IV - LE PARISEPTISME
ou L' ETHNOMETHODOLOGIE RADICALE
d'Yves Lecerf



Il me reste à tenter de définir ce qu'Yves entendait par "Ethnométhodologie radicale" et la mesure de sa distance à l'Ethnométhodologie de Garfinkel.

Tout d'abord, il me semble tout à fait évident que sa rencontre avec l'Ethnométhodologie a été déterminante dans l'évolution de son engagement sur le plan du social et dans la définition de la portée de son enseignement. Il est certain qu'il y a trouvé le moyen en d'aider à la diffusion d'idées nouvelles, en restant comme il le disait souvent "dans la légalité", c'est à dire en étant reconnu par ses adversaires comme l'un des leurs. (cf. sa stratégie d'entrisme dans toutes les disciplines de l'université, son attention à "parler la langue de l'adversaire" etc. ...) On peut se demander quels principes dictaient ce choix et peut-être avancer qu'il lui permettait de rester en accord avec les principes fondamentaux de son éducation protestante.
 

Les principes ...


En effet, Yves était un homme de principes même si son "amour du prochain" en tempérait toujours la rigueur. Il respectait "les gens", même s'ils étaient ses adversaires (à preuve cette phrase extraite de mon Dess, annexe ?: "ne pas oublier que les adversaires sont aussi "des gens") et ne concevait pas qu'une personne sans défense soit bafouée ou humiliée devant lui comme la rappelle d'ailleurs, l'axiome Russel proposé aux étudiants à la rentrée 92/93

"Vous ne devez jamais accepter que devant vous une personne sans défense soit bafouée ou humiliée" (43).

Yves lui même était extrêmement attentif à ne blesser personne y compris par inadvertance, et il manifestait à chacun, le plus grand intérêt et la plus grande bienveillance. Il affichait en toutes circonstances une patience sans limites, y compris en. présence de ceux qu'il nommait - sans jugement moral - mais en forme de constat : "les étudiants bêtes" (44). En outre, il ne s'autorisait aucune faiblesse par rapport à ses principes, ce qui est à coup sûr, la marque d'une certaine dignité.
 

... et le sacré .


Partisan de l'instauration d'un véritable oecuménisme en théologie, "dans la lignée de maître Eckart, Ruysbroek, Jean Tauler et peut-être Abélard pour l'époque médiévale, en référence également à Kierkegaard pour l'époque moderne" disait-il lui même dans "Le Paradoxe des représentations du Divin" in Dédale no l et 2 (annexe ?) peut-être Yves voyait-il dans cette prise de responsabilité sur son propre terrain d'action l'occasion de transposer au monde laïque les postures de théologiens qu'il admirait. Est-ce à dire qu'il était religieux au sens courant du terme ? Je ne le pense pas, bien qu'il ait entretenu des contacts certains avec des théologiens des différentes confessions et que son entourage ait organisé une cérémonie en sa mémoire dans une église catholique qu'il affectionnait particulièrement, en présence d'un officiant protestant. Je crois qu' il était plus religieux dans le sens "inspiré" du terme, et qu'il entretenait avec le sacré une certaine familiarité...
 
 

1/ L'Ethnométhodologie, Science et théorie de la Démocratie
Il convient d'aborder maintenant la description de l'Ethnométhodologie en tant que Science, c'est à dire pour reprendre les mots d'Yves : "étudiant le réel et fabriquant des outils pour l'étudier"
.
Lors de la soutenance de thèse d'Amina Meddeb.(13/04/95) Yves interrogé sur ce point avait précisé qu'en effet, l'Ethnométhodologie pouvait être considérée comme une Science. Or une Science avait-il ajouté, a toujours un objet et une méthode, et l'Ethnométhodologie étant tardive, elle avait pris comme objet tout ce que les autres n'avaient pas pris, et sa méthode était de 9 axiomes. Quant à la théorie, ce n'était ni une théorie de l'humain, ni une théorie de la Science, mais une théorie de la démocratie.

