II - YVES ETAIT AVANT TOUT UN
PEDAGOGUE DE TERRAIN

... aussi n'a t'il laissé que peu d'écrits...




Il est certain que saisir un "fait social total" en constante interaction avec d'autres faits sociaux, et en constants réajustements avec eux, comme le souligne l'Ethnométhodologie, semble a priori, peu compatible avec le caractère «enfermé» de la chose écrite. Yves d'ailleurs, s'était plus positionné dans la recherches et la transmission d'outils pour y parvenir que dans l'exercice propre de cet art (17).

Mais, ce peu d'intérêt pour l'écrit pourrait s'expliquer aussi par le choix qu'il avait fait d'intervenir sur les institutions à partir de leur base ; j'entends, modifier la société non pas à partir des élites (qu'il avait pourtant tout à fait la possibilité de rencontrer voire d'influencer (18) mais en utilisant la force cachée d'individus disséminés en des points stratégiques du système. Il pensait que ces individus devaient être convaincus et formes verbalement, afin qu'ils puissent être à tout moment, pendant puis après la formation, contrôlés et orientes dans le sens du bien commun (19). C'était un véritable réseau qu'Yves tentait de mettre en place, et il entendait qu'il soit opératoire !

Aussi tel un véritable chef de guerre, c'est par la parole qu'il haranguait ses soldats, et la pensée l'intéressait plus à des fins immédiates, pratiques et militantes, que dans un rapport différé à la connaissance.

C'est d'ailleurs peut-être, l'une des raisons pour lesquelles il ne s'est jamais, que je sache, revendiqué ethnologue (bien qu'il enseignât dans un département d'ethnologie), mais éthnomethodologue laissant à chacun le soin d'analyser son propre terrain dans une perspective d'ethnologue mais à l'aide des outils de l'Ethnométhodologie qu' il proposait (20).

C'est, peut-être aussi pourquoi, il a choisi de développer cette pensée dans un sens transdisciplinaire qui privilégie la signification locale des choses sur un quelconque savoir assimilable à une "vérité" ou à un modèle comme le pratique la majorité des disciplines établies à l'université (21).

Cette remarque me paraît d'importance car c'est le choix selon moi, qui lui permettra de pratiquer sans relâche et avec un bonheur toujours égal, cet art qu'on pourrait qualifier de luxe dans une perspective de rentabilité mercantile de la pensée, l'art de la pensée vivante, de la pensée en mouvement. D'autant qu'il le pratiquera dans le cadre de son Dess "Ethnométhodologie et Informatique" au sein de deux universités dont le sérieux ne peut être mis en doute (22).

En cela il avait réussit me semble t-il, à faire la preuve des qualités opératoires de la théorie qu'il défendait (I'Ethnométhodologie), à partir du sens commun de la langue même dans laquelle elle était formulée i.e. celle de l'université ! C'est ce qu'il a appelera dans son texte : " Ethnométhodologie et Ethique " (annexe 7) "une formulation élégante dans laquelle la théorie parvient à prendre appui sur elle-même ".

Cette évocation de l'art qu'il avait de privilégier à travers son enseignement, le mouvement naturel d'une pensée en train de se construire, tout à l'écoute des sollicitations les plus inattendues de chacun (23) , me conduit inévitablement à évoquer cette remarque d'Hubert de Luze, formulée telle une évidence lors de l'un de ces fameux cours du jeudi soir, peu après la mort d'Yves et à en tirer les implications

"Yves était notre Socrate; saurons nous être ses Platon ?"

En effet, par cette remarque, Hubert résumait bien le sentiment de chacun, d'avoir perdu plus qu'un maître, un guide, mais il pointait aussi, la responsabilité qu'il nous incombait d'assumer à notre tour, telle qu'Yves me l'avait formulée lui-même en 92, dans un entretien reproduit dans mon Dess (annexe 4, p 39), celle de faire "savoir au monde des responsables de structures (à partir de leur base) qu'un espace de liberté est nécessaire dans tout groupe toute institution et qu'il y a tout à gagner pour le pouvoir à laisser cette liberté s'exprimer... "

Il me semble qu'il pointait en cela, la nécessité, d'utiliser la pensée comme morale d'action et non comme accumulation de savoirs (ce qui en aurait fait un "luxe" inutile) se situant bien ainsi, dans la ligne de Socrate lui-même, qui paya de sa vie, son engagement au service de la liberté (24).

