeuvre littéraire, etc...).
Par ailleurs, de nombreuses critiques ont été faites sur la partie descriptive des trois premiers ouvrages de Castaneda. Ces critiques portent à la fois sur le fond et sur la forme. Pour ce qui est du fond, ont peut citer Ralph Beals, ethnologue dont les travaux portent sur la culture des indiens Yakis et à qui Castaneda avait demandé de présider son jury de thèse. Mais Beals, étonné par la distance entre les faits relatés et sa propre expérience des Yakis, ayant souhaité consulter les notes de terrain de Castaneda, ce dernier n'a jamais répondu à sa demande et a cherché un autre président de jury. Robert Jaulin, est, à ce sujet, catégorique : Ce que décrit Castaneda n'a absolument rien à voir avec les rites du peyolt, ni les pratiques des groupes d'indiens en Amérique Centrale. Les défenseurs de Castaneda peuvent répondre que ces très nombreuses interrogations des indianistes au sujet des contradictions entre les faits relatés par Castaneda et leur propres connaissances ne sont pas forcément pertinentes, dans la mesure où Castaneda ne prétend pas avoir fait oeuvre ethnographique (c'est à dire visant une description "objective"), mais oeuvre entièrement subjective : Castaneda a, dans un courrier à G. Wasson (qui lui demandait des détails ethnobotaniques précis sur les champignons utilisés dans les rituels décrits), affirmé qu'il n'avait pas fait un travail anthropologique proprement dit, mais plutôt un travail de recherche sur le "contenu" et la "signification" du système de croyances de Don Juan, et donc qu'il n'avait pas accordé d'importance à de tels détails. Il explique, dans ce même courrier (qui est l'une des très rares réponses directes de Castaneda aux critiques venant d'universitaires) que Don Juan n'est certainement pas un vrai Yaki (il serait né en Arizona, sa mère serait une Yuma et son "professeur de magie" un Mazatèque). Castaneda explique alors que le sous-titre de L'herbe du diable ("Une voie Yaki de la connaissance" ) lui aurait été imposé, pour des raisons commerciales par le premier éditeur de l'ouvrage (University of California Press). Interrogé à ce sujet, le Directeur de publication associé, Udo Strutynsky, a répondu que "le sous-titre, comme le texte et le titre de cet ouvrage ont été fournis par l'auteur lui-même".
A la charge de Castaneda, surpris dans ce courrier en flagrant délit de contradiction, il faut, me semble t'il, ajouter quelques éléments. Tant que des attaques n'ont pas été lancées contre l'aspect "scientifique" de son travail, Castaneda l'a présenté comme ethnographique, portant sur les sorciers et sur les indiens Yakis. Cette affirmation peut être vérifiée, par exemple, en consultant le texte du résumé que Castaneda a lui-même rédigé, en accompagnement, de son travail. Il est cependant également vérifiable que, dans les textes publiés, cette affirmation n'est plus aussi nette. En particulier, Don Juan, d'une part, est présenté comme homme de plusieurs cultures (et non un Yaki "pur sang"). Il est, d'autre part, qualifié d'homme de connaissance, sans qu'il soit dit que cette connaissance est celle d'un groupe ethniquement identifié. Castaneda dit même "Aussi, bien qu'il (Don Juan) se considérât comme un indien de Sonora, je n'osais attribuer la totalité de cette connaissance au seul contexte traditionnel des Sonorans. Mais mon propos n'est pas ici de déterminer avec précision son milieu culturel". On peut, tout au plus, me paraît-il, reprocher à Castaneda de laisser planer une ambiguïté à ce sujet.
Plus tard, lorsqu'il a été attaqué sur des points précis (par exemple sur l'identification des plantes hallucinogènes utilisées), Castaneda, lorsqu'il a répondu, a insisté sur l'aspect fortement subjectif de son travail et reconnu qu'il n'accordait pas ou peu d'importance aux faits habituellement décrits dans les études anthropologiques classiques.