Puis il avait rappelé que depuis la tentative de Diderot pour définir des règles fixes et universelles garantes de la démocratie, seule l'Ethnométhodologie avait relevé - à sa manière - le défi, mettant en branle un nouveau doute des sciences, et opposant des connaissances locales, à d'autres connaissances locales.

De plus elle avait théorisé la façon de débusquer ses propres tendances totalitaires en utilisant les axiomes comme "garde-fous" car disait-il, "les gens ont besoin de baliser leur chemin vers la liberté" (cf. mon Dess, annexe 4) et elle avait libéré le droit à la critique par la pratique systématique de la post-analycité (l'un de ses axiomes tardifs était : l'ethnométhodologie est un Tribunal Russel permanent").
 

a/ le nouveau doute des sciences : la post-analycité
Pour Yves la post-analycité est une notion de première importance car elle restitue le plein exercice du libre arbitre, la confiance en soi et le droit de déboulonner les idoles. Elle est un espoir de la
démocratie.

Dans "La Science comme réseau" (annexe 10), Yves décrivait la postanalycité ainsi : "Elle est le droit (voire le devoir), à la prise de distance et à la remise en cause des acquis (...) au nom d'une autre rationalité locale et/ou temporelle à tout moment".

Il semble donc qu'elle autorise chacun à douter de tout à tout moment et à soumettre toute "évidence" à un réexamen approfondi. Yves voyait là, la première démarche à adopter pour qui revendique de n'être ni déterministe ni universaliste et il proposait de réfléchir sur la nature de l'évidence .

Paul Loubière dans un cours récent, en énonçait les trois démarches possibles :

* "la première, dite "empirique", consiste à vérifier si l'ensemble des êtres humains partagent les mêmes évidences." Pour ce faire Loubière proposait l'observation directe qui disait-il, "permet de constater que deux verbalisations d'une même évidence ne sont jamais pareilles, pour la bonne raison que nous ne parlons jamais exactement la même la langue qu'autrui".

Or "l'évidence" est une pratique sociale et comme on ne peut dissocier une activité humaine de la pratique sociale qui l'entoure, il s'ensuit qu'il ne peut y avoir une même évidence valable pour toutes les pratiques sociales.

* "la seconde dite "scientiste ", consiste à réfléchir sur la définition mathématique de l'évidence : C'est la plus petite partie d'un raisonnement ; elle n'a aucune justification, donc elle n'a pas d'explication possible."

Puis en prenant cette définition littéralement, il remarquait que :

1/ la partie la plus petite d'un raisonnement est quelque chose qui n'est pas raisonné
2/ un raisonnement est composé de petites choses non raisonnées juxtaposées
... et en concluait que la position scientiste ne permet pas d'expliquer ce qu'est une évidence, d'autant qu'elle affirme ne pouvoir formaliser les règles de l'évidence ! (on ne peut démontrer que le plus petit cube s'empile mieux sur le plus grand, que l'inverse.)

* "la troisième démarche, celle de l'Ethnométhodologie, consiste à faire émerger, les codes sociaux jamais écrits, appelés : "allants de soi" en déviant d'après la règle sociale. " ( par exemple, demander un beefsteak dans une boulangerie... les réactions violentes des individus concernés confirmant alors l'existence de ces codes "évidents" pour tous sauf pour les pourchasseurs d'évidences, faussement naïfs !)

Puis il convient, toujours selon Paul Loubière, de chercher derrière ces "allants de soi", des évidences, c'est à dire des choses dont on ne peut douter, et de s'appliquer à savoir si elles sont universelles, si elles viennent des allants de soi ou si elles sont antérieures (ou d'une autre essence) à ces allants de soi.

La dernière chose à faire étant enfin, de rendre compte du "sens commun", c'est à dire des allants de soi évidents pour un même groupe, ce qui est bien le pari de l'Ethnologie, pari d'ailleurs rejeté par les scientifiques (45).