Et pour abonder dans le sens d'Hubert de Luze, il me semble que la pensée en mouvement, la pensée en vie, ne peut servir évidemment que ... la vie. J'entends la vie en train de se faire, ici et maintenant, mais aussi celle qui se fera demain, plus tard, celle des générations futures et donc devant lesquelles il nous appartient de témoigner.
 

1/ Une pédagogie de l'admiration (utilisation du couple admiration/humilité)
Telle était la chose la plus remarquable de son enseignement, d'inclure immédiatement et sans jugement autre que d'admiration ou d'émerveillement, la pensée de ses interlocuteurs étudiants ou amis, à son propre discours, pour la pousser plus loin, la vivifier, l'enrichir... et l'on en a vu plus d'un, rester sans voix, vaguement incrédule d'avoir contribué à l'éclosion d'une nouvelle idée, d'un nouveau concept, ce qu'Yves nommait avec l'enthousiasme d'un enfant ravi : une merveille ! (25)

Son positionnement face à la plupart de ses interlocuteurs était tout d'humilité, vertu qu'il pratiquait très fréquemment et avec grand talent, au point qu'on pouvait se demander parfois s'il était tout à fait sérieux ou s'il s'auto dépréciait ainsi par soucis pédagogique ... (26) Le plus étrange étant que "ça marchait"!

Les plus démunis voire les plus sots, y trouvaient leur compte et donnaient le plus souvent le meilleur d'eux mêmes, les autres étaient consultés interminablement sur tous les sujets, (qu'ils soient de stratégie ou de prospective) ce qui en faisait à coup sûr, des alliés fiables. Quant à ses opposants (27) les plus acharnés, traités comme des princes, ils ne résistaient pas et devenaient rapidement ... ses meilleurs appuis !
 

2/ Une pédagogie anti-mandarinale
Ne supportant pas la plus petite vérité à prétention universelle et ayant gardé très présentes les revendications étudiantes des années 70, Yves se devait de développer une pédagogie originale. Voici comment se déroulait la prise en charge de toute nouvelle "recrue" (28).

- Le premier accueil était assez déterminant. A la fin du cours, avant de quitter la salle parfois, mais aussi au café (29) souvent, avait lieu le premier entretien. Yves y questionnait le candidat sur sa situation et son projet, terminant le plus souvent par une louange du style : "ce que vous faites est très intéressant !"

- Le second entretien consistait généralement en une justification du premier encouragement : "tu n'es pas un idiot culturel, la preuve, ce que tu fais illustre tel axiome de mon système"

- La troisième étape mettait le candidat "sur les rails" : "tu vas décrire ce que tu fais quotidiennement dans ton mémoire"

- Lorsque le travail était bien avancé, arrivait la consécration : "je vais utiliser ta description pour illustrer les axiomes aux nouveaux étudiants"

Cette démarche pédagogique consiste à partir de la demande de l'étudiant, et à l'amener à la prise en compte de la matière à transmettre, en lui prouvant que celle-ci est exactement ce dont il a besoin ...

Ceci étant le niveau individuel du dispositif
 

3/ Une pédagogie en réseau venue de l'univers informatique
Sur le plan du collectif, grâce à une organisation en étoile, où rien n'était laissé au hasard, Yves arrivait a communiquer avec un assez grand nombre d'individus, et à faire en sorte que ces individus eux-mêmes communiquent entre eux ; toutefois, il restait le moteur de ce dispositif, ayant quasi renoncé à toute vie personnelle hors ce Dess et le bouillonnement intellectuel qui l'entourait.