Au sujet des notes de terrain de Castaneda, il faut préciser qu'elles auraient disparu dans l'incendie du domicile de Castaneda et qu'il n'en reste qu'une douzaines de pages, examinées par Gordon Wasson, ethnobotaniste spécialisé sur les champignons hallucinogènes mexicains, puis par De Mille. Un compte rendu de ces examens et de la correspondance entre Castaneda et Wasson est donné dans [De Mille 1980]. Il en ressort que les champignons décrits dans Castaneda ne sont pas d'une espèce connue, qu'aucun spécimen collecté par Castaneda n'a été examiné par d'autres que lui et que les demandes de communication de ces spécimen faites à Castaneda par des mycologues sont restées sans réponse. De Mille, après avoir affirmé (dans son premier ouvrage critique [De Mille 1976]) que les notes de terrain de Castaneda n'ont jamais existé (sauf la douzaine de pages rédigées après L'herbe du diable et après la demande de précisions de Wasson), s'est rétracté et considère que la douzaine de pages qu'il a examinées sont extraites d'une première version en espagnol du manuscrit de l'Herbe du diable.
La seconde question posée plus haut était : Les ouvrages de Castaneda peuvent-ils être considérés comme un manuel d'initiation à l'ethnométhodologie ? Je crois que l'on peut proposer deux réponses distinctes à cette question (je rappelle que le public auquel serait destiné ce manuel n'est pas celui des sociologues professionnels mais le "grand public").
- A aucun moment dans ses cinq ouvrages Castaneda ne fait référence à l'ethnométhodologie, considérée comme discipline scientifique, ni à ses auteurs principaux (Garfinkel, Cicourel, Sacks, etc.). Et donc il ne fait pas oeuvre d'explication, de pédagogie, de vulgarisation scientifique comme Jean Cazeneuve dans "Dix grandes notions de la sociologie", c'est-à-dire en s'efforçant de réaliser une synthèse d'un domaine des sciences assimilable par des personnes qui n'en sont pas membres et donc qui n'en connaissent ni la problématique, ni le vocabulaire, ni les résultats.
- Un certain nombre des idées force de l'ethnométhodologie dépassent largement le cadre de l'activité professionnelle du sociologue. Ainsi en est-il, par exemple, des notions d'indexicalité, de contexte, de membre. Et on peut imaginer alors un exposé de vulgarisation qui n'ait pas une forme "classiquement vulgarisante" (également possible d'ailleurs). Ce procédé est souvent utilisé dans les ouvrages à destination de la jeunesse : Je crois avoir appris quelques éléments de physique dans "Les malices de Plick et Plock ". On peut reprocher à cette forme de pédagogie de ne pas décrire la science dont elle décrit l'objet : Les malices de Plick et Plock décrivent le physique et non la physique. Elle n'en a pas moins, me semble t'il, une certaine efficacité.
Bien entendu, la théorisation étant, par principe, exclue de cette forme de vulgarisation, ceux qui pensent que l'objet final d'une science est de fournir une théorie et que c'est la connaissance critique de cette théorie qui permet de caractériser la scientificité du savoir d'un individu, peuvent avancer l'argument que si l'on ne sait pas que l'on sait, c'est comme si l'on ne savait pas. Au contraire, ceux qui voient la science comme une connaissance n'existant que dans la validation par l'action soutiendront que cette forme de vulgarisation présente l'avantage de permettre un transfert de connaissances vers des individus qui ne sont pas capables (ou ne veulent pas) de théorisation.
