1/ L'ETHNOMETHODOLOGIE.
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C'est une tentation assez
commune à la plupart des théories cognitives brillantes que
de vouloir trop facilement affirmer qu'elles accèdent à l'universel
; suite à quoi vient la tentation d'enseigner la vérité
à autrui ; puis la tentation d'imposer la vérité à
autrui. Et Lacan expose à ce propos fort bien que par sa nature
même, la connaissance humaine "est paranoiaque". Pour contourner
cet écueil, et proposer une théorie antitotalitaire des fondements
de la connaissance, le socioloque Harold Garfinkel utilise dans les années
60 un détour à première vue étrange : Il crée
une sociologie des "ethnométhodes" et donne à cette nouvelle
discipline le nom d'ethnométhodologie. Les "ethnométhodes"
sont en fait purement et simplement les connaissances des gens, liées
à la manière dont elles ont été acquises et
à la manière dont on s'en sert. Théoriser les éthnométhodes,
c'est théoriser en fait, d'une manière nouvelle, la connaissance
tout court. L'audience mondiale de cette école de pensée
a connu depuis lors une croissance fulgurante. Les gens parlent à
son propos tantôt d'antisociologie, tantôt de branche mondiale
nouvelle de la sociologie. On se propose d'évoquer ici son aspect
éthique le plus important, i.e. de montrer comment et pourquoi elle
est puissamment antitotalitaire.
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Cette puissance étonnera
au premier abord. Le livre "studies in ethnomethodology" ( l967 ) de Harold
Garfinkel est devenu un des ouvrages les plus cités du monde. Et
pourtant c'est un livre difficile. La théorisation de Garfinkel
y semble au départ passablement abstruse. Le pivot de son argument
est de rétablir, assez largement du moins sinon complètement,
les droits de la subjectivité en sociologie, ce qui, aux yeux du
lecteur non averti, semble au départ une entreprise plutôt
abstraite ; rien qui puisse éventuellement s'opposer médiatiquement,
face aux foules, au discours simpliste d'un apprenti dictateur. Rien qui
parle aux masses. Et pour rétablir cette subjectivité, Garfinkel
utilise une argumentation passablement compliquée, passant par une
notion à première vue abracadabrante qui est celle d'ethnométhode.
N'aurait-on pas pu faire plus simple? Avant de dénigrer la complexité
d'un tel détour, il convient que l'on se souvienne de l'enthousiasme
avec lequel une génération d'intellectuels et de philosophes
presque entière avait donné sa bénédiction
à Staline et à ses goulags. Si des critères logiques
simples avaient suffi, cette génération là les aurait
trouvés, et aurait évité d'elle même le piège
dans lequel elle est pourtant tombée. I1 faut bien comprendre que
la tentation totalitaire correspond à une faille permanente et presque
invisible de la raison humaine. Faire apparaître la faille ne peut
être qu'une tâche compliquée.
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Nous proposons donc que l'on fasse l'effort de suivre
pas à pas certaines étapes succinctement ici exposées
de la démonstration de Garfinkel, en commençant par la première
de celles-ci : la réintégration de la notion d'intention.
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Souvenons nous que les staliniens envoyaient dans les
goulags les "ennemis objectifs" du peuple en soutenant que leurs mauvaises
intentions étaient prouvables indépendamment de ce que ces
gens disaient, indépendamment des projets que dans leurs esprits
réellement ils avaient. Souvenons nous que dans les conflits raciaux
(ou ethniques du type Yougoslave), les "mauvaises intentions" de l'autre
peuvent être "prouvées" par la couleur de sa peau ou par le
fait que sa langue maternelle ne semble pas "être la bonne". Préjuger
a priori des intentions des gens est un premier pas sur un chemin qui peut
conduire à traiter un jour ensuite ces mêmes gens comme du
matériel. Mais il est bien utile parfois (face par exemple à
des personnes cagoulées et armées s'approchant d'une banque)
d'en préjuger tout de même. Peut-on parler scientifiquement
des intentions collectives des gens? I1 faudrait d'abord, pour cela, que
l'on parvienne à donner à l'intention un statut d'objet dont
l'existence soit solidement perçue par la science. Or, l'intention,
nous dit en substance Garfinkel, peut s'introduire dans la science à
partir précisément de la notion de méthode (ethnométhode).
