S'engager dans le monde en ethnologue
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Entretien avec Patrick Deshayes
Je suis ethnologue, formé à l'université Paris-VII. L'ethnologie n'est pas pour moi, comme elle ne l'était pas pour Robert Jaulin [1], à proprement parler une discipline. Peut-être est-elle une interdiscipline par nature. Comment un ethnologue pourrait-il ne pas avoir de formation d'historien, de linguiste, de sociologue, et donc, aussi, de psychologue. L'ethnologie ne peut pas être une nouvelle discipline avec des frontières étanches.
1. - Psychologie et universaux
La psychologie m'intéresse comme toute science sociale, par son approche du sujet. Pourtant, quand elle construit des théories définitives sur l'individu, sur l'appareil psychique, j'ai des réticences ... Comme le fait par exemple la psychanalyse avec sa théorie de l'inconscient, qui ne tient pas compte de la culture, comme si l'inconscient était inscrit dans la biologie de l'être. Non que je sois opposé à la recherche d'universaux. Simplement, il faut montrer qu'ils existent. Et pour montrer qu'ils existent, il faut les rechercher dans un maximum de cultures. Sans a priori.
Les universaux, on peut les découvrir a posteriori. Il est ainsi évident que tous les êtres humains parlent. On peut donc dire en ce sens qu'il y a une universalité de la parole. Pour autant, les hommes parlent-ils la même langue, parlent-ils des langues facilement traduisibles de l'une à l'autre ? Y a-t-il derrière cela quelque chose d'universel ? Doit-on s'intéresser à la langue ou aux langues ? Ces questions doivent être prises dans une dynamique, et non constituer un a priori. Le danger réside dans des théories qui se présentent comme déjà fermées... Ainsi, les recherches de Géza Roheim, par exemple, qui voulait repérer de façon quasi obsessionnelle la présence du système œdipien dans le monde, me semblent peu porteuses.
2.- Ethnologie et clinique
Les dispositifs thérapeutiques
En revanche, ce que la psychologie peut apporter comme élément de réflexion me paraît être dynamique pour notre discipline. Notre travail est, à Paris-VII, de penser l'ethnologie toujours en couple avec d'autres disciplines, et dans un rapport symétrique au savoir des autres peuples. L'un des thèmes de l'ethnologie que je pratique est de comprendre les dispositifs thérapeutiques. Et, dans un rapport réel, d'essayer de faire communiquer de manière opératoire l'ethnologie et la psychologie pour une clinique. C'est pourquoi la rencontre avec le Centre Georges-Devereux [2] et l'ethnopsychiatrie m'a particulièrement intéressé. Je tiens à Paris-VII un séminaire dans le cadre du DEA de Psychologie et psychopathologie clinique, dont le nom est « Thérapeutiques indiennes et métisses ». Et j'interviens dans certaines consultations cliniques du Centre. Deux niveaux m'ont retenus : le premier est celui du rapport entre ethnologie et clinique. Le second est d'avoir, sur le dispositif clinique du Centre Devereux, un regard ethnologique. Comment fonctionne ce centre, comment remet-il en cause certaines notions sur le sujet, etc. ? Le terrain de la clinique, comme terrain d'échanges, est un lieu où l'on peut confronter des positions théoriques. J'aime bien être en conflit théorique avec les gens, cela me fait avancer. Se confronter aux autres, s'entourer de gens qui forcent à penser, être obligé d'avoir une pensée en mouvement, et, pour cela, ne pas être juste entre intellectuels, être confronté au terrain, ou faire que le terrain surgisse entre nous, c'est là où il est possible de penser avec d'autres personnes.
Critique de concepts
J'ai, pourtant, par rapport à l'ethnopsychiatrie, un conflit théorique. En ethnologie, nous craignons le terme d'ethnie. Certes, on le craint, car on ne sait pas le définir. Qu'est-ce donc qu'une science qui ne saurait pas définir son objet ou qui craindrait de le définir ? De quoi s'agit-il ? L'ethnologie peut utiliser des qualificatifs, mais un substantif qui définit l'ethnie en tant qu'une unité, non. En revanche, tout ce qui concerne l'ethnicité, la construction d'une identité collective, me paraît plus juste. C'est pourquoi, au terme d'ethnie, je préfère des mots qui concernent l'ethnicité... D'ailleurs, le mot "ethnie", qui se trouve en allemand et en français, n'existe pas en anglais. Ces notions données pour acquises sont difficiles à penser au regard de la réalité de terrain. Il y a donc un conflit théorique entre l'ethnologie et l'ethnopsychiatrie, qui porte d'abord sur ce concept d'ethnie. Conflit théorique qui concerne également la notion d'appartenance, que je pense très différemment. Le Centre Devereux définit des appartenances et des réaffiliations comme clés de sa thérapeutique, et c'est quelque chose qui me concerne, en tant qu'ethnologue.
3. - Engagement de l'ethnologue
Penser les phénomènes de société
Nous ne voulons pas d'une ethnologie dont la seule finalité serait de fabriquer des ethnologues qui fabriqueront de l'ethnologie ! Mais nous voulons une ethnologie impliquée dans le monde. C'est pour cette raison que, à Paris-VII, on réfléchit sur les questions de développement, ou sur la clinique... Nous avons eu le cas d'un jeune homme qui avait fait un séjour au Pérou et avait pris de l'ayawasca [Plante utilisée dans certaines préparations rituelles ou thérapeutiques par les Indiens d'Amazonie.]. Il est revenu en France dans un état de désordre profond. L'une des propositions thérapeutiques des cliniciens du Centre Devereux était alors de le "réaffilier", et, tenant compte de son histoire familiale, au catholicisme, ce qui n'avait pas beaucoup de sens dans sa vie. On ne peut pas réaffilier au catholicisme quelqu'un qui est dans le néo-chamanisme, comme on pourrait le faire pour des Africains avec les pratiques qui sont celles de leurs origines. Peut-être est-ce plus complexe que cela, la réaffiliation, et c'est une des questions qui se posent à notre ethnologie.