Ce n'est que bien après avoir lu pour la première fois Castaneda que j'ai "théorisé" la notion de contextualité des descriptions du monde. Mais le souvenir de Castaneda m'a été très utile lorsque j'ai lu les écrits "théoriques". On pourrait me faire remarquer qu'il n'y a pas que dans Castaneda que ce thème est vulgarisé, par exemple en citant Les voyages de Gulliver, certains contes de Grimm, etc. Je n'en disconviens pas, mais c'est à Castaneda que j'ai pensé et non à Gulliver (peut-être parce que ma lecture des voyages de Gulliver était plus ancienne, mais qu'importe). L'hypothèse du manuel d'initiation n'implique pas que toutes les notions de l'ethnométhodologie soient présentées, mais seulement les principales. Si l'on reprend les huit notions que les ethnométhodologues eux-mêmes présentent comme principales dans leur discipline (par exemple dans [Jules-Rosette 1986] : indexicalité, réflexivité, membre, accountabilité, pratiques de l'action socialisées, contextualité, compétence unique, mise en scène de l'action sociale), la plupart d'entre elles se retrouvent présentées (explicitement expliquées et non implicitement utilisées) dans Castaneda. Ainsi, dans L'herbe du diable et Voir, Don Juan traite principalement du voyage pour devenir membre d'une autre culture, expliquant en long, en large et en travers que ce voyage ne passe pas par le langage mais par l'action, d'abord exécutée de façon imitative, puis au fur et à mesure du développement de la capacité à interpréter le monde dans la nouvelle culture, de façon créatrice. La réflexivité du langage est explicitement donnée comme la raison de l'impossibilité à décrire le monde. Le membre que Carlos cherche à devenir acquiert clairement la "compétence unique" de Garfinkel. Don Juan ne cesse de demander des "accounts" à Carlos, soulignant leur indexicalité. Et l'on explore aussi "l'indifférence ethnométhodologique" que Don Juan explique et applique comme méthode principale permettant de passer d'un univers à un autre. Quant à la notion de mise en scène de l'action sociale, le personnage de Don Juan est à lui seul une mise en scène permanente.
Il convient cependant de remarquer que, sauf pour le terme "membre", sans cesse utilisé dans le même sens que celui défini par Garfinkel, la terminologie de l'ethnométhodologie n'est pas reprise par Castaneda. Ce dernier utilise un vocabulaire plus simple. Ainsi, par exemple le verbe "voir" est employé pour exprimer l'activité de perception et de compréhension d'un individu lorsqu'il est passé de son contexte habituel dans le nouveau contexte interprétatif qu'il est en train d'apprendre. "Voir", c'est être membre (en l'occurrence, du monde des sorciers).
D'autres notions, moins importantes, de l'ethnométhodologie sont également présentées. Ainsi, Castaneda s'étend longuement sur la notion de "breaching", cette méthode qui consiste à "rendre le monde étrange" pour s'obliger à échapper à la "compréhension commune" de sa culture d'origine. Toute l'ethnométhodologie ne se trouve pas présentée dans Castaneda. Tout d'abord, il faut se souvenir qu'au moment de l'écriture de ses trois premiers ouvrages, l'ethnométhodologie n'est pas aussi diversifiée qu'aujourd'hui. Garfinkel en est encore l'inspirateur et l'auteur principal. Et même dans les concepts purement garfinkeliens, certains n'ont pas été détaillés. Ainsi en est-il, par exemple, de la notion de "négociation sociale" du sens. Il me parait même qu'une lecture "innocente" de Castaneda amènerait plutôt l'idée que les sens possibles du monde sont des constructions qui se situent dans l'esprit de l'observateur et non dans sa relation avec les autres membres. De même, la notion de pluralité des interprétations du monde n'a pas, dans Castaneda, la même ampleur que dans Garfinkel. Ou, plus exactement, elle n'est pas exprimée de la même façon. Pour Garfinkel, toutes les interprétations sont équivalentes, et une classe d'entre elles, la classe de celles que l'on fait en permanence dans le courant de l'action pratique, est particulière en ce sens qu'elle est "de sens commun", non explicitée et partagée par les acteurs dans l'action. Le nombre des autres interprétations possibles de la réalité est potentiellement infini, chacune étant une reconstruction, a posteriori, de la réalité. Parmi ces interprétations a posteriori, il me semble que Garfinkel en distingue une. C'est celle qui est faite par celui qui sait qu'il n'est en train que de faire une interprétation parmi d'autres possibles : l'ethnométhodologue en train de pratiquer l'indifférence ethnométhodologique. Il se distingue, par ce savoir, du sociologue "classique", qui pense que son interprétation a un statut objectif.
