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Le champ d'étude
de 
l'ETHNOMETHODOLOGIE

par Yves Lecerf
(année 1993-1994)
 

A) L'ETHNOMETHODOLOGIE : UNE DISCIPLINE
QUI ETUDIE LES LOGIQUES LOCALES DES GROUPES SOCIAUX

Des recherches récentes d'intelligence artificielle sont entrain de renverser certaines idées acquises concernant les complexités respectives :
 
- du savoir de sens commun,
- et du savoir savant, provoquant une focalisation d'intérêts en direction de l'ethnométhodologie.
 
  L'ethnométhodologie est en effet une discipline scientifique qui se donne, depuis 1967, pour objet :
- d'étudier, dans une perspective d'application pratique, les logiques locales des groupes sociaux (i.e. les variations en fonction de l'espace et du temps de ce qu'on appelle le sens commun ordinaire).
- de prendre en compte chaque fois dans ce travail d'étude, l'incidence éventuellement perturbatrice du sens commun local (i.e. de la logique ordinaire locale) de l'observateur; et aussi l'incidence perturbatrice du sens commun local du "lecteur" qui lira éventuellement ensuite le compte rendu écrit par "l'observateur" dans une chaine mettant en cause au moins trois sens communs distincts.
- de tenir compte du caractère "réflexif" de cet instrument obligé qu'est le langage ordinaire car cette réflexivité signifie : référence mouvante à un paramètre de sens commun local qui varie dans l'espace et dans le temps.
- de faire très précisément spécifier pour chaque étude la perspective d'application qui est envisagée car ce paramètre d'intention influe d'une part sur le sens commun de l'observateur ; et joue d'autre part un rôle essentiel s'agissant de dire de quel niveau de précision on pourra se contenter dans l'examen de ce qui est étudié.
A cet effet, l'ethnométhodologie a développé et développe des techniques qui lui sont complètement propres.
 
 

B) CETTE DEFINITION DE CHAMP PLACE L'ETHNOMETHODOLOGIE DANS UNE POSITION CLEF, NON SEULEMENT FACE A L'ETHNOLOGIE ET A LA SOCIOLOGIE, MAIS ENCORE FACE AUSSI A LA LOGIQUE, A LA LINGUISTIQUE ET A LA PHILOSOPHIE :

1) L'ethnométhodologie peut être considérée comme une ethnologie "appliquée" ou plus précisément comme la version "science appliquée" d'une certaine ethnologie, celle qui s'astreint à n'étudier que de petits groupes et à prendre en compte les inévitables effet de "l'ethnocentrisme scientifique" de l'observateur. Elle innove cependant de plusieurs manières au regard de l'ethnologie, du fait notamment de son aptitude à prouver parfois rapidement certains problèmes ponctuels ; cette rapidité ayant pour prix l'adoption d'une certaine sorte de "posture" face aux cas qui sont à traiter. Elle excelle dans l'étude de tous les phénomènes d'ethnocentrisme. Elle en pousse même l'analyse plus loin que ne l'a jamais fait aucun ethnologue traditionnel du fait de ces procédures de prise en compte des phénomènes de réflexivité.

 2) L'ethnométhodologie peut certes revendiquer de plein droit une partie du champ d'étude de la sociologie, puisqu'elle étudie empiriquement des groupes humains, mais :

- elle peut plus difficilement être considérée comme une variante "appliquée" de la sociologie ordinaire ; car celle-ci n'admet le plus communément pas que dans son cas, le sens commun de l'observateur (i.e. aussi l'ethnocentrisme scientifique de la tradition sociologique occidentale) puisse être considéré comme une cause de perturbation bien au contraire ;
- Si bien que les postures les plus habituelles de la sociologie (en continuation de la tradition Durkheimienne) viennent en contradiction complète vis-à-vis des postures habituelles de l'ethnométhodologie ; cette dernière étant à la sociologie ce que l'antipsychiatrie avait un temps été à la psychiatrie: un "anti" poursuivant en principe les mêmes objectifs. C'est en ce sens que l'ethnométhodologie peut être tenue à la fois pour anti-sociologie et pour une partie de la sociologie ;
- On peut caractériser aussi ces différences de postures en disant que l'ethnométhodologie est une "sociologie sans induction".
3) L'ethnométhodologie, étudiant des "logiques locales" de microgroupes humains, et dans la mesure précisément ou il existe chaque fois une sorte de cohérence interne dans ces logiques :
- pourrait être tôt ou tard sans doute appelée à être considérée comme une "branche étrange" non encore réellement formalisée de la logique ;
- une évolution de rapprochement étant en train de s'amorcer depuis plus d'une décennie dans ces branches appliquées de la logique que sont l'informatique et l'intelligence artificielle (branches ou la question de la simulation du raisonnement de sens commun est devenue un sujet de recherche de haut niveau) ;
- évolution de rapprochement que l'ethnométhodologie a favorisé aussi de son coté en mettant l'accent sur les aspects inductifs (i.e. issus de raisonnements par induction, produisant des raisonnements par induction) des logiques locales qu'elle étudie.
4) l'ethnométhodologie pourrait avoir un champ commun avec la linguistique générale (les logiques locales de micro-groupes humains se concrétisent à travers certaines manières de parler) ; mais en son état actuel de développement, la linguistique générale n'admet pas de prendre en compte son propre ethnocentrisme scientifique ; et il y a le plus souvent donc un abime entre les postures usuelles des linguistes et celles de l'ethnométhodologie.
 