Qu'est-ce qui nous concerne aujourd'hui dans un cas de ce genre ? Dans notre société néo-moderne qui fabrique du néo-chamanisme, la clinique ethnopsychiatrique, lorsqu'elle s'allie à l'ethnologie, que peut-elle dire de cette modernité-là ? Mais aussi, qu'est-ce que l'ethnologie en général peut en dire ? Il y a toujours eu une ethnologie pour dire : « Mais nous, on s'intéresse aux vraies sociétés. » Or je pense que ce type d'expérience rapportée par ce garçon renvoie à un problème social, est une réalité sociale...
Une appartenance ou des appartenances
On peut aussi, du coup, chercher à mettre en lumière de manière intéressante la limite de l'ethnopsychiatrie, qui a du mal à se saisir de la complexité, et obliger ainsi les thérapeutes à penser un peu plus dans leur dispositif. Ainsi, en ce qui concerne l'affiliation ou la réaffiliation, plusieurs théories s'affrontent, dont celle de l'affiliation à son « noyau d'origine ». Or, ce que nous voyons en ethnologie, c'est que toutes les appartenances sont multiples, et, dans ce contexte, que serait ce noyau ? Les métisses sont des révélateurs particuliers des appartenances : ils constituent les frontières d'un groupe en tant qu'elles sont vivantes. Et leur existence concerne la capacité de réinvention du monde.
L'alliance au monde
"Comment se situer par rapport à l'alliance au monde" paraît une question au moins aussi fondamentale que celle de l'appartenance à un groupe. Toute réponse à la question : qu'est-ce que tu es ? est en vérité l'installation d'une relation avec un partenaire, et non une question d'essence. Ce que tu es est quelque chose à réactiver sans cesse dans une relation à l'autre et au monde. « On ne peut pas faire l'économie d'être vivant », disait Robert Jaulin. On n'appartient pas juste aux ancêtres. Il y a sans cesse des actes de réaffirmations. Tout acte est une prise de risque... Dans nos disciplines, il faut se garder sans cesse des comparaisons et réserver l'espace aux différences. Dans l'envie de modéliser l'expérience de terrain, on peut être conduit à dire : « Ah ! c'est comme... » ; mais il faut bien penser à garder le « comme », car, au bout d'un moment, le « comme » saute, et on pense avoir une clé. Or la dynamique en place est une dynamique réflexive importante. La modélisation peut représenter une fermeture.
4.- Symétrie des théories et des expériences
Les notions d'individu et de psyché
Comment voir la psychologie ? En tant que théorie du psychisme, bien sûr, mais c'est un psychisme particulier : le psychisme est situé physiquement à l'intérieur d'un seul individu. Il y a ainsi congruence entre théorie du psychisme et théorie de l'individu. Or, quand on fait de l'ethnologie, on s'aperçoit que la notion de personne ne recouvre pas la notion de corporéité individuelle même. Dans d'autres cultures, on dit que la personne s'étend au-delà. On pourrait presque faire une autre sorte de psychologie dans d'autres sociétés, puisque l'idée du sujet, qui ne serait pas un sujet-individu, y est différente.
Décentrage
En revanche, l'ethnologue peut mettre en symétrie les théories. Par le décentrage qu'opère l'ethnologie, on peut voir comment la psychologie participe à la construction de notre société. Par exemple, la théorie sur les objets transitionnels (Winnicott, etc.) - quand je parle des objets transitionnels, ce n'est pas Winnicott que je mets en cause, mais la socialisation... Dans des crèches, on demande aux parents de déposer en même temps que le bébé un "doudou". L'ethnologue pense : « Que se passe-t-il dans les autres sociétés ? » Quand on dit que sucer son pouce est, pour un enfant, le stade oral, et qu'on se pose la question de "tétine ou pouce", avec tout un tas de théories derrière, y compris des photos à l'intérieur du ventre de la mère, mais que l'on observe, dans les sociétés dites "traditionnelles", aussi bien en Afrique qu'en Amazonie ou en Australie, où personne ne le leur interdit, que les bébés ne sucent pas leur pouce, sauf dans les villes, je me dis : « Tiens ! c'est quand même curieux, on fait des choses très sophistiquées comme ça !… » L'observation d'autres sociétés entraîne à vérifier sans arrêt nos propres théories. Les ethnologues sont ainsi, par leurs observations et leur recueil de données, comme des empêcheurs de penser définitivement la théorisation du monde.