Son système consistait en un nombre variable de personnes avec lesquelles il entretenait des relations directes, le plus souvent par téléphone et qui constituaient une sorte de premier carré de fantassins, le sujet de mémoire de chacun constituant la première toile de fond des entretiens. Sur ce premier fond, il amenait des sortes d'alluvions, en correspondance avec les préoccupations de son interlocuteur, mais qui n'étaient autres le plus souvent que les réflexions d'autres membres du groupe rendues compatibles par ses soins, à la situation présente. Ceci avait pour résultat, de faire connaître à chacun, les recherches des autres et permettait lors du cours suivant d'élargir le débat sur tel ou tel point théorique particulier en l'illustrant par un exemple connu de tous. Les autres avantages de ce dispositif étaient qu'il y trouvait la matière de sa réflexion personnelle (30) et enrichissait le travail de tous ; de plus, chacun, grâce à ce stratagème, pouvait communiquer directement avec tous même si le lieu du cours restait toujours sous son contrôle.

Cet engagement total au service de son art, et la particularité de sa position d'intermédiaire, en faisait donc le pivot du dispositif, et lui permettait d'amener au groupe la pensée de chacun tout en gardant toute chose sous son contrôle.

C'est certainement pourquoi, on a pu constater, lui disparu, combien il a fallu mobiliser d'énergies, pour maintenir en partie ce bouillonnement, et encore fallut-il que plusieurs d'entre elles choisissent de s'y impliquer grandement !
 

4/ La question des exemples illustres.
Yves semblait constamment chercher des justifications à l'Ethnométhodologie, chez les auteurs les plus inattendus dans les lieux et les époques les plus reculés (31). Cette pratique, qu'il justifiait par le devoir de postanalycité (voir cette notion en p 36), et qui en était plutôt selon moi, une adaptation détournée, avait ses détracteurs.

Dans sa logique, cette pratique se justifiait pleinement, puisqu'il s'agissait bien de "soumettre toute évidence à un réexamen approfondi, au nom d'une autre rationalité locale et /ou temporelle ..." ("La Science comme Réseau" annexe 9) mais l'Ethnométhodologie stipulait-elle qu'il ne faille soumettre ces évidences qu'à une seule rationalité locale, la sienne propre ?

 Certes, Robert Jaulin lui-même déclarait dans un document du printemps 1992 intitulé . "Politique culturelle et/ou scientifi tifiaue de l'UF d'Ethnologie" (32)  :

"... Naturellement l'Ethnométhodologie ne fait qu'ajouter un discours, apporter une voix dans un domaine partage et a arme bien avant elle par d'autres interventions, d'autres voix; ces voix ces actions, sont au regard de ce domaine, similaires entre elles; elles relèvent "du même", et nous devons avoir soin d'éviter que ne s'introduise un excès de contradiction dans le champ de ce "même "... "

Mais de là à décider comme le fit Yves plus tard, que "la compatibilité à l'éthnométhodologie est interdisciplinaire; multilocale et atemporelle ", il me semble y avoir plus qu'un pas ! (33).

Toujours est-il que cette appropriation post mortem des théories du passé et des grands noms qui leur sont associes le séduisait totalement et même si cela m'avait surprise, lorsqu'il tenta de hâter mon adhésion à l'Ethnométhodologie en tentant de me prouver, non sans une dimension facétieuse, que puisque les axiomes me semblaient si familiers c'est que telle Mr Jourdain, j'étais ethnométhodologue sans le savoir, je suis à même mai maintenant d'en goûter tout le sel, en ce qu'il m'apparaît quelques "révolutions" (34) plus tard, qu'il tentait par là de prouver avec humour la quasi universalité de la pensée anti-universelle, et ce en dépit de toute apparence contraire.
 

5/ Mais la pensée anti universelle est de fait loin d'être universelle ?
En effet, cette assertion ("universalité de la pensée universelle") outre ce qu'elle aurait de contradictoire avec la défense d'une pensée anti-universaliste (35) , se heurte à l'étude historique du phénomène et à l'observation des comportements élémentaires de l'Université française, pour ne citer qu'elle. Yves, aimait à situer le phénomène totalitaire dans le champ de l'Université et de la Recherche. Il reprenait souvent les exemples du nominalisme, et de l'opposition Platon, Aristote ...