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Un second temps de la démonstration visera à
améliorer le statut de l'intention, empêchant qu'elle soit,
sitôt apparue dans notre champ d'étude, immédiatement
mise en tutelle sous prétexte d'une prééminence de
l'objectif sur le subjectif.
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Un troisième temps ouvrira à partir de
là une réflexion sur le caractère habituellement trop
inquisitoire des travaux contemporains de la sociologie. En réhabilitant
l' intention, l'ethnométhodologie imposera un style plus contradictoire
; et l'on montrera qu'en fait, toute étude ethnométhodologique,
devient facilement l'occasion d'un procès ou le totalitarisme est
l'accusé.
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Mais il serait trop simple de pouvoir se dire qu'en
matière d'éthique, le totalitarisme est la seule et unique
question. Beaucoup d'autres faits doivent bien sûr être étudiés.
Or, en rétablissant comme objet d'étude privilégié
l'intention, Garfinkel crée les conditions d'une excellente théorisation
de toute éthique ; et son entreprise se continue par des investigations
concernant les codes comportementaux que tout groupe à ses membres
impose à travers sa logique locale et son "sens commun".
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Définir la "preuve en logique locale" de l'intention
suppose enfin aussi de définir la "non-preuve" de l'intention. Une
recherche ouverte à chacun est celle de la reformulation possible
de l'axiomatique fondamentale de l'ethnométhodologie sur ce point.
Nous avons (colloque de Boston, 1987) évoqué à ce
propos la question des dangers de l'induction. Dans notre enseignement
universitaire de Paris-7/Paris-8 en 1992/93, nous avons personnellement
entrepris de reposer ce problème de l'induction à travers
une affirmation axiomatique essentielle et centrale selon laquelle "il
n'existe pas de formulation universelle de l'universel" puis d'une affirmation
axiomatique accessoire selon laquelle "il ne peut jamais exister d'argument
d'autorité permettant à quiconque d'échapper à
toute responsabilité".
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2/ LE "SENS LOCAL" ; "L'INTENTION LOCALE".
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Une "ethnométhode"est
un type d'objet sociologique qui inclut : méthode, sens local, éthique,
intention et rationalité d'intention, en même temps que des
déroulements de péripéties d'actions.
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La notion d'utilisation d'une
méthode concrète (ethnométhode) inclut en principe
-1- une intention, liée à une certaine conception locale
de la rationalité causale, -2- un certain savoir localement utilisé
"ad hoc", avec une certaine intention locale -3- une mise en oeuvre, dont
l'ethnométhodologie réclame que l'on enregistre ou consigne
tous les détails : actions, écrits, conversations, etc. Les
méthodes de type placebo et les superstitions font partie du champ
d'étude. Les tactiques sociales également. A propos des études
de "pour quoi?" des ethnométhodes, de très nombreuses questions
d'éthique locale on constamment lieu d'être abordées.
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Une "ethnométhode" est ce que l'on peut faire
de plus quelconque en matière de méthodes (puisque cela inclut
même ici des méthodes type placebo qui en réalité
ne fonctionnent pas vraiment). Et en déclarant formuler le projet
de constituer une "science générale des ethnométhodes"
(pouvant évidemment inclure une sociologie des ethnométhodes),
H. Garfinkel s'adressait en fait surtout à ses collègues
sociologues pour leur exposer :
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-1- qu'il ne limiterait en réalité en rien le champ des
ses investigations: et pourrait en fait, sous le prétexte d'ethnométhodes,
concurrencer ses collègues sociologues sur n'importe quel sujet
choisi par eux ; car il est bien évident que toute situation
étudiable par un sociologue ordinaire comporte quelque part une
personne quelconque au moins, qui s'imagine agir à telles ou telles
fins (complètement quelconques elles aussi) ; et que ceci suffit
complètement à fournir immédiatement prétexte
à ethnométhode;
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-2- mais que par contre il pourrait alors, lui Garfinkel, faire
réentrer dans son objet d'étude la prise en considération
directe de l'expression directe d'intentions subjectives des acteurs
sociaux ; et l'expression aussi de croyances collectives locales des
acteurs sociaux, ou de codes éthiques comportementaux locaux particuliers
des acteurs sociaux.