Ainsi Loubière pouvait-il conclure, totalement en accord avec Yves Lecerf, que l'évidence ne résiste pas à l'épreuve de la post-analycité puisqu'elle vient de révéler sa véritable nature d"'allant de soi" commun à un groupe donné, dans un lieu donné à une époque donnée.
 

b/ la lutte contre nos propres tendances totalitaires : la théorie du savoir 0
En revenant sur la notion de "sens commun", on s'aperçoit, nous dit Yves dans "Ethnométhodologie et Ethique" p 9 (annexe 10), que théoriser celui-ci revient à théoriser "un objet assimilable a "un savoir zéro ", i. e. a un niveau de savoir qui dans le groupe social considéré, constitue la base sous jacente à tout savoir." Ainsi, si on remonte tout enchaînement de causalités jusqu'à une cause ultime, on bute toujours sur sur un point zéro du savoir en deçà duquel se trouvent les "évidences" ou "allants de soi" absolument présupposables par tous. On a donc bien atteint un point stratégique qui sert de repère d'évaluation à tout les systèmes sociaux (y compris aux sciences).

De la même manière, poursuit Yves, "il existe une théorie de l'intention zéro et un point zéro de l'intention qui constitue l'a priori de l'observateur". Cette théorie recommande à tout éthnométhodologue de faire "place nette" en lui, lorsqu'il entend effectuer une description ou même, analyser une question, ceci devant lui permettre d'éviter bien des jugements totalisants.
 

c/ l'axiomatique de l'Ethnométhodologie
Dans mon Dess, j'avais montré succinctement comment l'axiomatique de l'Ethnométhodologie pouvait représenter "un outil très opératoire dans l'entreprise de description du réel" (46) et être "une morale d'action minimale tout à fait acceptable dans un cadre de gestion démocratique des affaires humaines" (selon les belles formulations d'Yves Lecerf), ceci, a partir de ma propre expérience d'apprentissage de l'Ethnométhodologie; je me propose maintenant d'en reprendre l'illustration
 
* Pourquoi des axiomes ?
Dans la lettre n° 3 de mon Dess, sur le projet de création d'un "Dess bis" (annexe 4), Yves précise que "nombreux sont ceux qui ont besoin de suivre des règles les pour baliser leur chemin " et que "I'Ethnométhodologie se propose de leur fournir des règles souples pour leur permettre d'avancer sur la voie de la liberté, ces règles étant plutôt en réalité des garde-fous, car les Droits de l'Homme ont oublié de protéger les gens contre les vérités révélées, c'est à dire contre les VÉRITÉS ! "

Ces "VÉRITÉS" ne sont bien sûr autres que les certitudes de chacun sur le monde, certitudes par lesquelles se justifient (entre autres) les actes les plus barbares, quant aux "garde, fous", ce sont les "axiomes", auquels il est demand" de ne reconnaître qu'une qualité d' "outils opératoires" dans des conditions d'utilisation précises, et certainement pas la moindre parcelle de "Vérité absolue" (47).
 

* La polémique
Cette option axiomatique choisie par Yves pour enseigner l'Ethnométhodologie, en contraction avec le déni maintes fois opposé par Garfinkel à ceux qui souhaitaient axiomatiser sa pensée, a soulevé de nombreuses polémiques, en particulier dans son entourage de Paris 8. Elle s'explique pourtant du point de vue d'Yves par différentes particularités de la situation :

- Yves n'étant pas un sociologue de l'espèce que dénonçait Garfinkel, mais avant tout un pédagogue, le recours à une axiomatique, ("axiomatique qui n'est, par exemple, jamais remise en question dans l'enseignement des mathématiques" faisait-il remarquer) pouvait se justifier pour des motifs didactiques.