Pour Castaneda, il n'y a que deux interprétations de la réalité : celle de la vie quotidienne et celle des sorciers. J'ai le sentiment, cependant, que l'interprétation des sorciers se rapproche de celle de l'ethnométhodologue averti, en particulier par son aspect extrêmement procédural : "Don Juan me dit que ce que les nouveaux voyants virent dans la lueur de la conscience s'est traduit par l'ordre dans lequel ils ont disposés les vérités des anciens voyants relatives à la conscience. Cela constitue la maîtrise de la conscience. A partir de là, ils ont élaboré les trois ensembles de techniques. La première est la maîtrise de l'art de traquer, la seconde est la maîtrise de l'intention, et la troisième est la maîtrise du rêve."
La maîtrise de la conscience, point de départ des enseignements consiste à déplacer son point d'assemblage. Je l'interprète comme une prise de conscience de l'infinitude potentielle des interprétations du monde, obtenue en se plaçant du plus grand nombre de points de vue possibles (le point d'assemblage est une métaphore désignant le fait que lorsqu'on l'atteint, c'est que l'on est devenu membre d'un nouveau groupe).
L'art de traquer est la systématisation de la pratique de déplacement du point d'assemblage : "Don Juan me dit que ce mot, bien qu'on puisse le contester, était propre, parce que traquer impliquait un genre particulier de comportement à l'égard des gens, un comportement que l'on pouvait qualifier de clandestin."
Le vouloir, c'est la rigidité du sens dans la vie quotidienne, le sens commun socialement imposé : "Les nouveaux voyants considéraient le vouloir comme une explosion d'énergie aveugle, impersonnelle, incessante, qui nous incite à nous comporter comme nous le faisons. Le vouloir explique notre perception du monde des événements ordinaires et, indirectement, à travers la force de cette perception, il explique le fait que le point d'assemblage soit situé sur sa position ordinaire."
La maîtrise de l'intention, c'est la maîtrise de ce vouloir.
Quant à l'art de rêver, c'est la maîtrise du déplacement du point d'assemblage pendant le sommeil. C'est la maîtrise de l'imagination créatrice et débridée : "Don juan m'expliqua que les rêveurs doivent trouver un équilibre très subtil, car on ne peut s'immiscer dans les rêves ni les commander par un effort conscient, et pourtant le point d'assemblage doit obéir au commandement du rêveur, et c'est là une contradiction qui ne peut être surmontée par la rationalité mais qui doit être résolue par la pratique".
Le rêve est donc une activité hautement dangereuse car, détaché de toute réalité pratique, le rêveur promène son point d'alignement n'importe où, ce qui risque de l'entraîner si loin qu'il ne peut revenir dans la réalité quotidienne. Mais rêver est aussi la façon la plus puissante de déplacer son point d'assemblage, car cette activité permet de parvenir à d'autres interprétations du monde sans avoir passé du temps à traquer. En rêvant, on acquiert la vision du membre sans être passé par l'initiation.
Pour faire une comparaison ethnologique, le traqueur passe 20 ans à devenir membre du groupe dont il veut acquérir la vision alors que le rêveur utilise les informations recueillies par d'autres. L'art de rêver est donc une métaphore de la maîtrise que doit posséder l'ethnométhodologue pour échapper à la folie où l'entraînerait une réinterprétation incessante, infinie, du monde. C'est aussi la maîtrise de l'interprétation sociologique classique et raisonnée, de l'extérieur du groupe observé, puisque l'ethnométhodologue ne devient jamais vraiment membre (voir l'article "membre"). En acceptant l'idée que les textes de Castaneda sont entièrement allégoriques, comme il est proposé plus loin, Don Juan est le chef d'un groupe, composé de huit voyantes, trois voyants et quatre messagers. Parmi les trois voyants, Genaro est le maître du maniement de la conscience, Vicente, le maître de l'art de traquer et Silvio Manuel le maître de l'intention.