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Dans les années 60, il n'était guère
d'usage dans les sciences sociales d'attacher beaucoup de crédit
à ce que les gens que l'on étudiait disaient à propos
d'eux même.
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Un des meilleurs services que l'on pouvait leur rendre
était pensait-on de censurer leur discours, surtout lorsque celui-ci
était le reflet de leur non-expertise et/ou de leur ignorance et/ou
de croyances éthiques périmées et/ou de superstitions
d'un autre âge.
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Or, le propos de Garfinkel rompait complètement
avec cette censure ; car les superstitions seront par exemple alors dans
son propos précisément la "logique locale" qu'il s'agira
d'étudier, en tant qu'inspiratrice d'ethnométhodes des acteurs
sociaux.
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A cette même époque du reste, 1'URSS emprisonnait
ses opposants dans des hôpitaux psychiatriques, montrant bien le
danger totalitaire d'une mise en tutelle systématique (i.e. à
partir de là d'une censure systématique) des discours supposés
"irrationnels" des acteurs sociaux. Un axiome de l'ethnométhodologie
sera même alors énoncé pour dire "qu'il n'existe point
d'idiot culturel", afin précisément d'empêcher qu'une
"idiotie culturelle" supposée ne vienne un jour justifier cette
sorte de censure.
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A cette même époque, pour protéger
des indiens, des ethnologues français tels que P. Clastres et surtout
R. Jaulin (école ethnologique de Paris-7) réclamaient que
1'on étudie toute société humaine "de l'intérieur",
en se prévalant au besoin pour cela du privilège particulariste
de l'ethnologie, et en rompant au besoin durement avec la sociologie.
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Sur le fond, la position historique de Garfinkel rejoint
complètement celle de Jaulin et Clastres : il s'agit bien d'étudier,
"de l'intérieur", l'univers du "non-idiot-culturel" (i.e. par exemple
l'indien, ou l'opposant politique) en donnant largement la parole à
celui-ci.
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Mais dans la forme, l'appareillage d'enregistrement
filmique et magnétique dont l'usage est réclamé par
Garfinkel à ses chercheurs préserve le maintien de relations
acceptables de celui-ci avec le monde de la sociologie : des "documents
objectifs" restent une des bases fondamentales du travail de Garfinkel
et de ses élèves. C'est pourquoi Garfinkel insistera toujours
sur ces enregistrements, et les justifiera par un principe ethnométhodologique
de "mise en scène de l'action sociale".
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S'agissant d'une époque (les années 60)
où ici des opposants politiques étaient avec la bénédiction
d'une importante fraction de la sociologie mondiale arbitrairement emprisonnés,
et où là, avec encore la bénédiction d'une
fraction de la sociologie, et sous couvert d'être "civilisés",
des indiens sans défense étaient "ethnocidés", la
portée éthique immense d'un tel débat n'a guère
besoin d'être soulignée.
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3/ MODERER LA TUTELLE DU SUPPOSE OBJECTIF SUR LE SUBJECTIF.
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Les représentations
rationnelles locales et/ou globales que les groupes sociaux ont d'eux même
et de leurs ethnométhodes sont en pernétuelle contradictlon
et en perpétuelle reconstruction. Les contradictions des représentations
rationnelles locales sont le tissu vivant de la société même.
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Puisque le propos de l'ethnométhodologie
est d'étudier les méthodes, il faut voir comment fonctionnent
les méthodes. Une méthode (ethnométhode) vise à
résoudre un problème, une méthode a donc au moment
où on l'emploie un "sens intentionnel subjectif de rationalité".
Mais ce "sens intentionnel de rationalité" doit être saisi
au vol et étudié dans son évolution. Ce sens intentionnel
subjectif est constamment évolutif, il se déconstruit et
se reconstruit. I1 doit s'accommoder de péripeties, et s'accommoder
aussi par dialogues et retouches successives) du fait que les différents
acteurs sociaux d'une même action évaluent celle-ci différemment.