Symétrie
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas théoriser le monde. Bien sûr qu'il faut essayer, c'est l'enjeu de la science, mais attention aux réductions. Nous, nous devons ramener la complexité. La symétrie des théorisations du monde permet de se poser la question : « Qu'est-ce qu'on fabrique dans notre société ? », et de mettre en perspective cette prétendue modernité que nous détiendrions... Si je reprends l'exemple des « doudous », ne pourrait-on pas dire que ce sont des objets magiques visant à protéger les parents ? Cela permet un regard différent sur la science elle-même, et sur la psychologie. Par exemple, moi qui viens des mathématiques, je pourrais aussi réfléchir sur la fonction des mathématiques pour penser le monde chez nous, faire une ethnologie des objets abstraits. L'invention du zéro, par exemple, introduit une discontinuité entre le fini et l'infini. L'invention de l'écriture introduit une autre structure du monde…
5. - Guérisseur et thérapeute
Voilà pour le côté théorie de la psychologie. Une autre psychologie peut être abordée par la dimension clinique, thérapeutique. Tobie Nathan parle de « thérapeutiques d'influence ». Il y a une sorte d'illustration réciproque entre nos thérapeutes de l'âme que sont les psychologues et les thérapeutes dans d'autres sociétés, utilisant d'autres techniques. Un guérisseur, oui, on peut dire qu'il fait de la clinique. Je ne sais pas si on peut penser qu'il fait de la psychologie, car, lui, n'est pas seul. Il y a toujours beaucoup de monde autour de lui, à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de lui. Il est sous le contrôle du groupe. Il ne faut pas oublier qu'en Amazonie un chaman qui échoue - moins aujourd'hui, mais c'était très vrai avant -, on pense de lui qu'il est au service de l'ennemi. C'est donc un métier à haut risque. Il est intéressant de savoir comment on soigne à la fois chez les psychologues et chez les thérapeutes des différentes sociétés. C'est très important de croiser les dispositifs, de les comparer. Comme tout à l'heure, je parlais des langues, de traduire les modèles les uns dans les autres, dans les deux sens... Pouvoir faire une symétrie de compréhension. C'est essentiel, quand on est quelque part, de pouvoir définir de quel intérêt nous partons.
6. - Transposition et double appartenance
La traduction part de la notion de l'adaptation, parce que l'on est chacun dans un dispositif culturel donné. Il ne faut pas chercher l'identique, mais le similaire : comment cela « marche » pour chacun, en référence à son univers ? Sont mises en face à face deux sociétés qui fonctionnent avec leurs référentiels. C'est plutôt la transposition d'un ensemble à l'autre qu'il faut obtenir, et ne pas chercher de concepts invariants. Il faut dire : « Il existe toujours un opérateur, qu'il soit thérapeutique ou autre, dans un dispositif. » Les dispositifs, ce sont ces ensembles-là, qu'il faut transposer, dont il faut voir les similitudes. Mais ces similitudes, il faut les voir relativement à la place que les systèmes comparés occupent dans un ensemble, non pas relativement à des concepts transversaux.
Tout d'abord, celui qui fait cette transposition doit avoir une double appartenance. Cela me paraît impossible de ne pas maîtriser - je ne veux pas dire dans sa totalité - l'appartenance au groupe dont nous venons et l'appartenance éventuelle à d'autres lieux. Pour moi, l'appartenance n'est pas de type sanguin, de type filiatif, mais révèle une place d'un autre type. Robert Jaulin, quand il parle, dans La Mort Sara [1], de son initiation chez les Sara, décrit précisément qu'il est initié chez eux, lui, à sa place à lui, lui qui va être le médiateur entre la société blanche de l'époque - blanche qui est noire en fait - et les Sara. Il est initié comme ethnologue chez les Sara. Cette idée, un peu trop primaire, qu'il n'y a qu'une manière de se faire initier dans un groupe, cela voudrait dire que toutes les places sont identiques. Je pense que la véritable initiation traditionnelle est extrêmement complexe, parce que la société est elle-même complexe : on est initié chacun à sa place, chacun en fonction de...
Quand il y a simplification, on est initié à un seul modèle, comme dans les confréries. Les confréries présentent un modèle simple et efficace de penser le monde. Il n'y a plus qu'une seule place. C'est un modèle quasi militaire de la hiérarchie. Mais, pour les sociétés qui n'ont pas eu à construire ce mode réactif, il s'agit d'autre chose... On pourrait prendre l'exemple de la sun dance (danse du soleil) des Indiens. Elle devient un rituel marquant l'appartenance au monde des Indiens d'Amérique du Nord, et certains groupes utilisent les écrits des ethnologues pour être sûrs qu'ils effectuent le rite selon la règle !… Mais, dans une société comme la société indienne d'Amérique du Sud, société extrêmement complexe, qui n'a pas été recadrée par la colonisation, qui a été éventuellement détruite, mais pas recadrée comme certaines sociétés africaines, on peut être initié, comme dans certains groupes africains comme les Sara, à sa propre place.
7. - Des groupes
Frontières floues
Le livre de Jaulin est remarquable, car il pose la question théorique - qu'on n'a pas encore bien développée, mais qui doit nous intéresser - des groupes comme ensembles aux frontières floues. Et heureusement, car sinon cela ne pourrait mener qu'à des guerres ethniques. Quand les groupes sont distincts et n'ont pas de zones d'interpénétration, on est dans le danger. On peut faire un parallèle avec la fonction thérapeutique. La "récalcitrance thérapeutique", définie comme une résistance à la guérison et qui pose la question du système de soins - même si on ne sait pas encore trop comment -, est un enjeu. C'est finalement comme dire : « Si je vous échappe et si votre proposition thérapeutique est de me réaffilier à un groupe, ça veut dire que le groupe vous échappe à mon endroit. » Je trouve qu'il y a à cet endroit une proposition de résistance culturelle à penser le monde dont on doit absolument tenir compte.