Considérant donc les textes de Castaneda comme je viens de le faire, il me semble qu'ils sont acceptables en tant que manuel d'initiation, non pas à l'ethnométhodologie en tant que discipline scientifique, mais aux concepts de base de l'ethnométhodologie. De nombreux auteurs, dans [De Mille 1980] parlent d'allégorie de l'ethnométhodologie. Cette expression, prise au sens littéral de "l'expression d'une idée par une image, un tableau, un être vivant", me parait assez exacte, en ce sens d'une expression de l'idée compréhensible directement, immédiatement, sans recours à la théorisation.
Le qualificatif d'allégorique ne me parait pas, cependant, correspondre parfaitement à la situation car on peut se demander où est l'allégorie, tant les textes de Castaneda peuvent paraître allégoriques :
- Don Juan allégorie de l'ethnométhodologie ?
- le monde des sorciers allégorie de l'ethnométhodologie ?
- tous les ouvrages de Castaneda allégorie de l'ethnométhodologie ?
- Carlos allégorie de l'ethnologie "classique" ?
- l'analyse structurale allégorie de l'ethnologie "classique" ?
Une allégorie doit être, je pense, sémantiquement homogène. Or si certains des personnages de Castaneda peuvent clairement allégoriser chacun l'un des concepts de l'ethnométhodologie, il en est d'autres (la majorité des voyantes, par exemple) pour lesquels l'allégorie ethnométhodologique n'est pas évidente. Bien au contraire, ce sont d'autres clés qui permettent l'identification de ces personnages (La Gorda, par exemple, serait fortement inspirée de Barbara Myerhoff, une amie de Castaneda).
Par ailleurs, la notion d'allégorie contient, me semble t'il, l'idée que le décodage (la reconnaissance du fait que la chose vue, entendue ou lue est une allégorie) se fait en même temps que la perception de l'objet en tant que tel. Lorsque je regarde l'image d'un squelette armé d'une faux, c'est la mort que je regarde. Mais si je ne comprends pas l'allégorie (parce que, dans ma culture, la mort ne se représente pas comme cela), alors il n'y a pas d'allégorie. L'oeuvre de Castanéda ne serait donc une allégorie que pour les lecteurs initiés à l'ethnométhodologie. Pour les autres, les plus nombreux, il n'y a pas d'allégorie, car il n'y a pas de décodage, ni ethnométhodologique, ni autre. C'est pourquoi il me parait préférable de parler d'ouvrage d'initiation que d'ouvrage allégorique.
Parenthèse à propos d'allégorie
D'une certaine façon, on pourrait considérer que les seuls "vrais" ouvrages traitant d'ethnométhodologie ou mettant en oeuvre les principes fondateurs de l'ethnométhodologie ne peuvent être qu'allégoriques. En effet, les ethnométhodologues refusent, en quelque sorte, de considérer d'autres faits que ceux qu'ils observent, d'autres interprétations que contextuelles. Comme le dit Yves Lecerf en guise de boutade, les ethnométhodologues (lorsqu'ils sont en train de pratiquer l'ethnométhodologie en s'efforçant de mettre en pratique les règles de la rationalité scientifique et non lorsqu'ils sont en train d'être membres d'une église, ce qui est possible par ailleurs) sont vis à vis de la langue comme les Voltairiens vis à vis de la religion : Ils ne croient certainement pas en Dieu, car si l'on peut exhiber des prêtres, des églises, des croyants, des liturgies, des crucifixions et des inquisitions, on ne peut exhiber Dieu, et donc il n'existe pas. Les ethnométhodologues auront la même prudence vis-à-vis de la Langue (où est sa description ?), de l'Homme Moyen (celui des sondages), de la Culture, etc..
Les ethnométhodologues savent l'indexicalité fondamentale de leurs descriptions, même les plus précises, faites comme membres ainsi que l'inexactitude structurale de leurs interprétations faites en position d'indifférence. Ils prennent souvent la précaution préliminaire (et néanmoins humoristique) de recommander l'éviction de tout discours présentant une théorisation abusive et déformante (voir les excuses de Wood et Mehan pour avoir théorisé dans [Mehan et Wood 1975]).