 5) Dans la mesure enfin où les logiques locales des groupes humains sont des instruments obligés de toute connaissance, le champ de l'ethnométhodologie empiète largement sur celui de la philosophie, y compris notamment celui de l'épistémologie des sciences. Au regard de l'ethnométhodologie, les sciences existantes peuvent en effet être considérées, quelles qu'elles soient comme des productions culturelles de groupes restreints dotés de logiques locales très singulières.
 
 

C) DE VASTES PERSPECTIVES D'APPLICATION ET UNE NECESSITE STRUCTURELLE DE RECHERCHE CONSTANTE D'APPLICATIONS NOUVELLES.

1) A première vue, les perspectives d'applications semblent assez spécialisées, car il faut que l'ethnométhodologie étudie des groupes "petits" (i.e. des groupes en principe assez peu vastes pour qu'un seul observateur puisse entretenir des contacts et/ou des échanges avec tous les membres) ;
- ceci se justifiant par le fait tout d'abord que les "logiques locales" (i.e. les variantes locales du sens commun) évoluent souvent très vite dans l'espace et dans le temps; et que l'on doit avoir un échantillon homogène au sens des écarts de précision que peut supporter l'application que l'on vise (d'où le caractère essentiel de l'existence d'une application)
- et par le fait d'autre part que même si les "logiques locales" étaient, par exception, très peu variables lorsque l'on prendrait des micro-échantillons dans un macrogroupe, il faudrait néanmoins avoir les moyens de les étudier; et que ce moyen ne peut que disparaitre lorsque l'on perd la possibilité de vérification offerte par l'existence de contacts directs entre l'observateur et les membres du groupe.
2) Mais en réalité les perspective sont bien plus vastes; car l'ethnométhodologie revendique des possibilités aussi en termes de macrogroupes :
- lorsqu'il semble clair que tel(s) ou tel(s) microgroupes jouent un rôle dominant dans le macrogroupe étudié ;
- lorsqu'il s'agit d'infirmer une hypothèse globale abusive d'homogénéité du macrogroupe étudié, infirmation qui procède alors par mise en évidence des variations sur des échantillons prélevé dans le macrogroupe ;
- lorsqu'il semble clair qu'une étude sociologique antérieure d'un macrogroupe à pris pour instruments des hypothèses directement contredites par les principes de base de l'ethnométhodologie, pour contester alors à priori le caractère significatif d'une telle étude sociologique antérieure.
3) On doit rappeler par ailleurs que l'acceptation ou le rejet par l'ethnométhodologie d'une ou plusieurs approximations simplificatrices dépendra en dernier ressort de l'application envisagée ; les petites variabilités de sens commun qui n'ont pas d'incidence sur les applications envisagées ne sont pas à considérer comme variations. On voit à ce propos l'absolue nécessité de l'existence d'une perspective d'application lorsque l'on fait de l'ethnométhodologie. Cette nécessité structurelle de recherche d'applications conduit à étendre constamment le champ de ces dernières.
 

4) L'Intelligence Artificielle, branche avancée de l'informatique, ne renoncera jamais à ces projets de modélisation des logiques locales des microgroupes humains ; projets pour lesquels elle n'a aucun autre partenaire ethno-sociologique valable que l'ethnométhodologie. Dans cette direction, les possibilités effectives d'applications sont certes encore lointaines ; mais les perspectives ouvertes concernent à long terme la quasi totalité du champ des applications de l'informatique.
 
 

D) L'ETHNOMETHODOLOGIE COMME ETHIQUE DE DENONCIATION DES TOTALITARISMES.

Sur un plan éthique, l'ethnométhodologie trouve son principal champ d'application dans le domaine de la dénonciation des oppressions des minorités, et plus généralement dans la dénonciation de tous les macro- et micro-totalitarismes (policiers, bureaucratiques, religieux-sectaires, idéologiques etc...).
 
   Elle permet en effet d'en analyser scientifiquement les mécanismes en termes d'abus du pouvoir que peut détenir un oppresseur d'imposer par la force à autrui les irrationalités, les scories, les préjugés qui interviennent dans sa propre logique locale.
 
 L'ethnométhodologie est donc à sa manière une force de libération, d'autant plus importante dans ses potentialités présentes et futures que son argumentation prend très profondément appui sur les développements les plus récents de l'informatique et de la logique ; et qu'elle permet donc très souvent d'opposer, aux logiques totalitaires, la force immense et tranquille de ce que l'on appelle la "logique tout-court".

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