I - QUI ETAIT YVES LECERF ?

ou "La générosité est techniquement supérieure "





Cette expression qui employait souvent, me semble résumer d'une manière extrêmement fine, bien des paradoxes de sa personnalité et c'est pourquoi certainement, outre la poésie qui s'en dégage (et qui n'était pas le moindre des registres sur lesquels il aimait à jouer), je l'ai choisie pour illustrer mon propos dès l'abord.

La première chose à faire est, me semble t'il, de la replacer dans son contexte afin d'en déterminer les destinataires d'origine...

Yves, fondateur du département d'Informatique à Paris 8, côtoyait depuis toujours des techniciens, et c'est vraisemblablement, à eux qu'il s'adresse lorsqu'il présente la générosité comme une technique parmi dautres, une technique simplement supérieure aux autres. Et même s'il ne s'agit pas de personnes réellement identifiables, il est probable qu'elles appartiennent à l'univers de la technicité triomphante, celui pour qui le dialogue avec les machines remplace avantageusement celui avec les hommes !

Aussi n'essaye t'il pas de les amener sur un terrain (celui de la morale par exemple) qui leur est peu familier. Il fait le chemin jusqu'à eux en feignant d'abonder dans leur sens, et sacrifie ses convictions personnelles (9) à son désir d'efficacité.

Il faut dire qu'il avait en règle générale, fait le pari de convaincre ceux qu'il appelait "ses adversaires" (10) dans leur propre langue, c'est à dire après avoir fait le chemin jusqu'à leur logique propre afin d'être parfaitement compris d'eux et d'acquérir (à leurs yeux) une crédibilité indiscutable (11). En outre, ce pari qui n'aurait pu être qu'un "art de vivre" était devenu au fil du temps, un véritable positionnement dans l'existence, positionnement qu'il s'était mis à défendre avec toute son énergie, inscrivant chacune de ses démarches dans une double tentative, celle de justifier le bien fondé d'un tel dialogue par des exemples illustres (ce qui revenait à dresser une sorte d'inventaire des pensées anti-universalistes à travers les temps), et celle de forger un langage qui soit utilisable et compris par tous, et qu'il pensait avoir trouvé dans les axiomes de l'Ethnométhodologie.

On ne s'étonnera donc pas que j'aie choisi cette maxime comme sous-titre à ce témoignage sur ce qu'il m'a été donné d'observer et de comprendre d'Yves Lecerf (de ma place d'étudiante et d'amie, au fil des 8 dernières années de sa vie) en ce qu'elle me paraît illustrer parfaitement ce double projet dont les implications furent de première importance.

En outrer cette maxime s'est révélée d'une grande richesse, lorsque je l'ai soumise à une analyse plus pointue et c'est cette réflexion que je me propose d'aborder maintenant.

Deux axes de réflexion me sont apparus :

1/ La générosité, catégorie de la morale, peut-elle être considérée comme une technique ?

C'est là, sans nul doute, que réside la première étrangeté, dans le télescopage de ces deux registres désormais (12) disjoints que sont la morale, et la technique, cette dernière considérée dans le sens d'une application de la science".

Pour avancer dans la compréhension de ce premier paradoxe tout en replaçant le débat dans son époque, je me propose de faire appel à une réflexion de Poincaré, qui par son double regard d'homme de science et d'humaniste, s'est trouvé directement confronté à cette question dès le début du siècle. Dans son livre, "La Valeur de la Science" (1905) en p 20 il en précise les enjeux :

"... la vérité scientifique qui se démontre, ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent. Et pourtant, je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l'une ne peuvent pas ne as aimer l'autre. Pour trouver l'une, comme pour trouver l'autre, il faut s'efforcer d'affranchir complètement son âme du préjugé et de la passion, il faut  atteindre à l'absolue sincérité. Ces deux sortes de vérités, une fois découvertes, nous procurent la même joie; (...) Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient; (... ) et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos. "

Telle était bien, me semble t'il, la problématique d'Yves qui semblait rechercher précisément ce continuum (étant entendu que la notion de vérité scientifique nécessite d'être précisée dans un sens localiste) en ne voulant renier ni la Science ni la Morale, bien qu'il ait été déçu par la première et voyait bien que la seconde n'intéressait que peu de gens...

Et c'est certainement en grande partie pour rendre ces deux termes à nouveau compatibles, qu'il partit en croisade au service de l'Ethnométhodologie réactualisant par son axiomatique, les règles de compatibilité énoncées par Poincaré dans ce passage (post-analycite, indifférence ethnométhodologique et membership), ce qui n'aurait manque de lui faire dire que Poincaré était lui aussi ethnométhodologue avant l'heure ou bien, comme il le formulait avec amusement lorsque je m'élevais contre ce qui me paraissait une "appropriation abusive" d'une pensée plus ancienne (13) :

"les axiomes de l'Ethnométhodologie sont compatibles avec la pensée de Poincaré !"