Il ne devrait donc, en principe, pas exister de discours théorique sur l'ethnométhodologie, mais seulement des travaux de terrain, chacun d'entre eux pouvant être considéré comme une allégorie de l'ethnométhodologie. On peut remarquer que cette attitude est très exactement celle de Garfinkel (et d'autres après lui, Zimmerman par exemple) lorsque sa brève introduction à l'ethnométhodologie dans les Studies (le premier chapitre) se conclut par "Chacun des articles de ce volume, d'une manière ou d'une autre, recommande ce phénomène (les propriétés des expressions indexicales sont une réalisation continue des activités organisées de tous les jours) à l'analyse sociologique professionnelle". (La parenthèse est de moi). Il n'y aurait pas d'ethnométhodologie, mais des pratiques ethnométhodologiques.
D'autre part, étant donné l'affirmation de l'incomplétude essentielle des descriptions par rapport à la réalité vécue, l'ethnométhodologue, lorsqu'il décrit aux autres sociologues professionnels la réalité qu'il a perçue en tant que membre du groupe observé est bien en train de faire oeuvre allégorique. Il sait qu'à la lecture de son texte, les sociologues professionnels feront un travail de décodage pour se représenter la réalité quotidienne décrite et que, de même que le squelette armé d'une faux représente la mort sans être la mort, sa narration représente la réalité du membre sans être la réalité du membre. La notion d'allégorie s'étendrait alors à un sens nouveau : Une allégorie serait une des façons, une des procédures qui permettrait (par exemple à l'ethnométhodologue) de fournir une représentation concrète, pratique, non théorique d'une interprétation de la réalité, qu'il s'agisse d'une réalité de terrain (les observations faites en tant que membre) ou d'une réalité "scientifique" (les interprétations faites en position d'indifférence et les discours théoriques sur l'ethnométhodologie).
Mon interprétation est que c'est ce sens du terme "allégorie" qui est contenu dans le terme "glose" (en anglais : gloss ) que Garfinkel utilise pour désigner les expressions indexicales qui servent à pointer sur l'inexprimable : "la glose est ce que les gens disent les uns aux autres pour indiquer (c'est à dire pour pointer sur) ce qu'ils veulent vraiment signifier, qu'il ne peuvent jamais exactement dire, exprimer quelle que soit la longueur du discours" [De Mille 1980].
La troisième question que je posais plus haut était : Castaneda a-t'il volontairement écrit un manuel d'ethnométhodologie ? Cette question ne trouve de réponse qu'hypothétique, puisque Castaneda n'y a jamais lui-même répondu, à ma connaissance du moins. Et donc ce qui suit doit être lu dans ce contexte.
Pour De Mille et ses co-auteurs de [De Mille 1980], les textes de Castaneda peuvent faire l'objet de l'analyse suivante : ils sont constitués de deux ensembles étroitement entrelacés.
- Le premier ensemble de phrases et de dialogues constitue une narration factuelle de la vie quotidienne de Carlos, Don Juan et une vingtaine d'autres personnages. C'est du "remplissage" qui, parfois, emprunte à diverses descriptions ethnographiques des indiens Yakis (mais pas seulement) qui ont été faites antérieurement à Castaneda.
- Le second ensemble est l'exposé de nombreuses notions empruntées à l'ethnométhodologie mais également à la philosophie zen, à la littérature psychédélique américaine, à la philosophie européenne, aux mythes connus des tribus indiennes d'Amérique centrale, etc.
Dans [De Mille 1980, chapitre 44], un premier glossaire de ces emprunts est fourni, qui contient environ 200 termes utilisés par Castaneda. Il donne, pour chacun des termes, les références précises des textes sources. On peut constater, à la lecture de ce glossaire, qu'il semble difficile qu'il soit une invention pure et simple des critiques de Castaneda : les sources sont nombreuses, mais relativement limitées, et si certaines sources ne sont pas absolument évidentes, il en est d'autres pour lesquelles la similarité va très loin : reprise de la structure syntaxique de phrases entières, reprise de l'architecture et de la logique du discours de la source. C'est, en particulier, le cas des emprunts à l'ethnométhodologie de Garfinkel et à la philosophie de Wittgenstein.