- l'usage de cette axiomatique étant limité à des fins pédagogiques ceci ne lui paraissait pas constituer une menace importante quant à son application dans le champ de la Sociologie (ce qui était la question la plus préoccupante pour Garfinkel).

- le public considéré, habitué à raisonner de manière déductive, un axiome fondant autre, avait besoin selon lui, de pouvoir se repérer dans un mode de réflexion familier, si l'on voulait l'intéresser à l'Ethnométhodologie et dans ce cas, la fin justifiait le moyen. (annexe 14)

Lors d'une rencontre Paris 7/Paris 8 (48) , il s'en est expliqué lui-même, en présence de Garfinkel en Mai 95.

Voici comment j'avais rendu compte à cette époque, de la discussion dont je fus témoin :

"L'une des préoccupations majeures de Garfinkel lors de son passage à Paris, a été la question de l'enseignement de l'Ethnométhodologie. Bien qu'elle n'ait pas été résolue, deux propositions se sont dégagées, qui demandent à être développées, ce sont celles d'Yves et celle de Garfinkel. Sans être antagonistes, ces deux propositions adaptées à des contextes assez différents, ont fait l'objet de discussions quasi polémiques entre certains participants, ceci, à mon sens tout à fait abusivement. L'affaire tourne autour de la question des axiomes.
 

Faut-il oui ou non, présenter l'EM sous forme axiomatique ?
Garfinkel a toujours été très clair sur le sujet : "Non, lorsque j'entends le mot axiome, je prends mon revolver !" disait-il lors d'une précédente interview...

Yves Lecerf abonde ce jour là, dans son sens, citant la phrase de Robert Jaulin : "Certains font l'économie d'être en vie!" (i.e. ceux justement qui remplacent les actes de vie par des systèmes) ; mais il justifie parallèlement la nécessité d'utiliser pour son enseignement, des phrases courtes, faciles à mémoriser (i.e. des axiomes), afin d'être entendu de ses étudiants venus des sciences dites "exactes" (informatique etc. ...) créant ainsi une sorte de langue minimale commune, leur permettant de communiquer non seulement entre eux mais avec les étudiants des Sciences "Humaines" ou "Sociales" (49).

Garfinkel semble entendre ce propos puis puisqu'il rend hommage en guise de conclusion au travail d'Yves : "C'est Yves Lecerf qui sait comment en enseigne !"

Toutefois, pour certains, la question reste posée, et ils y voient la preuve que "l'école française d'Ethnométhodologie, dans son orientation Yves Lecerf diverge totalement de la branche fondatrice Garfinkelienne ".

Pour clore momentanément le débat, j'évoquerais un dernier point non abordé jusque là : Yves a toujours précisé que sa demande n'était pas que les étudiants répétant les axiomes sous une forme figée, toujours la même, mais qu'ils se les approprient littéralement en en donnant leur propre version, ce qui avait le double avantage selon lui de faire qu'ils les comprennent réellement, (en vertu du fait qu'on a de meilleures chances d'avoir bien compris ce qu' on a soit même formulé) et d'ouvrir par là à ces axiomes, des potentialités d'application nouvelles, donc d'enrichir la pensée qui les sous-tend (50).
 
 

* Utilité des axiomes : une morale d'action minimale
Dans l'entretien cité plus haut (annexe 14), Yves avait minoré l'importance de son choix axiomatique en présentant ses axiomes brefs comme des façons commodes de rappeler, avant toute discussion, des orientations déjà négociées avec l'interlocuteur.

Un tel rappel, assimilable selon lui au "bonjour" qui initie toute discussion et permet de s'assurer réciproquement d'intentions pacifiques ou tout au moins non violentes (on salue rarement de manière affable, la personne qu'on a l'intention d'agresser) revient disait-il, à vérifier la bonne foi de celui avec qui on entre en interaction et à gagner du temps.