Mais ceci est une autre histoire que nous aborderons plus avant ...

Toujours est-il que le problème posé là, trouve sa pleine dimension lorsqu'on poursuit la lecture de Poincaré définissant ce qu'il appelle "l'harmonie interne du monde" et que je nommerai pour ma part : "le technique du monde". En p 22 du même ouvrage, il fait de "cette harmonie interne du monde", la seule réalité objective, la seule vérité qu'il nous soit jamais donné de pouvoir atteindre :

"...et nous aurions toujours ignoré l'harmonie interne du monde, qui est nous le verrons, la seule véritable réalité objective".

Yves n'aurait pas, je pense, souscrit à cette idée d'une science absolument exacte, presque idéale et surtout totalement disjointe de l'homme qui la met en oeuvre, une science qui lui préexisterait en quelque sorte ...

Il se sentait plus proche des nominalistes que Poincaré, qui les dénonce en ces termes (p 23) : Quelques personnes (...) sont allées jusqu'à dire que la Loi, que le fait scientifique lui même était créé par le savant. C'est la aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n'avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu'il nous soit impossible de démontrer qu'elles ne le sont pas. "

Yves quant à lui pensait qu'il n'existe pas plus de réalité scientifique objective qu'il n'est possible de trouver une formulation universelle de l'universel, et que la vérité scientifique ne peut être au mieux qu'un ensemble de propositions sur lesquelles un. groupe déterminé de personnes (une famille de chercheurs), s'est mis d'accord arbitrairement pour les considérer comme vraies (14) ; aussi la seule chose qui était encore susceptible de l'intéresser en tant que logicien était le jeu de vivre qu'une certaine façon de penser les mathématiques (en tant qu'outils strictement) lui autorisait. Et à ce jeu là, l'aléatoire des sciences divinatoires lui paraissait aussi opératoire que les théories les plus pointues des sciences dites exactes ! (15)

2/ L'autre aspect à prendre en compte dans cette maxime me semble être la relation d'efficacité qui lie entre eux les termes de "générosité" et de "technicité". Je retrouve à l'instant dans un cours de l'année 91, sur la Pensée Chinoise cette remarque d'Yves, relevée hors contexte : "sans efficacité les esprits s'épuiseraient ! " Elle me paraît s'appliquer parfaitement à cette problématique du "techniquement supérieur" et éclairer utilement l'un des ressorts profonds des différentes stratégies lecerfiennes, tant sur le plan de la pédagogie, que sur celui de l'engagement dans le social.

Yves privilégiait toujours la "pensée utile" c'est à dire menant efficacement à l'action, sur la pensée pour elle-même, la "pensée d'esthète" dont Heiddeger (dont il se revendiquait par ailleurs) s'était fait l'apologue.

C'est ailleurs précisément à cet endroit que sa philosophie personnelle me semble rejoindre le mieux la pensée phénoménologue, celle de Merleau-Ponty, Sartre, Arendt, pour reprendre ceux qu'il citait (à l'exception d'Arendt) le plus.

Et ceci nous amène à considérer les champs dans lesquels s'inscrivent les termes mis en relation par Yves. L'un, la technique, semble s'inscrire dans le champ de l'abstraction (bien qu'elle en soit une application plutôt concrète), tandis que l'autre la générosité, s'applique à "la vie des gens" comme il aimait à le formuler lui-même usant de cette terminologie ("les gens") avec une délectation certaine (16).

Dans le même cours sur la Pensée Chinoise, Yves s'exprimait ainsi :
"Tout est relatif au plan conceptuel, mais tout acte existentiel n'est pas relatif. "

Cette phrase me semble poursuivre de façon logique, la pensée amorcée précédemment.

En effet si, comme semblait le penser Yves, il n'y a pas de vérité objective, à quelque niveau que ce soit, il n'y a pas plus alors de raison de privilégier une action plutôt qu'une autre, et toutes sont équivalentes. Ce qui ouvre la porte aux meilleures comme aux pires ... Or ceci n'était pas son choix.

Hannah Arent, philosophe de l'action dont la réflexion témoigne d'un intérêt certain pour des valeurs proches de celles. que défend l'Ethnométhodologie, s'est positionnée clairement dans son livre "Philosophie et Politique" (p 219) sur la question du bien et du mal et des enjeux de la pensée (en réponse précisément à un jugement de Heiddeger sur Socrate concernant l'art de la pensée "pure", celle qui, selon Heiddeger, se suffirait à elle-même).