La rationalité sociale n'est donc jamais atemporelle et jamais alocale.
En matière de rationalité sociale ou éthique, et contrairement
à ce que chacun souvent imagine, il n'existe pas de représentation
universelle de l'universel. De ce constat de perpétuelle fugacité
reconstruite et de perpétuelle mobilité du sens sont issus,
en tant que notions complètement appuyées d'abord sur l'expérience,
les concepts fondamentaux de l'ethnométhodologie.
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Le tissu vivant de la société même,
c'est le sens ; et le sens s'incarne localement, dans un discours subjectif
et/ou intersubjectif.
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Une fois rétablie l'intentionnalité, et
une fois rétabli avec elle le sens subjectif, nous risquons de tomber
dans des difficultés
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- qui ont été maintes fois citées dans l'histoire
de la sociologie (Auguste Comte les évoquait largement déjà),
-
- et qui avaient presque toujours conduit (depuis Auguste Comte justement)
à interdire que le sens subjectif s'exprime trop directement,
-
- la règle étant qu'un discours subjectif ne peut tout au
plus qu'être cité dans un discours sociologique principal
de type objectif,
-
- le discours subjectif n'apparaissant alors qu'en quelque sorte "enveloppé"
dans un discours objectif, à la manière du propos d'un enfant
cité par un adulte ou d'un malade cité par un médecin.
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Certes, le jaillissement du sens subjectif a une force
incomparable. Certes, il n'est point de vérité essentielle
sans lui. Mais le sens subjectif est mainte fois trompeur et générateur
de fantasmes. Au moment de son jaillissement, on l'imagine volontiers porteur
de l'universel. Mais il se découvre vite que son universalité
n'est qu'apparence, et que très rapidement, de sens subjectif à
sens subjectif, de rationalité locale subjective à rationalité
locale subjective, les contradictions se multiplient.
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Réexaminant une nouvelle fois, après Auguste
Comte, Durkheim et tant d'autres, la question du statut que l'on peut donner
"à la rationalité subjective locale", Garfinkel ne dissimule
rien des difficultés que l'on rencontre en laissant s'exprimer cette
sorte de rationalité. Par de nombreux travaux au contraire, il les
montre, il met en évidence :
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- la force sociale explosive de cette sorte de rationalité (elle
est le grand moteur par exemple des conflits raciaux et celui en général
de beaucoup de conflits tout court),
-
- la rapidité instantanée aussi d'évolution de cette
rationalité subjective locale, et les contradiction que cette mobilité
induit.
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Mais la solution consistant à placer le discours
subjectif sous la tutelle d'un "discours" objectif doit dit-il en sociologie
être écartée ; car la sociologie n'est absolument pas
en mesure de produire un discours objectif.
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Et dans cette contestation du principe de la tutelle,
Garfinkel a visiblement raison. Les abus par exemple de l'Union Soviétique
dans les année 30 à 60 viennent de cette idée de tutelle
discrétionnaire de l'objectif sur le subjectif ; celle-ci permettant
que le discours de l'opposant soit discrétionnairement censuré
comme "nonobjectif"; le rôle du sociologue officiel de l'Etat étant
principalement alors d'exercer cette censure.
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Des abus d'un tel genre pourront perpétuellement
ailleurs se reproduire tant que l'on n'aura pas suivi la recommandation
de Garfinkelf et admis
-
- qu'il n'existe point, en sociologie, de système de définitions
méritant réellement le qualificatif de système objectif
(cette proposition s'accompagnant bien sûr chez Garfinkel d'une longue
démonstration),
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- et que le discours soi-disant objectif de la sociologie savante n'est
en fait jamais rien d'autre que l'expression d'une rationalité locale
plus habile à s'exprimer que les autres,
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- sans la moindre garantie donc d'une "supériorité éthique
cognitive" réelle absolue de ce discours savant, en sans garantie
réelle parfois même (autre qu'auto-proclamée) de sa
valeur éthique tout court.