Hubert de luze dans sa thèse qui est une véritable somme sur le sujet de la morale, en déduit que les axiomes incitent à la moralité du moins dans les échanges entre les gens, non seulement parce qu'ils les poussent à respecter la règle du jeu comme l'avait déjà remarqué. Corinne Balestnni Moore dans sa thèse: Réflexions autour de l'indexicalité des dieux secrets du Plazac" (citée par Hubert de Luze en p 280), mais aussi parce qu'ils les incitent à la rébellion contre tous les totalitarismes, les pousse à rechercher l'objectivité, à la prudence, au doute, à l'impartialité, à la remise en question, au respect des acteurs sociaux, à l'équité, à l'humilité, à l'honnêteté, etc. ... (Se reporter à la liste exhaustive dressée par lui en p 290)

Toutefois il me semble exister un second aspect à considérer, qui concerne la question de l'action et peut se résumer ainsi :
 

"L'Ethnométhodologie est-elle une morale d'action?"
Ce point avait déjà été abordé dans mon Dess (annexe 4) sans qu'une réponse concluante lui ait été donné alors.

Yves m'avait bien rappelé que: "L'action n'est pas directement le propos des recherches de l'Ethnométhodologie" , m'invitant à vérifier dans les "Studies" de Garfinkel que ses recherches "ne visent pas à proposer un remède pour des actions pratiques" mais qu' "elles proposent des modes de raisonnement permettant tout simplement de respecter les gens", ajoutait-il. Je ne m'étais pas trouvée à l'époque fort satisfaite de cette réponse, me promettant d'y revenir plus tard.

Hubert de Luze, par son travail remarquable devait me faciliter grandement la tâche, en reprenant en grande partie mes interrogations et en posant clairement la question du doute et de ses rapports difficiles avec l'action.

Il démarre sa réflexion par un constat : il est nécessaire de se construire une morale d'action pour agir et personne ne peut échapper à cela. L'éthnométhodologie elle même s'est confrontée à cette question, à preuve, nous révèle t'il (p 292), cette déclaration d'Yves Lecerf lors d'un cours à Paris 7 (18
peut-être l'Ethnométhodologie serait une théorie amorale parce qu'elle refuse de prendre parti entre les morales".

La question ne semblait donc pas clairement résolue avant qu'il ne s'y attaque avec toute la rigueur qui le caractérise, passant en revue, axiome par axiome, les différentes raisons d'écarter ce scrupule qui dit-il (p 293) "honore son auteur" !

Pour lui, ce doute disparaît totalement si l'on pense que "l'Ethnométhodologie est implicitement une morale cognitive et pratique transmorale" c'est à dire qui n'est pas en compétition avec les autres morales pour tenter de les détruire ou pour les supplanter mais "se contente d'être tranquillement en marge d'elles, de se superposer à elles comme une sorte d'adjuvant". Il précise même quelle peut être utilisée par les plus ardents sceptiques" ! (ibid. 29.x) A preuve de cette prétention, il a passe en revue chaque axiome pour en détaler les conséquences morales, concluant que L'Ethnométhodologie est une "hyper morale". En effet dit-il, si comme le remarquait Yves dans un cours, ceux ci sont "des axiomes de contradiction mais aussi de transformation", il parait évident que cette transformation s'opère dans un sens de plus grande moralité, le doute systématique, l'indifférence éthnométhodologique, le rejet des universalismes, entre autres, conduisant sans détours à la pratique de la tolérance, à la reconnaissances des libertés d'autrui et à l'exercice de sa propre liberté.