Pour lui, à l'université, tout se passait toujours comme si chacune des disciplines détenait non seulement la connaissance absolue dans son domaine mais encore le meilleur outil pour comprendre le monde. C'était, disait-il, "la problématique exacte des différentes tours de Paris 7, qui illustraient ainsi la course aux savoirs dans l'Université française... "

Puis, réfutant à l'avance la suspicion d'être dans une même problématique avec l'Ethnométhodologie, suspicion qui ne manquait jamais d'apparaître, il concluait par : "chaque discipline cherche à construire une tour plus élevée que les autres tandis que l'Ethnométhodologie ne souhaite qu'être présente transversalement dans toutes les tours, espérant implanter en chacune un langage commun minimal permettant l'existence d'un dialogue sans pugilat, entre les disciplines".

Pour ce faire, il n'hésitait pas à encourager ses étudiants éthnométhodologues à s'inscrire dans leur discipline discipline d'origine lorsque cela était possible afin, disait-il, d'implanter le ver dans le fruit !

Les soutenances de thèses se transformaient alors en d'incroyables épreuves de force ou les représentants de la discipline mise en accusation, attaqués de l'intérieur se débattaient corme des diables pour tenter de sauver ce qui leur restait de certitudes sur le monde ! (36)

Pour autre preuve de ce que la pensée universaliste est la chose la mieux partagée du monde, il suffit disait-il, de remonter dans l'histoire. Déjà au 16ème siècle, les nominalistes thomistes avaient dénoncé l'évolution du concept de pouvoir dans le sens universaliste avec l'apparition de la monarchie de droit divin; ils affirmaient alors, totalement à contre-courant, que les rois étaient des outils que se donnaient les communautés pour vivre ensemble et non des élus d'un Dieu unique et tout puissant. De même ils soulignaient que les "Techniques" récemment apparues étaient des outils au service des communautés et non le contraire...

Yves à travers sa boutade : "Il faut tuer Louis XVI !" rejoignait totalement leurs positions.
J'ai d'ailleurs retrouvé dans la thèse de Paul Loubière (extrait en annexe 13 p 12/13 et 14) "Fondements épistémologiques de l'éthnométhodologie" présentée en 1992 (Atelier national de reproduction des thèses, université de Lille) mention en p13 d'une dénomination pour le courant ethnomethodologique pariseptiste, qui en fait était :

« Pour éviter toute confusion Yves Lecerf et moi même avons baptisé "ethnométhodologie nominaliste " ce courant particulier » (i.e. le courant "ethnométhodologie et informatique" issu de la collaboration du département d'anthropologie de Paris 7 et de celui d'informatique de Paris 8).

Bien avant les nominalistes, Aristote en choisissant de remonter des faits aux concepts, avait posé les bases de la pensée anti-universelle, dont la pensée néo-platonicienne devait effacer par la suite, jusqu'au souvenir. En effet, en plaçant plaçant les formes sensibles à l'origine de la formation des concepts il instaurait "un débat expérimentaliste qui soulignait le caractère local et ponctuel du concept, celui-ci n'étant plus alors ; qu'une 'représentation technique" à un moment d'un atelier du monde." (Michel Adnes, entretien (37) )

Rien à voir avec le platonicisme qui "fait de l'idée un principe généalogique préexistant à son incarnation, auquel seuls certains Hommes supérieurs ont accès par la spiritualité ou une recherche personnelle, ce qui leur confère le droit de gouverner les autres". (ibid...)

Mais c'est la pensée platonicienne qui prit le pas sur celle d'Aristote, et Yves allait avoir fort à faire pour réunir les preuves du contraire ...