Il me parait intéressant de noter que, à coté du décodage ethnométhodologique, d'autres grilles de décodage de Castaneda ont été proposées. Ainsi [Holroyd 1977] propose de considérer que la majeure partie des emprunts a été faite dans les ouvrages d'Eliade sur le chamanisme et, plus particulièrement dans [Eliade 1964].
Et c'est, je crois, une phrase de B.G.Myerhoff qui décrit bien ce phénomène. Pour avoir été très proche de Castaneda professionnellement (elle est ethnologue et travaille sur le chamanisme en Amérique centrale. Elle l'a rencontré quotidiennement, sur le campus d'UCLA, pendant la rédaction de son premier ouvrage) et eu avec lui une longue relation d'amitié, elle s'est longtemps refusée à prendre position dans la querelle sur l'authenticité du travail de Castaneda. Et puis, après la publication du premier ouvrage de De Mille, elle a changé de position et, sans trahir son amitié pour Castaneda, elle a exprimé sa nouvelle interprétation de ces textes. Comme le dit De Mille "Barbara Myerhoff est, avec Paul Riesman, l'un des rares soutiens de Castaneda qui affichent un équilibre impeccable en traversant le pont d'une réinterprétation de l'oeuvre de Castaneda, pour aller vers un jugement équilibrant le professeur et le tricheur, plutôt que de tomber dans les filets du retournement émotionnel, où l'on est dévoré par le jaguar du ressentiment et l'anaconda de la rationalisation." (la traduction est de moi, de même que celle de l'extrait qui suit).
B.G.Myerhoff dit donc la chose suivante :
"J"ai commencé à voir Carlos (ndt : Castaneda et non le personnage des livres) comme faisant une sorte de gigantesque opération, à demi humoristique, d'enseignement et j'ai pensé qu'il ne m'en voudrait pas de mes paroles sur lui, parce que je pense qu'il veut réellement des commentaires de la part de ceux qu'il a roulé. (...) De très nombreuses personnes décrivent leurs conversations avec Carlos en disant : "je savais exactement de quoi il était en train de me parler.", mais chacun d'entre eux vous disait quelque chose de différent, quelque chose de son monde personnel, que Carlos avait réfléchi, comme un miroir. "C'est vraiment tout du sexuel", disaient-ils, ou "c'est tout psychologique", ou "mystique" ou "chamanique" ou n'importe quoi dans lequel ils sont plongé. Ses allégories, les histoires qu'il raconte semblent valider la pensée de tout le monde et de chacun.(...) Quand Carlos et Ramon (ndt : Ramon est un chaman et l'informateur de B.Myerhoff) se sont rencontrés, à mon instigation, ils se sont instantanément reconnus comme étant le même genre de personne. Ramon était un incroyable tricheur. Très proche de la façon qu'a Don Juan de tricher en enseignant, qui est l'une des choses les plus exactes que Carlos ait décrite. Cette attitude est typique des chamans d'Amérique du Nord et d'Amérique centrale. (...) L'une des raisons pour lesquelles les gens ont été si bouleversés lorsque vous (ndt : elle s'adresse à De Mille) l'avez (ndt : Castaneda) traité d'escroc est qu'il enseigne d'une façon concrète, si ce n'est allégorique. En le critiquant, ce n'est pas seulement lui que vous attaquez, mais également leur expérience intime, qui a une valeur essentielle pour eux. La façon dont il enseigne est fondamentale. Ses allégories, sa tactique du miroir. Il nous donne, sous une forme concrète, les choses qu'il a conceptualisé abstraitement mais qu'il ne sait pas comment articuler ou utiliser. Il fait ceci merveilleusement. C'est en cela qu'il est un professeur émérite."