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Il faut donc organiser une diminution du bien trop grand
pouvoir de tutelle que le discours de rationalité la sociologie
savante prétend pouvoir et devoir exercer sur le discours de rationalité
des gens ordinaires qui sont, par la sociologie, observés.
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Et pour organiser cette diminution de tutelle, pour
organiser une sorte de contrôle mutuel dialectique interactif des
différentes rationalités, l'ethnométhodologie va proposer
une sorte de formalisme logique régissant les "prises de parole"
successives des rationalités locales qui sont en présence.
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4/ SOCIOLOGIE INQUISITOIRE, SOCIOLOGIE CONTRADICTOIRE ; L'IDEE D'UNE
NOUVELLE DIALECTIQUE DES CONTRADICTIONS.
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Dans l'organisation de
la vie sociale de beaucoup de grandes nations modernes, il arrive souvent
que des études sociologiques remplissent la fonction de procès,
en faveur ou à l'encontre de certaines minorités. Ces études
ne sont pas directement des jugements ; mais elles peuvent parfois faire
autorité, et les pouvoirs publics alors en tiennent compte, au grand
détriment éventuel {interdictions, taxes, etc) des minorités
concernées. Or ces etudes sont, lorsqu'elles s'inspirent de la tradition
Durkheimienne, complètement inquisitoires, même si parfois
le sociologue rapporte ici et là tels et tels propos ; car de ces
propos alors, rien ne garantit la manière dont ils ont été
réinterprétés, tronqués, sélectionnés
(la règle du genre étant précisément qu'il
faut qu'un sociologue Durkheimien réinterpréte, tronque,
sélectionne). Ce que l'ethnométhodologie propose en fait
(ce n'est pas sa formulation mais à des fins de simplification explicative
la nôtre) est de faire évoluer ces procédures inquisitoires
d'étude vers des formes s'apparentant bien davantage à celle
des procès judiciaires "à l'américaine", donnant en
principe directement et largement la parole aux protagonistes intéressés.
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Un certain nombre de concepts
nouveaux (indexicalité, réflexivité, accountability,
affiliation, compétence unique, etc introduits par l'ethnométhodologie
passent souvent pour être difficiles, et en effet le sont. Mais on
peut en donner déjà des représentations simplifiées
en évoquant la procédure de preuve d'un procès. Dans
un procès à l'américaine, il pourra arriver par exemple
que la défense demande à l'auteur d'un document écrit
essentiel de venir à la barre dire lui même le sens de son
propre document, sans se contenter de la seule première lecture
interprétative de ce document par le procureur. (Cette précaution
s'apparente à ce que l'on appelle en ethnométhodologie la
"prise en compte de l'indexicalité"). Dans un procès à
l'américaine, si quelqu'un prétend décrire les modes
subjectifs de raisonnement d'une minorité dont il n'est pas membre,
on pourra lui objecter qu'il n'en est pas témoin direct (en ethnométhodologie
: notion de réflexivité ; notion de membre). Dans un procès
à l'américaine, toute personne peut témoigner, et
un accusé a toujours, quelle que soit sa race et sa condition, le
droit d'être présent pour se défendre (en ethnométhodologie
principe du non idiot culturel). Dans un proces à l'américaine,
un témoin peut être autorisé à exposer ce qu'il
sait "dans ses propres mots" (en ethnométhodologie : réflexivité).
Dans un procès à l'américaine, un témoin direct
pourra se prévaloir de cette qualité, face à quelqu'un
qui était absent de l'action (en ethnométhodologie : compétence
unique) ; mais même en ce cas on pourra mettre en doute son interprétation
de ce qu'il a vu (accountability) et le mettre en concurrence avec un autre
témoin direct, sans préjuger qu'il y ait mensonge d'un coté
ou de l'autre. Dans un procès à l'américaine, on pourra
être autorisé à présenter des reconstitutions
de certaines séries d'actions (en ethnométhodologie : mise
en scène de l'action sociale). Dans un procès à l'américaine,
des sommations de chiffres indirectement constatés et rapportés
de seconde main par des témoins ne seront pas assimilés à
une preuve matérielle objective directe si la défense le
conteste (en ethnométhodo-logie: contestation de la portée
de l'autorité des chiffres de la sociologie quantitative).