17) Toutefois en dépit de cette distance à l'écrit, il nous a laissé un minimum de textes : quelques "notices explicatives" ou "modes d'emploi" sur son cours de DESS et quelques ouvrages. L'un traite des axiomes de l'Ethnométhodologie dans "Pratiques de Formation" (Formation Permanente, Université de Paris VIII) un autre dénonce ;les élites éduquées des pays en voie de développement qui s'adonnent au pillage en lieu et place d'instaurer la démocratie ; ce livre s'intitule : "Les Dictatures d'intelligentsias" (Paris, P.U.F., 1987) et fut écrit en collaboration avec Edouard Parker de même qu'un ouvrage sur la rumeur, intitulé :"L'affaire Tchernobyl, la guerre des rumeurs" (Paris, P.U.F., 1987). Un dernier ouvrage était en chantier, qui lui tenait beaucoup à coeur, sur "le doute chez Descartes" réexaminé à travers le filtre de l'Ethnométhodologie Ce dernier ouvrage devait être le résultat d'une collaboration avec Paul Loubière, son ancien étudiant en thèse, devenu enseignant à ses côtés dans le DESS.
Ceci fait au total peu d'ouvrages bien qu'il faille compléter cette liste par quelques publications dans des revues spécialisées dont l'une d'elles en ma possession, émane de la Communauté Européenne de l'Energie Atomique (Euratom) qui l'employait dans les années 60 à des recherches sur l'intelligence artificielle.

18) Ses interventions en tant que consultant dans de grosses entreprises auraient pu lui en fournir aisément l'occasion, mais il les considérait comme purement alimentaires, n'ayant aucune confiance dans les intelligentsias en général ...(voir son livre "Les dictatures d'intelligentsias")

19)Yves accordait peu de crédit aux dispositions naturelles des individus sur la question du "bien commun" ; lors de son intervention du 29/09/93 devant le Cercle d'éthique des affaires (annexe 7, p 1), il avait précisé ainsi sa pensée : "II faut bien comprendre que la tentation totalitaire correspond à une faille permanente et presque invisible de la raison humaine."

20) Dans un documents non daté (annexe 8) mais qui se situe me semble t'il à la rentrée 93, Yves explique la pensée dans ce domaine :

"Une des idées fondatrices de 1a constitution et des enseignements de notre DESS est que l'Ethnométhodologie y est considérée, sur le double plan de l'épistémologie et de l'éthique comme une décisive théorie de la liberté. La formalisation axiomatique qui en est faite - et qui constitue une des dimensions les plus importantes de notre singularité par rapport aux autres courants de l'ethnométhodologie - est constitutive d'un enjeu pédagogique capital : faciliter la tâche du sociologue profane dans l'acquisition et le maniement d'outils et de concepts lui permettant de mieux défendre sa liberté et celle de la minorité à laquelle i1 appartient éventuellement. Une telle attitude rend en effet indissociable cette théorie de la liberté de la constitution d'une praxis ethnométhodologique."
Et plus loin : "D'un point de vue ethnométhodologique, les définitions données par les ethnologues pour délimiter le contenu et 1e champ de l'ethnologie, même quand ils prétendent à une objectivité scientifique démontrable, doivent être considérés comme des points de vue purement locaux, lesquels sont bien sûr très souvent différents et même contradictoires."

21) Il nous faut toutefois nuancer ce propos car un modèle n'est pas toujours une "vérité", il peut n'être qu'un "outil ponctuel". Robert Jaulin lors d'un cours du vendredi matin (08 Juin 1996) où il parlait de son métier d'Ethnologue, expliquait que "faute de s'appuyer sur un modèle pour comprendre une situation de vie, il risquait de ne voir que les détails" et il ajoutait que "bien que ce modèle appauvrisse ce qui se passe réellement, i1 permet de raisonner sur 1e mouvement de ce qui se passe..."

Yves face à la question du modèle est ambivalent; il est indéniable que sa formation de mathématicien l'a porté naturellement à modéliser, (le texte reproduit en annexe 2 "La science comme rumeur", en est un exemple patent) mais il se méfiait de la tendance à généraliser qui en découle fréquemment e qui conduit à "tenter d'imposer des copies serviles ou à privilégier le modèle sur "1a chose en soi". (annexe 4, p40 de mon Dess).