La responsabilité d'être membre
On est membre d'un groupe à différents niveaux. Par exemple : je suis membre de la société kashinawa, mais membre d'un certain type bien évidemment. Quand je raconte mes histoires ici, les gens sont impressionnés que je me balade tout seul en forêt avec un fusil… Je passe ici pour un grand chasseur, alors que, chez les Indiens, je suis bien évidemment un piètre chasseur. Cette place-là que j'occupe - cet entre-deux -, est très importante dans les deux sociétés. Par exemple, je me suis trouvé sollicité, il y a quelques années, par les Kashinawa, chez qui j'ai été initié. Ils sont venus me demander, à moi, de leur transmettre leurs pratiques chamaniques, eux qui, face au choc dont j'ai été témoin - la rencontre de la société kashinawa avec la société nationale a eu lieu ces quarante dernières années, j'ai été le témoin direct de vingt-cinq d'entre elles -, ont, sous la pression des missionnaires, perdu leurs pratiques chamaniques ou dont une grande part ont été érodées. Ils se sont retourné vers moi pour me dire : « Finalement, c'est à toi de nous ré-enseigner, toi qui a été initié. » Et je fais quoi ? C'est terrifiant d'entendre cela. C'est-à-dire qu'ils me disent : « Tu es tellement membre que c'est à toi de nous apprendre le chamanisme. » J'ai proposé : « Je vais vous donner mes cassettes. » « Non, non, c'est toi en personne. » Ce groupe, quand il me sollicite de cette façon, que me dit-il ? « Si, à un moment où nous n'y croyions plus, tu as été le dépositaire de ce savoir, nous, notre petit groupe, nous voulons bien que tu nous le rendes, ce savoir, mais de manière active, pas avec tes bouquins. Tes bouquins, on ne conteste pas, mais, nous, on veut le savoir qui t'a été donné. » Voilà ce que Jaulin appelait "l'impossible irresponsabilité de l'ethnologue". Ce n'est pas rien de faire de l'ethnologie. Quand on sait des choses comme ça, comment les gère-t-on ? Voilà, ce que nous, ethnologues, pouvons apporter à la psychologie. En revanche, aller raconter, comme je l'ai déjà fait, des mythologies à certains groupes de psychanalystes et les entendre ensuite discuter comme s'ils pouvaient traquer l'inconscient à travers mes paroles pour trouver le sens des meurtres primitifs... cela ne m'intéresse pas. Car, ce qu'on appelle "mythologie", qu'est-ce que c'est ? Au nom de quoi peut-on penser cet ensemble-là ? Quelle est sa place ? Qu'est-ce qui fonctionne de la même manière dans toutes les sociétés ? C'est quoi notre mythologie à nous ? Cette notion se galvaude...
8. - L'indifférence clinique de l'ethnologue
Si l'on se place dans un dispositif clinique, ce qui nous manque, à nous ethnologues, c'est, bien sûr, la pratique clinique. Mais l'indifférence clinique - on n'a pas de souci d'efficacité - fait qu'on peut dire aux psychologues : « Même si vous avez réussi, nous, nous ne nous arrêtons pas de penser quand quelqu'un est guéri. » Et cette récalcitrance-là nous empêchera de dormir tranquille. Ce n'est pas un métier tranquille, l'ethnologie. Ce que j'appelle l'indifférence clinique : si j'émets une proposition théorique sur la réaffiliation, que je la présente comme élément clinique dans un dispositif ethnopsychiatrique, et que, par cette proposition, je guéris la personne - reçue dans le groupe après être éventuellement passée par différentes thérapies -, je peux dire que ma proposition théorique est efficace thérapeutiquement parlant, cliniquement parlant. On peut s'arrêter là, puisqu'on a la preuve par la clinique. Nous, ethnologues, nous ne pensons pas comme cela l'affiliation, ou la réaffiliation. Nous disons : « Et si c'était du côté des récalcitrants qu'il fallait penser le monde. » Ce n'est pas seulement l'obsession de pointer l'échec, ce qui serait un peu pervers. Une étude a été faite [1], à La Réunion , sur les récalcitrants, ceux-là mêmes qui échouent dans leur réaffiliation, qui tournent autour de l'hôpital psychiatrique, on peut même dire qui sont au rond-point d'avant l'hôpital psychiatrique, dans un no man's land... Ils nous obligent à penser nos modèles et à les complexifier.
9. - L'ensemble des virtualités
Je pense que l'ethnologie, finalement, est toujours obligée de penser le monde dans un ensemble de communautés. Chez Jaulin, on trouve une idée philosophique dont je me sers comme d'un outil. Il disait, je le cite sûrement mal : « Les sociétés font des choix culturels par rapport à un ensemble de virtualités possibles. » Par exemple, c'est un choix culturel de choisir un hamac plutôt qu'un lit, mais, pour autant, dans le hamac sont contenues toutes les possibilités de choix. Comme de manger avec la main... C'est parce qu'il y a des endroits où il n'y a pas de hamac que cela a du sens qu'il y en ait un d'inventé quelque part. On ne peut pas se penser soi-même sans penser l'ensemble des virtualités possibles. Dans les choix culinaires, disait Jaulin, on ne peut pas manger du couscous avec des pommes de terre... Il faut donc penser l'ensemble des civilisations, pour autant qu'on puisse les connaître... Penser les universaux serait donc plutôt penser un ensemble de communications dans lequel l'autre existe avec qui quelque chose peut être construit. Pas quelque chose de similaire, surtout, mais dans une alliance, fût-elle disjonction d'ailleurs. On a besoin de l'autre pour se penser soi. C'est pour cette raison que Jaulin disait : à chaque fois qu'une société disparaît, c'est l'ensemble des civilisations qui en est atteint dans sa virtualité, car il y a désormais un endroit où cet ensemble ne pourra plus se penser. Cette complexité fait que l'anthropologie doit penser l'homme non comme identique, mais comme pris dans un ensemble de virtualités parmi lesquelles il peut faire des choix de cultures, un ensemble dans lequel on ne doit pas penser les cultures comme celles d'ethnies, mais comme de multiples appartenances possibles, des groupes, des sous-groupes...