Il restait toutefois une dernière question à résoudre qui concernait l'impossibilité pour moi de concilier doute systématique et action. Hubert de Luze la résout fort bien en p 93 de sa thèse sous le titre : "Apprentissage du doute fructueux". Il y explique que le doute ethnométhodologique "n'est pas un doute cartésien qui précède l'action et la suspend en l'attente au jugement", qu'il "n'anticipe pas l'action pour la paralyser" mais "qu'il se situe en épigraphe de l'action", qu' "il l'encadre , il l'accompagne". Ce propos constituait certainement l'une des trames de ce dernier livre qu'Yves écrivait en collaboration avec Paul Loubière (déjà nommé : "Pour un discours local de la méthode"), et dont la première partie portant sur "la grande tentation universaliste des Sciences" se trouve aux éditions Loris Talmart, nous dit Hubert de Luze qui en est le directeur, tandis que la seconde portant sur "la méthode éthnométhodologique" est restée à l'état d'ébauche.
 
 

2/ "L'Ethnométhodologie, une décisive théorie de la Liberté"
a - Ethnométhodologie et éthique
Dans une intervention au Cercle d'éthique des affaires en Septembre 93 (annexe 7) Yves allait développer l'aspect anti-totalitaire de l'Ethnométhodologie, celle ci considérée comme une théorie des fondements de la connaissance.

En effet, il prête à Garfinkel à travers sa théorisation des "ethnométhodes" (51) , le projet de rétablir la subjectivité en Sociologie, afin d'en finir avec le diktat totalitaire de cette branche de la connaissance sous le prétexte qu'elle serait "objective".

La première question à poser concerne la notion d' "intention"" nous dit Yves, notion qui a généré un palmarès imposant de procès (sous Staline, et dans de nombreux conflits raciaux ou ethniques du type Yougoslavie).

La question est : "Peut-on parler scientifiquement des intentions collectives des gens ?"

Garfinkel selon Yves, y parvient tout à fait, en donnant à ces intentions "un statut d'objet, qui soit perceptible clairement". Des supports matériels variés sont utilisés à cette fin et comme témoignages : enregistrements audio, vidéo, interviews etc..., ce qui n'était pas fréquent dans les rapports des sociologues durkheimiens. Par la même nous dit-il," l'argument de subjectivité s'estompe et la Sociologie ethnométhodologique devient de fait moins inquisitoire, voire quasi systématiquement anti-totalitaire ".

En effet, considérer les superstitions et les croyances, comme des composantes à part entière d'une logique locale, revient à mettre en doute la rationalité supposée des comportements des acteurs sociaux dans une acceptation qui se voudrait universelle, c'est à dire "atemporelle" et "alocale". Cela conduit à accepter que le principal objet d'étude de la Science, soit la construction et la déconstruction perpétuelle de rationalités locales contradictoires et que celles-ci soient le lieu du sens, par définition fugace et évolutif, de la société même et des actions des individus.

Pour Yves; il ne s'agit bien sûr pas, de sous-évaluer la force explosive de cette réhabilitation du subjectif, mais de soutenir Garfinkel dans sa remise en question du principe de tutelle du soi-disant "objectif' sur le "subjectif', et dans son affirmation que la sociologie savante n'a pas les moyens de prétendre à une quelconque objectivité et ne peut donc pas dicter de comportements aux individus qu'elle observe.

Cette démonstration se clôt par l'affirmation qu'un axiome de liberté fonde tout l'édifice de l'Ethnométhodologie : "Il n'y a pas de formulation universelle de l'universel ", axiome équivalent en substance nous dit Yves à la règle garfinkelinne selon laquelle "il n'est pas possible de remplacer des définitions indexicales par des définitions objectives", car ces définitions objectives seraient alors précisément des formulations universelles de l'universel. (52) Cet axiome est dit : "de liberté" car il est loisible à chacun de l'utiliser à tout moment, au nom de sa propre liberté, pour s'opposer systématiquement à ce qu'une quelconque formulation de l'universel prétende être universellement acceptée; en d'autres termes, pour que l'Ethnométhodologie  remplisse sa fonction légendaire de "redresseuse de torts"! (ibid. paragraphe p, 8).