Elle dit : "La manifestation du vent de la pensée n'est pas le savoir ; c'est l'aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid. Aptitude qui aux rares moments où l'enjeu est connu, peut très bien détourner les catastrophes, pour le moi tout au moins. "

Ce qui revient, me semble t'il, à dire que le savoir en soi n'est pas l'important (Heiddeger en le dissociant de tout acte, y compris de celui d'écrire, développe une attitude d'esthéte, qu'Yves aurait certainement qualifiée de "luxe" (à ce sujet, se reporter à la note, 11), et que ce qui compte est de juger afin de se conduire de façon responsable, ou tout au moins d'éviter les catastrophes.
La pensée semble donc être pour Arendt non seulement le moteur de toute morale d'action mais aussi le moyen de se rendre capable de diriger ses actions par soi même c'est à dire en toute liberté.

Propositions qu'Yves, n'aurait certainement pas reniées !
 



 

9 I1 ne fait aucun doute qu'Yves avait un sens moral extrêmement développé, et que ses sympathies se situaient plus du côté de celui-ci que dans le champ du matérialisme triomphant. Ce point est développé plus loin dans le chapitre consacré à ses rapports avec la science p 24 à 31 et se trouve assez clairement abordé dans sa présentation du diplôme aux étudiants pour l'année 94/95
(Annexe 9 p 2)

10) Il convient de préciser qui étaient ses "adversaires" en tenant compte du fait que lui même ajoutait toujours à cette affirmation des guillemets "symboliques" comme il les nommait lui même, afin d'en souligner le caractère indexical. Dans un entretien datant de 1992, il m'avait précisé ainsi sa pensée :
"En sachant que les "adversaires" sont en réalité, eux aussi des gens, mais qu'ils se trompent sur l'étendue du rôle des structures dont ils ont la garde; ainsi sont-ils 1e plus souvent des "adversaires" par désir d'en faire trop et trop bien (avec toute 1a séduction que peut avoir une telle idée lorsqu'elle rencontre un désir intérieur de pouvoir".(annexe 4 p 40)

Cette précision mérite à elle seule un développement que je renvoie plus avant dans le texte, afin de ne pas alourdir la première réflexion. Toutefois, il est remarquable de déceler dès cette première citation, presque tous les points que nous retrouverons dans le portrait d'Yves qui suit : sa générosité (il donne aux "adversaires" le bénéfice du doute : "ils se trompent..."), sa bienveillance (il leur prête le désir de faire "trop bien"), sa lucidité ("désir intérieur de pouvoir"), son sens de la stratégie politique (formuler la critique dans la foulée d'une louange extrême).

11) Lors d'un entretien avec Harold Garfinkel en Avril 1995, à Paris (annexe 14), il dit explicitement : "Quand on fait de la perturbation, il faut accepter le vocabulaire de la culture dans laquelle on se trouve."

12) Depuis la révolution des Lumières, il semble aller de soi que le technique et l'éthique (de même que l'esthétique d'ailleurs) sont des domaines distincts; tel n'était pas le point de vue des époques précédentes qui pensaient ces trois domaines (la science la morale et la beauté) comme apparus simultanément sur la scène du monde et donc consubstantiels les uns aux autres..

13) Sur ce point je tiens à préciser que ce que j'ai souvent qualifié d"'appropriation abusive", peut-être également considéré comme un effort méritoire pour dresser un catalogue des anti-universalistes à travers les temps. I1 n'empêche que la réflexion m'est souvent apparue comme trop sommaire et les passages proposés aux étudiants trop décontextualisés pour être vraiment
 convaincants.

14) Sur ce point également Poincaré risque une réponse P 23 : "Mais ce que nous appelons 1a réalité objective, c'est en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ;..."

Yves n'aurait pas manqué de lui opposer le test expérimental qui relativise grandement ce point de vue. "En effet," disait-il souvent "y a t'i1 quelque chose qui puisse être commun à tous les hommes en dehors de la contrainte ?"

15) A titre d'illustration il convient de savoir qu'il tirait le Hi King chaque jour, plusieurs fois , en particulier lorsqu'il devait prendre des décisions importantes, et qu'il s'appliquait à respecter les prescriptions des nombreux astrologues de son entourage dans de multiples domaines.
Dans un cours d'astrologie assez récent, il déclarait en outre, que "pour les Chinois, le Hi King était un moyen très fiable, voire scientifique, de connaître l'avenir", ne semblant pas dénier ce point de vue, d'autant moins d'ailleurs qu'il poursuivait lui-même des études statistiques depuis de longues années et sur un nombre considérable de données, dans ce domaine de probabilités.

16) Pour mieux comprendre ce qu'il entendait par cette expression, se reporter à la note 7. I1 convient en outre de remarquer qu'il l'employait fréquemment par opposition à la tendance réificatrice du monde des sciences et des techniques qu'il combattait.