10. - Dispositifs métissés
Identités collectives
C'est un principe que de penser le monde à travers cette complexité, de sortir de la notion d'ethnie, de penser une dynamique. Justement, l'ethnologie a eu du mal à La Réunion, parce qu'elle était incapable d'y voir autre chose que des résidus culturels. De même, l'ethnologie a du mal à penser les nouveaux mouvements religieux. J'entends l'ethnologie « traditionnelle ». Je me situe dans une ethnologie qui veut penser tout cela, une ethnologie qui ne repose pas sur l'idée d'ethnies, si tant est que cela existe ailleurs que dans la tête de certains ethnologues et dans la pensée coloniale. Je pense d'ailleurs que cette notion disparaîtra. Ce qui ne veut pas dire que les identités collectives, extrêmement complexes, n'existent pas. La chance de notre discipline, c'est de penser ces objets ultra-modernes que sont justement les dispositifs métissés. Au Centre Devereux, dans l'ethnopsychiatrie, se pose la même question : comment les penser ? La clinique permet-elle de penser le métissage, et comment ? Les sortants de sectes [2] posent de vraies questions. Et encore, d'une certaine façon, heureusement que l'on peut parler de sectes, qu'il y a le mot « secte ».... Quand les gens seront passés par de nouveaux mouvements religieux, auront été bien « brossés », seront, je dirais, « post-sectaires », extrêmement sophistiqués, éventuellement tout à fait respectables, respectueux... comment les pensera-t-on ? Pourra-t-on leur dire : « Retournez à vos origines ? » Mais des origines pensées et repérables à partir de quand ? On n'en finit pas, dans l'histoire, parce qu'il y a une dynamique de création, de mouvement. C'est ainsi que la question de l'appartenance est en même temps et toujours tributaire de quelque chose de l'ordre du similaire et de l'ordre de la transmission et de la reconstruction. Si les jeunes dans un groupe n'avaient qu'à répéter les paroles de leurs parents… on parlerait de secte, car c'est ainsi qu'on se les représente… On le voit au niveau de la langue, le dictionnaire chaque année rajoute des mots et en enlève. Quand j'étais chez les Indiens, je leur lisais des vieux textes en kashinawa... Une fois, je leur lis un texte que je ne comprenais pas bien, mais j'avais la forme phonétique. Ils me disent : « Alors, c'est quoi ça ? Ah oui ! J'ai entendu mon grand-père l'utiliser, c'est l'ancien mot pour "tonnerre." » Du coup, ils se sont réunis pour discuter : « Est-ce qu'on ne pourrait pas réintroduire ce mot-là ? » La dynamique des mots est extrêmement intéressante. Ce qui est valable pour les mots l'est aussi pour tous les éléments de la culture. Il y a des réalités extérieures dont on tient compte, il y a des pratiques qu'on abandonne, de nouvelles qui surgissent. C'est pareil dans les pratiques religieuses, quelles qu'elles soient.
Dynamisme ou fixité
Dans des cultures en mouvement, il y a souvent de fortes tendances à arrêter les formes. Ainsi, les Eglises instituées ont tendance à arrêter leurs formes. Comme la langue : à partir du moment où elle est écrite et où il y a une académie, celle-ci a tendance à freiner tout changement, pendant que, dans les marges - généralement du fait des plus exclus des membres de la société -, des tas de mots sont inventés. Je me place dans un constat d'une dynamique sociale. Quand on regarde de près le catholicisme d'aujourd'hui, il est intéressant de repérer des divergences. Il y a, par exemple, un grand décalage entre les discours religieux de l'Eglise officielle et ceux du mouvement Chrétiens dans le monde rural ; on a l'impression que ce ne sont pas les mêmes gens. C'est pareil avec les gens qui parlent le français de la rue et les académiciens.
11. - Pensée de l'alliance
Quand on est dans de petites sociétés, où il n'y a pas d'institution, par exemple la société indienne chamanique, où le chaman n'est pas une institution - il y a autant de pratiques chamaniques que de chamans -, on a affaire à un autre ordre de pensée. La pensée indienne chamanique est d'une tout autre nature, c'est peut-être aujourd'hui un des endroits où il y a le plus de complexité, le moins d' « arrêt sur le monde ». Les chamans n'ont pas de panthéon. L'être, c'est l'idée d'essence, l'allié. C'est penser la manière dont l'autre est attaché à soi. La qualité de la relation seule importe. C'est une pensée de l'alliance : n'existent que les êtres avec qui j'ai fait alliance. On peut être un homme ou une femme, mais on n'est époux ou épouse que s'il y a une relation. L'alliance thérapeutique d'un chaman, c'est pareil. L'allié n'existe que dans l'alliance qu'il fabrique avec lui. Finalement, le chaman, ce n'est que dans son initiation, dans sa pratique, dans son jeûne… qu'il fabrique son allié. Ce n'est pas du fantasme, il le fabrique vraiment. Dans une société de chasseurs, on n'est pas chasseur par nature, on est chasseur tant qu'on chasse. Et la pensée indienne se moque finalement complètement de la nature humaine. Quand Clastres parle de l'homosexualité, il dit qu'il y a des hommes qui sont du côté des femmes. Mais on ne peut pas dire que ce sont des homosexuels, ce sont des femmes. Ils ne vont pas chasser, ils se mettent avec les femmes, ils se laissent pousser leurs cheveux, ils sont des femmes à part entière dans la société.Cettecapacitédelasociétéindienne des'éloigner de la "nature" pour penser ce que l'on assume comme place dans le groupe est captivante pour nous. Elle est un extérieur de nos modes de penser. Cette dimension d'invention dela société indienne me fascine.Les Indiens assument leur place dans le groupe. Comment les premiers voyageurs qui allaient en Amazonie pouvaient-ils comprendre, eux qui disaient : « Ce sont des gens sans foi, sans loi, sans roi » ? Effectivement, il n'y a pas d'ordre, ni de chef. Il n'y a pas d'autorité. Et quand il y a un chef, il fait tout le contraire de ce qui est autoritaire. Il est soumis au groupe.