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Toutes les comparaisons que l'on vient de donner ne
sont que des analogies extrêmement approximatives ;
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mais elles donnent croyons nous une interprétation imagée
simple de cohérence des concepts en question ;
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étant par ailleurs aussi rappelé : -1- que pour des raisons
souvent inconscientes (vues et non remarquées),
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la justice de tout pays (y compris la justice américaine) peut,
quoi qu'on fasse, avoir toutes sortes de préjugés ; -2- qu'une
étude ethnométhodologique n'est absolument pas la même
chose qu'un procès judiciaire ; et -3- que les enquêtes ethnométhodologiques
accumulent les traces écrites, les enregistrements, les films vidéo,
etc, s'efforçant d'accumuler des arguments pour et contre sans vraiment
conclure.
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Un des grands ressorts du succès mondial immense
de l'ethnométhodologie a certainement été en tout
cas son image fréquente de redresseuse de torts. Dès ses
débuts, l'ethnométhodologie fait quasiment des scoops sur
des questions dont les implications éthiques sont évidentes.
Elle montre par exemple (Garfinkel) que les jurés d'un tribunal
d'assises improvisent complètement leurs critère de décision.
Elle montre (Garfinkel 1967) comment les admissions d'un hôpital,
qui sont réputées en principe devoir être réglées
en fonction de l'état de santé des personnes médicalement
examinées, dépendent en réalité largement de
la situation d'occupation des lits, un critère caché étant
en fait de remplir tous les lits; alors bien entendu que les instructions
du professeur qui dirige le service soutiennent la thèse que seul
l'état médical compte. Elles montrent (Mehan 1982), en filmant
certaines classes d'écoles secondaire une année durant, que
les appréciations ensuite données par les enseignants sur
les travaux et comportements des élèves ne correspondent
guère aux éléments qui ressortent des éléments
filmés. Elles montrent (Nathalie Leblanc 1988) comment une personne
venue pour une simple consultation ambulatoire dans un hôpital psychiatrique
peut y être retenue, enfermée et internée pour des
semaines par suite d'une cascade de hasards organisationnels. Tous ces
résultats sont obtenus par le moyen d'enquêtes extrêmement
minutieuses : l'ethnométhodologie note tout, enregistre tout et
ne néglige aucun détail.
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5/ LE SENS COMMUN ; L'ETHNOMETHODOLOGIE COMME THEORIE DU SAVOIR ZERO
ET COMME THEORIE DE L' INTENTION ZERO.
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L'écheveau infini
des actions qui s'enchaînent à d'autres actions fait qu'une
intention succède à une intention, et qu'une méthode
succède à une méthode. La succession des intentions
n'est pas un simple fantasme : elle calque, dans la rationalité
considérée, l'enchaînement des causalités. S'interrogeant
sur le pourquoi du pourquoi du pourquoi de n'importe quelle question, on
aboutit toujours tôt ou tard à un argument du type "c'est
évident", qui renvoie à ce que l'on appelle le sens commun.
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De considérables
développements de l'ethnométhodologie son consacrés
à l'étude du sens commun, comme notion centrale et concept
essentiel à presque toutes les démonstrations. La logique
locale fait partie du sens commun. Et ce qui forge l'unité de tout
groupe social est principalement l'unité de son "sens commun". On
n'évoquera ici que succinctement ces questions.
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Faisons simplement observer en tout cas ici qu'en théorisant
le "sens commun", 1'ethnométhodologie théorise un objet assimilable
à un "savoir zéro", i.e. à un niveau de savoir qui,
dans le groupe social considéré, constitue la base sous-jacente
à tout savoir. Ce savoir zéro est un lieu social absolument
stratégique : car tout ce qui modifie ou déplace ce zéro
déplace tous les repères d'évaluations y compris ceux
des sciences prises en tant que systèmes socialement institués.