22) Dans cet enregistrement vidéo en ma possession (annexe 14) il explique qu'il a réussi à convaincre l'administration de Paris 7 en la personne de sa secrétaire aux enseignements, qu'on ne pouvait exiger de ses étudiants qu'ils produisent des attestations de stage en bonne et due forme, sous l'argument qu'il serait injuste, attendu que leur thème de recherches concerne le plus souvent les injustices administratives, d'exiger d'eux qu'ils fassent remplir de tels formulaires à ceux dont ils se proposent d'étudier aux fins de les dénoncer, les actes répréhensibles; le refus aisément prévisible de ceux-ci devant les pénaliser à coup sûr.

23) Je suis tentée d'ajouter qu'Yves était un praticien de la pensée en mouvement en opposition avec Robert Jaulin qui se disait souvent « théoricien du mouvement de 1a pensée ».

24) Lui-même m'avait mise en garde contre le fait que "faire une thèse à notre époque, constituait un véritable luxe", ce qui m'avait fait alors sourire, sans en réaliser les implications ; aujourd'hui, je mesure mieux ce que cette remarque recelait de mise en garde contre une attitude par trop esthétisante ...

25) J'en fis, moi-même l'expérience lorsque dans la foulée de l'axiome Russel créé par lui en hommage à Robert Jaulin en 1992 (voir note 43) . "Vous ne devez jamais accepter que devant vous une personne sans défense soit bafouée et humiliée", il inventa le "Théorème FM, NR et FS : L'axiomatique de l'Ethnométhodologie constitue un tribunal Russel permanent" en utilisant pour le dénommer, les initiales de trois de ses étudiants dont les miennes.

26) L'écart entre lui-même et l'étudiant qu'il louait s'en trouvait doublement creusé, ce qui introduisait de par son excès même, un léger doute dans l'esprit de celui-ci, doute dont la conséquence immédiate était de piquer son amour propre et donc de le pousser au dépassement.

27) I1 en avait suffisamment pour qu'une grande partie de son énergie soit employée à les devancer stratégiquement. Pourtant il n'avait jamais souhaité (en ma présence du moins) les réduire totalement au silence et c'est seulement dans les dernières semaines qui précédèrent sa mort, alors qu'il venait d'avoir eu fort à faire avec ses "ennemis" au sein du département d'ethnologie, qu'il déclara avoir « enfin compris en quoi les opposants sont utiles, voire nécessaires au triomphe de toute cause »  La raison qu'il invoquait principalement étant qu'"il n'existe pas de meilleure publicité à une cause que celle faite par ceux qui lui sont hostiles" et il citait à titre d'exemple les polémiques célèbres de son meilleur « ennemi » Georges Lapassade (au demeurant l'un de ses excellents amis personnels) dont les critiques retentissantes à l'encontre de l'Ethnométhodologie avaient plus servi selon lui à faire connaître celle-ci, qu'à la discréditer !
En outre, je crois que cette publicité détournée, qui lui permettait de rester en retrait, préservait totalement sa modestie naturelle tout en satisfaisant son goût du paradoxe !

28) J'emploie ce terme à dessein car la plupart du temps les nouveaux venus étaient amenés par des anciens du DESS (dont ils étaient le plus souvent des amis personnels) qui les pensaient aptes à devenir des ethnométhodologues présentables ! C'était donc plus souvent une cooptation qu'une rencontre fortuite, ce qui se comprend aisément vu l'anticonformisme notoire du projet Lecerfien.

29) Le cours du Jeudi soir à Paris 7, se terminait traditionnellement au café où nous rejoignaient les nombreuses personnes qui constituaient ce second cercle de réflexion, élargissant d'autant le débat initié pendant le cours. Les conversations s'y poursuivaient le plus souvent jusqu'à une heure avancée de la nuit.