Il résultera d'ailleurs de cet axiome de liberté, "une affirmation axiomatique accessoire" nous dit Yves p 3 du même texte, selon laquelle "il ne peut jamais exister d'argument d'autorité permettant à quiconque d'échapper a toute responsabilité", affirmation qui me semble être le corollaire de l'axiome Russel, (note 43) fondement de l'éthique ethnométhodologique.
 

b - L'Ethnométhodologie comme théorie de la liberté appliquée au Dess
Dans une notice explicative du Dess, et distribuée aux étudiants en début d'année, il précisait dès 1990 cet objectif sous le titre : "La liberté et sa théorie comme sujet d'études".(voir annexe 3)

Il y défendait, en application de la théorie de "la liberté des ethnies" théorie traditionnellement reconnue à Charles 5, le droit pour les étudiants du Dess, de constituer "des ethnies libres d'une seule personne ". Cette théorie s'inscrivant, disait-il, dans la lignée ouverte en 1978 par Serge Moscovici (alors Directeur de Recherches à l'UF, qui théorisa l'aventure de Soljenitsyne se dressant seul face à l'empire soviétique tout entier), lignée poursuivie par Robert Jaulin dans son étude sur une ethnie d'une seule personne constituée par son fils Thibault. Il remarquait qu'Harold Garfinkel avec le "cas Agnés", transsexuel observé par lui, qui avait dû pour s'approprier "l'être femme" redéfinir tous les allants de soi attachés au féminin dans sa culture, ce qui constituait aux dires de Garfinkel une entreprise remarquable) défendait ce même droit.

Pour Yves, les critères de validité d'une telle prétention (i. e. constituer une ethnie d'une personne) étaient au nombre de trois :
- une très grande force d'authenticité
- une très grande force d'interrogation du monde
- une très grande force d'affirmation
et il n'hésitait pas à qualifier la coexistence de ces trois caractéristiques dans un même individu, de "phénomène miraculeux"!

Ceci montre bien combien elles étaient fondamentales pour lui et justifie qu'il ait souhaité les encourager à travers son enseignement. Sur ce point, il précisait d'ailleurs qu'un des moyens de cet encouragement consistait à faire que ses étudiants ne se sentent pas seulement en position "d'élèves", mais principalement de "chercheurs", et que le Dess leur donne "l'occasion et le désir de faire de leurs "Mémoires", des "Publications", c'est à dire d'accéder à une liberté intérieure d'un autre niveau".

Faisait-il allusion à l'engagement personnel que l'écriture du mémoire supposait (les travaux d'étudiants ayant en réglé générale une dimension personnelle très importante), et à la modification de statut induit par le passage de l'état d'assisté ("élève"), à celui d'affirmation de soi (" publication"). Il est certain qu'on a constaté dans le cas d'étudiants déjà engagés dans la vie active et ayant pris comme terrain d'étude leur lieu de travail, des modifications de carrière tout à fait remarquables, soit qu'ils aient purement et simplement quitté un environnement professionnel par trop conflictuel, soit qu'ils aient pris une telle distance avec le caractère aliénant de leur institution, qu' ils inversaient totalement les rôles, passant de celui de "victime" à celui d' "élément moteur".

Cette remarque me conduit naturellement à la dimension politique de l'Ethnométhodologie telle qu'Yves la concevait et à ses buts sur la terrain du social.
 
 

 3/ L'Ethnométhodologie, outil de subversion sociale à partir du Dess
a - Les acteurs sociaux ont une marge de manoeuvre très limitée
En conséquence directe de ce qui a été énoncé à l'endroit des sciences dites "exactes", il, apparaît comme le disait souvent Yves que si "le peuple" (notion tout à fait abstraite pour lui, qui se plaisait à jouer avec ce concept relevant plus d'un "jeu sur les mots" que d'une catégorisation réelle d'individus à laquelle il était de toutes façons opposé) a "coupé la tête à Louis XVI, il n'en a pas pour cela conquis le pouvoir de décider politiquement de lui-même, comme il l'espérait" ce qui revient à dire que la fin de la royauté en France n'a pas coïncidé avec la reconnaissance "du droit entre les gens" tel qu'il a pu être pensé à certaines époques de grand libéralisme (i.e. le tout début de la découverte de l'Amérique avec B. de Las Casas notamment) et dans certains lieux du monde totalement distincts de la sphère d'influence occidentale (certains peuples dits "primitifs" ont poussé très loin le raffinement dans ce sens).
 