12. - Posture de recherche de l'ethnologue...
Je crois que ce qui est intéressant pour nous, en ethnologie, c'est de réfléchir à tout cela dans un va-et-vient entre nos façons de penser et d'autres modes d'être au monde. Finalement, d'un côté nos institutions nous obligeraient presque à penser le monde d'une manière simpliste : « Tu es pour Bush ou Ben Laden ? » D'un autre côté, dans la rue, comme lieu prétendu d'inculture, c'est tout le contraire, parce que s'y joue en permanence la complexité, dans la langue par exemple, dans la capacité à pratiquer ou de ne pas pratiquer. Il me semble que c'est bien quand les gens disent : « Je suis ici, mais je suis là-bas », dont le sens est : non pas « je suis de là-bas », mais « je suis encore là-bas ». Il n'y a pas de question sur l' « être » dans cette phrase. Contrairement à ce que la psychologie propose. Et je ne suis pas sûr que ce soit si facile de renvoyer tout l'être « là-bas »... C'est une posture théorique de recherche pour l'ethnologue. Une fois, j'étais convié à un rite de mort chez les Indiens. J'étais à la fois curieux et à la fois respectueux, ne me hasardant pas à y aller. Je me disais : « Ces gens pleurent leur mort... », et je n'osais pas y aller. Tout à coup, quelqu'un vient me voir et me dit : « Tu viens avec moi pleurer le mort ? » Et je réponds : « Eh bien ! non, je ne le connaissais pas bien. » Il me regarde et me dit : « Tu n'as pas des morts à pleurer, toi ? » Je dis : « Si, pourquoi ? » Il me dit : « Tu ne crois pas que c'est le moment de les pleurer tous à ce moment-là ? » C'est typiquement une pensée indienne que de dire : « Profitons de ce mort-là pour régler nos histoires avec les morts. » Ils ont une pensée de la phénoménologie un peu particulière. Dans ce que je partageais avec eux, je pouvais moi aussi aller pleurer mes morts. Cet homme m'a embarqué, non pas dans ce que je voulais, c'est-à-dire étudier, mais pour ce que, lui, me proposait. Et je me suis vu danser ainsi autour de ce mort et me mettre du coup à pleurer, à sortir aussi la colère, parce que, comme disent les Indiens : « On en veut quand même à celui qui est parti. » Eux, ils le frappent avec des armes.
13. - ... et multi-appartenance
Lorsque je vis une expérience comme ça, je suis quoi, je suis qui, je suis d'où, j'appartiens à quelle société ? J'ai dans ce moment-là cette double appartenance dont on a parlé plus haut. Et ce sont quand même les expériences les plus marquantes que ces instants, ces quelques heures à pleurer avec eux. Voilà ce qui fait partie de cette notion de multi-appartenance qu'il me paraît important de penser et aussi de défendre. Si nous étions plus dans la multi-appartenance, nous comprendrions mieux certaines choses.
14. - Délimitation des champs théoriques et de leurs applications
Je crois que, fondamentalement, et je reprendrais la pensée théorique de Robert Jaulin, il y a, d'un côté, l'univers des totalitarismes (des gens qui pensent pour la totalité, qui recherchent un seul modèle pour la totalité des humains) et, de l'autre côté, l'ensemble des civilisations dans leurs complexités. Les totalitarismes sont contradictoires entre eux, mais les civilisations dans leur ensemble ne sont pas contradictoires entre elles ; au contraire, elles ont besoin les unes des autres pour se penser. Cette remarque est valable pour nos institutions. Je pense que nos disciplines sont des angles d'approche, avec des outils théoriques et méthodologiques différents, sur un objet parfois semblable. C'est là où les chercheurs devraient se retrouver, mais s'ils ne le peuvent pas, c'est parce que l'institution dit de ne pas penser à partir des objets, mais à partir des disciplines.
On parle ainsi du conflit entre les sciences humaines et les sciences inhumaines. Avant de faire de l'ethnologie, j'ai fait des maths et je me sens mathématicien dans ma tête, j'ai cette rigueur. Le mathématicien semble autant à la recherche de son objet que l'ethnologue, bien qu'ils soient différents.