Aux confins les plus proches de ce savoir zéro, on trouve les "savoir
placebos" dont l'entreprise est de déplacer, par des fantasmes,
le Zéro et l'échelle toute entière avec lui ; savoirs
placebos et d'illusion, dont cette proximité du Zéro explique
la paradoxale puissance de déstabilisation.
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De manière évidemment analogue,
théoriser le sens commun conduit à évaluer ce qui,
dans le point de vue local, est assimilé à une intention
directement et d'office a priori présupposable (Zéro local
de l'intention) ; et à poser le problème des intentions Zéro
qui constituent l'a priori de l'observateur.
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6/ LA RECHERCHE AXIOMATIQUE DES FONDEMENTS ; LA QUESTION DE L'INDUCTION
; IL N'EXISTE PAS DE FORMULATION UNIVERSELLE DE L'UNIVERSEL.
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C'est une propriété
singulière d'une théorie que de pouvoir se prendre elle même
pour objet d'étude : car alors, le raisonnement boucle et la théorie
peut s'appliquer un nombre infini de fois à elle-même. Or,
étant une métathéorie possible de toute science, l'ethnométhodologie
est sa propre métathéorie ce qui fait que ses concepts et
axiomes se réappliquent à eux même selon une logique
récurrente complètement combinatoire. I1 est à partir
de là (et via l'opérateur indexicalité ou via encore
l'opérateur réflexivité) facile de démontrer
que sa formulation n'est pas et ne peut pas être univoque. Bien au
contraire, elle diverge. Un sujet de recherche ouvert est donc celui de
la reformulation de ses axiomes, reformulation en principe potentiellement
infinie, et productrice d'une richesse de propositions dont beaucoup sont
intéressantes et utiles à des fins par example de protection
des libertés. Pour nous opposer au caractère policier déplaisant
d'un interrogatoire par exemple, nous dirons "qu'il n'est pas vrai qu'à
toute question il soit touiours possible de répondre d'une manière
et d'une seuIe". Et c'est là une proposition qu'en effet l'axiomatique
de l'ethnométhodologie peut facilement engendrer. Des formulations
élégantes sont par ailleurs celles dans laquelle la théorie
parvient à prendre appui sur elle même (ce qui signifie qu'elle,
repose alors sur le sens commun de la langue dans laquelle elle est formulée).
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Nous avions à Boston
en 1987 proposé de partir de la question de l'induction pour construire
une reformuIation des axiomes, en reliant la question des inductions à
celle des définitions. Plus récemment, nous avons en 1992/93
proposé, dans notre enseignement de Paris-7/Paris-8, une filière
nouvelle de reformulation qui passe par l'axiome "il n'existe pas de formulation
universelle de l'universel". Cet axiome équivaut en substance à
la règle Garfinkélienne selon laquelle "il n'est pas possible
de remplacer des définitions indexicales par des définitions
objectives" ; car ces définitions objectives seraient alors précisément
des formulations universelles de l'universel. Cet axiome est central :
l'indexicalité et la réflexivité se déduisent
presque instantanément de lui. Cet axiome enfin possède 1a
propriété singulière de s'autodémontrer, "s'il
existe pour moi une liberté" ; car une simple liberté de
choix me permet d'être chaque fois la personne qui empêche
une formulation de l'universel d'être universellement acceptée.
Il est ponc possible de dire qu'un axiome de liberte est à l'origine
de tout ; cette liberté permettant alors immédiatement d'affirmer
qu'il n'y a pas de formulation universelle de l'universel ; et de refonder
à partir de là tout l'édifice de l'ethnométhodologie.
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7/ BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE.
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Coulon A. (1987) L 'ethnométhopologie (Que sais-je).
-
Garfinkel H. (1967) Studies in ethnomethopology. Prentice Hall
-
Lecerf Y. et Parker E. (1987) "Les dictatures d'inteIligentsia (PUF, Paris).
-
Lecerf Y. (1986) Lexique ethnométhodologique ( in: pratiques de
formations, ndeg.11-12,Université Paris-8. )
-
[ Rubrique Sciences
Sociales et Humaines ] , [ Autres textes d'Yves
Lecerf ]
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