30) Chacun a pu suivre l'évolution de sa réflexion, en parallèle avec certains travaux de ses étudiants : la première interaction qu'il m'a été donné de connaître, se situe sur le terrain du dialogue avec l'institution qui était l'un des objets de mon Dess ; Yves y avait vu l'occasion de préciser le bien fondé de la stratégie éthnométhodologique par opposition à celle de Robert Jaulin et à la mienne qui d'après lui, n'étaient pas aussi opératoires. I1 expliquait que sa stratégie (qui lui semblait donc la meilleure) consistait à "parler 1a langue de l'adversaire" pour se faire comprendre de lui, tandis que celle de Robert Jaulin, qui disait-il, consistait en un "défi verbal" risquait d'être mal comprise, la troisième, la mienne qu'il avait résumée par "agir en divers lieux sur un mode ponctuel et autonome" et revenait pour lui à "poser des bombes, avant de se sauver en courant", risquant elle, de se transformer rapidement en l'exercice d'une liberté empoisonnée. (annexe 4, DESS p 34) Une autre interaction concerne plus récemment le travail de Judith Cohen-Solal sur l'interdit de représentation biblique et trouve son application dans la question du "paradoxe des représentations du divin" telle que développée par Yves dans la revue "Dédale" N° 1 et 2. (annexe 11)

31) L'un des rituels du cours du jeudi soir était la distribution très appliquée : de photocopies réalisées par lui (et portant en exergue de sa main, le titre de l'ouvrage et le nom de l'auteur, voir annexe 12), d'une ou plusieurs pages qui avaient retenu son attention dans la semaine, et qu'il se proposait de commenter. Cette opération semblait revêtir à ses yeux une grande importance et il ne manquait jamais d'y souscrire, concluant toujours son commentaire par une remarque de satisfaction sur l'extrême pertinence de l'Ethnométhodologie à preuve sa compatibilité à tant d'auteurs célèbres ! Cela avait quelque chose d'un peu enfantin, et je me suis souvent demandé la raison de cette pratique... S'agissait-il, toujours dans la perspective de convaincre l'adversaire dans sa propre langue, d'adopter le plus extrême des raccourcis pour persuader ses étudiants les moins portés sur la littérature, que la position de l'Ethnométhodologie était "forte" (pour reprendre le terme de stratégie qu'il aimait à employer) de par sa filiation glorieuse et variée ? Il est probable que oui, si l'on se réfère à son intervention justifiant devant Harold Garfinkel l'axiomatisation de l'Ethnométhodologie, par une raison de cet ordre. (voir texte en annexe 14)

32) Ce document dont l'objectif était de prévenir selon lui, la dérive initiée par le nouveau directeur de l'UF et quelques opposants irréductibles à l'Ethnométhodologie, dans le sens d'un véritable boycott de cette discipline auprès de leurs étudiants, figure en annexe 5.

33) Hubert de Luze dans sa thèse explique que cette conclusion résulte du devoir de post-analycité qui oblige tout ethnométhodologue à réévaluer constamment chaque certitude en fonction de l'opérateur axiomatique, et donc implique qu'on mesure sa compatibilité à l'ethnométhodologie.

34) Ce terme renvoie aux bouleversements que toute rencontre avec l'Ethnométhodologie ne manque pas de générer dans la vie des gens et à l'effervescence tant intellectuelle, qu'affective, que le
membership suscitait immanquablement.

35) Il semble difficile d'échapper à cette sorte de contradiction ! Hubert de Luze, en p 292 de sa thèse n'hésite pas à dire de l'Ethnométhodologie : "Je la trouve portée malgré elle à une sorte d'universalisme très particulier que lui donnent la simplicité, la plasticité et 1a richesse de ses axiomes. Qui peuvent former 1e noyau dur de 1a plupart des morales connues et venir."

36) Ce fut notamment le cas lors de la soutenance d'Omid Mirbaha en Didactique de l'Informatique (1994).

37) Michel Adnes enseigne une anthropologie historique du langage dans le contexte du Quechua au Département des Langues Minorisées de Paris 8 ; son engagement pour la défense des langues indiennes et des cultures qui en sont le champ de même que sa participation au projet d'éthnomenuiserie du département d'Ethnologie de Paris 7 l'inscrivent de fait dans la droite ligne des recherches ethnométhodologiques. En outre, il était personnellement très proche de Robert Jaulin et de ses recherches.