Les mathématiques les plus théoriques et la physique la plus fondamentale ont cette particularité de dire : « Peut-être essaie-t-on d'inventer des objets les plus adaptés face à la complexité des phénomènes, c'est-à-dire qu'on change d'objet selon les phénomènes que l'on veut saisir. » Si l'on prend la géométrie : à un moment, la géométrie euclidienne nous satisfait pour penser le monde ; finalement, elle nous convient bien plus pour construire une maison qu'une géométrie non euclidienne. Quand on passe à une autre dimension de l'univers, on change d'outil. La géométrie riemannienne et la géométrie euclidienne semblent contradictoires l'une par rapport à l'autre. Mais ce n'est pas comme cela qu'il faut les penser. C'est comme choisir à un moment donné une mathématique par rapport à l'objet, par rapport à la manière dont on peut le penser. Les physiciens, par exemple, disent aujourd'hui : « Pour penser le monde de la matière, trois dimensions ne suffisent pas, il faut penser l'univers en six dimensions physiques : trois autres plus petites sur la couture vibratoire pour unifier la pensée. » Si on pense l'univers en six dimensions plutôt qu'en trois, cela échappe à la logique des sensations immédiates. En tant que mathématicien, je pense : « Je peux trouver un objet cohérent que je n'arrive même pas à me représenter. » Il ne faut pas croire que les mathématiciens sont capables d'imaginer un espace à plus de trois dimensions. Ils sont capables de l'admettre comme existant, comme une sorte de jeu, pas de l'esprit, mais au-delà de l'esprit. Quand on dit : « six dimensions », je pense : « C'est impossible, je ne vois que trois dimensions. » Mais si on en a besoin de trois de plus, comme le disent aujourd'hui les physiciens, pour penser la nature ondulatoire de la matière, cela existe parce que c'est un opérateur.
J'ai l'impression que les cultures fonctionnent aussi comme ça. Comme dirait Jaulin : « Je choisis le hamac et, à ce moment-là, je fabrique une autre civilisation que celle du lit. » Le choix entre le hamac et le lit peut être un choix culturel, pour autant que le lit existe dans la virtualité, mais que lit et hamac ne soient pas opposés l'un à l'autre dans le même espace. En revanche, quand le lit surgit dans la société indienne, il explose la société indienne. C'est un choix dans l'ordre de la pensée, qui peut être dit « culturel », à un moment de l'histoire d'une société. Quand je suis ethnologue chez les Indiens qui me parlent des esprits, c'est de cette façon que je règle ma position, en particulier dans les moments d'initiation partagée. C'est de nature opératoire.
15. - Propositions indécidables
Complexité
Ce n'est pas dans l'ordre de la croyance, mais dans celui de l'opératoire. C'est cela que je voudrais qu'on essaie de mieux penser. Que fabriquent ensemble les êtres humains ? Il faut qu'on trouve des outils pour penser cette cohérence-là. Je pense que l'opposition des sciences est un faux problème. Les sciences dites dures ont cette rigueur, pourquoi, nous, nous l'abandonnerions ? Les mathématiciens, savent depuis longtemps qu'on ne peut pas construire de système mathématique fermé. On connaît cela avec les propositions indécidables. Pourtant, les gens des sciences humaines sont dans une obsession de la rationalité que les mathématiciens ont abandonnée il y a très longtemps. La science est une posture, une exigence, une rigueur, mais ce n'est pas une forme de croyance au monde. Comme disait Jaulin, à propos d'un guérisseur : « Je n'avais pas la foi, mais j'étais de bonne foi… » [1] Je veux bien travailler avec des psychologues prêts comme nous à confronter leurs différends théoriques, non pas pour convaincre l'autre, mais pour avancer ensemble dans la compréhension des choses. Riemann a inventé sa géométrie parce qu'il voulait démontrer l'axiome d'Euclide. Il n'a pas imaginé la construire dès le départ. C'est en se confrontant à ces choses-là, et non pas en étant en allégeance à des théories monodisciplinaires, qu'on peut avancer. La complexité nous vient du monde, des gens, dans leurs pratiques pluriculturelles, plurireligieuses, plurithérapeutiques... Les gens arrivent avec une complexité ! A nous de ne pas schématiser.
Invention
Les gens sont des nomades. Ils inventent le quotidien, même souvent, hélas, dans la souffrance. Les gens ne choisissent pas toujours ce qui se passe, mais ils inventent le quotidien en permanence. Dans le mouvement religieux Santo Daime au Brésil, comme je l'ai montré dans mon film , on voit la richesse de ces gens pauvres des favelas, comme ils inventent. En revanche, les daïmistes, ici, sont tristes, parce qu'ils n'inventent pas. On ne peut donc pas avoir une pensée unique sur le Santo Daime. Face à ce contraste, on peut certainement penser les manques de notre société. S'exprimerait une envie thérapeutique de réaffiliation ? Mais réaffilier où ? à quoi ? Nous, les scientifiques, nous avons du mal à penser le monde derrière les gens, mais c'est déjà bien de savoir que nous avons cette difficulté-là…
16. - Souffrance
Frayeur ou traumatisme
La question de la souffrance et des pratiques culturelles autour de la souffrance... La souffrance dans sa dimension culturelle ou interculturelle... L'ethnologue, lui, fait sans cesse des allées et retours. En Amérique du Sud, des thérapeutiques se mettent en place autour de la question de la frayeur : j'ai insisté sur ce terme-là, car je voyais bien que toute l'idée de l'angoisse telle qu'elle est décrite chez nous, ainsi que la théorie du traumatisme, n'étaient absolument pas satisfaisantes. La frayeur par elle-même a inversé un processus. C'est quelque chose de physique : il s'agit d'une métamorphose, on n'est pas le même, et ce n'est pas une histoire de mémoire. Dans un monde où n'existe pas la dualité corps/esprit, c'est une théorie physique, cela ne se situe pas dans la tête, mais dans le corps. On vient d'une société coloniale. C'est de cet héritage historique que vient notre idée de la guérison de la souffrance. En Amazonie, cela fait cinq cents ans qu'on a organisé le plus grand génocide de l'histoire. On ne peut pas faire comme si cela n'existait pas. On fait partie de cette réalité. Je ne veux pas dire qu'il faut se culpabiliser, mais on appartient à cet ensemble complexe.
Non-intervention
On peut revenir sur l'indifférence par rapport à la clinique dont on parlait tout à l'heure : on peut avoir un désir humain pour la guérison, mais on n'a pas la responsabilité thérapeutique qu'a tout clinicien de chez nous. Chez nous, tout clinicien est traversé, de toute façon, par l'idée, même si elle n'est pas formulée, de non-assistance à personne en danger. Chez les Indiens, en revanche, la demande thérapeutique doit être clairement formulée. On ne soigne pas s'il n'y a pas une demande expresse. Dans la langue des Kashinawa, il n'y a d'ailleurs pas de forme substantive pour « patient », ni pour « souffrance ». La souffrance n'existe que dans une forme qualificative. On peut dire : « je souffre », mais il n'y a pas de terme pour la souffrance ou pour la personne qui souffre. Il n'y a qu'une seule forme autour de : « j'ai mal ». Ce n'est ni abstrait ni substantivé, cela n'existe qu'en fonction d'une personne. Du fait que la demande doit être expresse et que la thérapeutique doit être assumée avec une obligation de réussite, c'est plus clairement défini.
En 1976, j'étais pour la première fois chez les Kashinawa, dans un groupe isolé qui ne parlait pas un mot d'espagnol. Je me trouvais dans une famille. C'était un peu compliqué, car je ne comprenais rien. Je pêchais pour ramener du poisson à la famille chez qui j'étais. Un jour, je reviens de la pêche, et je vois quelqu'un qui s'est fortement blessé avec une machette. La plaie était ouverte. Je vais chercher des produits de désinfection. C'était normal, je faisais mon devoir. Le soir, il y avait vingt personnes devant ma maison. J'étais un peu paniqué : dans cette histoire, je ne savais que faire. Je me suis mis à distribuer des cachets homéopathiques. A un moment, une femme arrive avec un bébé qui toussait très fortement. Il n'y avait pas besoin d'être diplômé en médecine pour voir qu'il avait plus qu'une bronchite, et sans doute une affection importante. J'essaie de lui parler, bien sûr la femme ne comprend pas. J'arrive à trouver quelqu'un qui parle un peu l'espagnol. Je lui explique que le bébé de cette femme va mourir, qu'elle peut aller voir un médecin militaire dans le poste militaire qui se trouve plus bas sur le fleuve. Je lui fais une lettre avec laquelle elle pourra obtenir des médicaments. Je les invite à partir le lendemain matin. Le lendemain matin, je vois une agitation dehors. Je demande s'ils sont partis. On me répond par la négative, ils attendent de l'essence. Ils me disent : « Toi, tu dois avoir de l'essence. » Je leur réponds : « Vous m'avez vu arriver, je n'ai pas d'essence. » Celui qui parle un peu l'espagnol traduit. Je demande ce qu'ils disent. Il me répond : « Ils disent que tu es mesquin de ne pas avoir d'essence. Tous les Blancs ont de l'essence. » Ils étaient tous assis dans la pirogue à ne pas bouger et ils me disent que ce serait bien si je pouvais accompagner cette dame. J'accepte. On attend toujours l'essence. Finalement, on a descendu le fleuve à la rame. On arrive au poste militaire. Je vais voir le médecin que je connaissais. Celui-ci fait une piqûre d'antibiotique au bébé et on explique au traducteur que cette femme doit rester avec son bébé pour qu'il puisse recevoir trois piqûres par jour. Du coup, je discute avec le médecin, je passe l'après-midi avec lui. Quand je cherche la femme, elle est partie. En fait, ils étaient tous repartis. Ils ne m'avaient même pas attendu ! Je demande aux militaires si l'un d'eux peut me ramener au village. Nous prenons un hors-bord. On arrive en quelques heures au village. Je retrouve le traducteur, et je lui dis : « Vous ne vous rendez pas compte que cette maladie est extrêmement dangereuse. Éventuellement, j'ai quelques médicaments que je pourrais lui donner... » Il me tombe dessus en me disant : « Mais pourquoi tu t'intéresses tant à la vie de cet enfant ? Dans deux semaines, tu seras parti. Si des enfants meurent chez nous, tu auras déjà oublié. Pourquoi ne peux-tu pas regarder la mort d'un enfant en face ? » Il me fait comprendre que je n'avais rien à faire de cet enfant, que ce que j'essayais de soigner, c'était le fait que la mort m'était insupportable. Il me dit : « Es-tu sûr que la mère a envie que son enfant guérisse ? Qu'est-ce qui te permet de le dire ? » J'étais atterré. Le lendemain, je suis parti et je me suis dit : « L'ethnologie, ce n'est pas pour moi. » Je ne suis jamais retourné dans ce village. J'avais vingt-quatre ans. J'étais un gentil garçon, j'aimais bien les Indiens. On me tombe dessus pour me dire des choses comme ça : que la souffrance, ce n'est pas un universel.
[2] Le Centre Georges-Devereux est un centre de recherche clinique universitaire dépendant de Paris-8. Y sont reçues, entre autres, des familles migrantes en difficultés, ainsi que d'autres patients en souffrance, comme des sortants de sectes, des transsexuels, des victimes de tortures politiques… Le dispositif ethnopsychiatrique réunit plusieurs thérapeutes, des linguistes, des ethnologues, des médecins, des travailleurs sociaux et des médiateurs de la langue et de la culture des patients. Pour une description précise du dispositif, voir les ouvrages de Tobie Nathan. Bibliographie "Ethnopsychiatrie..."
[1] Robert Jaulin, La Mort Sara, Plon, Paris, 1967.
[1] Alexandra Beaulieu, mémoire de DEA, Paris 2002.
[2] Tobie Nathan, Jean-Luc Swertvaegher, Sortir d'une secte, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003.