b - De la nécessité d'un certain "désordre organisateur"
Pour palier cette injustice inacceptable, cause de nombreuses souffrances, Yves pensait que l'Ethnomethodologie avait un rôle à jouer, en particulier à travers son axiomatique, cette axiomatique étant pour lui "un ensemble de règles souples permettant d'avancer sur la voie de la liberté".

J'avais dans mon mémoire de Dess (voir annexe 4 p 30) étudié de très près, l'ambition du "Dess bis" (projet destiné exclusivement à un public d'assistantes de rendre ethnométhodologues es travailleurs sociaux sur leur terrain-lieu de travail.

Il s'agissait pour Yves d' "une mise au point stratégique pour une diffusion à venir et plus large des idées de Guitta Plessis Pasternak sur le désordre organisateur" (cf. son livre : "Faut-il brûler Descartes"). C'est à dire, rien moins que "faire savoir au monde des responsables de structures, à partir de leur base, qu'un espace de liberté est nécessaire dans tout groupe, toute institution et qu'il y a tout à gagner pour le pouvoir à laisser cette liberté s'exprimer, donc à coopérer pour que cet espace soit instauré et maintenu à tous les échelons", ce que je ne pus m'empêcher de trouver à l'époque (1992), trop peu offensif et que je transformai alors comme suit : "il s'agit de donner aux étudiants du Dess, quelle que soit leur origine professionnelle, les moyens de définir une "stratégie de la subversion", en vue d'instaurer une liberté reconnue et tolérée par la profession elle-même, la définition de cette stratégie pouvant passer par l'acquisition de "garde-fous " ethnométhodologiques remettant l'identification du "non univers" correspondant à l'univers de cette profession.
 

c -Une axiomatique servant de "garde-fous"
L'acquisition de ces "garde-fous" devait constituer le premier objectif minimal à atteindre, et servir à accélérer la prise de conscience des individus sur leur aliénation (j'ai assisté à plusieurs reprises à des déclarations de satisfaction, qui en l'espace, de quelques mois laissaient place à une révolte avérée contre les conditions de Travail ou d'existence ...) pour contribuer ensuite à l'élaboration d'une stratégie afin de faire reconnaître leur droit d'être différents.

Attention ! ceci ne me semble pas impliquer qu'on puisse réussir à construire un ensemble politique cohérent à partir de ce droit ...pourtant Yves va bientôt revendiquer pour l'EthnométhodoIogie la mention de "politique" en même temps qu'il resserre les liens avec l'Ethnologie de Paris 7.
 
 

4/ L'Ethnométhodologie comme Politique
Dans un questionnaire présenté aux nouveaux inscrits du Dess à la rentrée suivante (année universitaire 92/93) annexe 6, Yves remarquant que l'Anthropologie ouverte de Paris 7, est non seulement une science, mais une Politique, précise que L'Ethnométhodologie est une autre présentation de cette même problématique. Pour la première fois il argumente le lien entre l'Ethnologie selon Robert Jaulin qu'il résume ainsi : "une anthropologie responsable, ouverte et interdisciplinaire, décrivant la culture comme une invention permanente de la vie" et les concepts ethnométhodologiques de "fait social total" et de liberté.

Il faut remarquer à ce propos que les attaques dont l'Ethnométhodologie était victime à ce moment au sein de l'UF, (celles-ci correspondant à une tentative de "putsch" selon les mots de Jaulin, de certains contre la ligne traditionnelle du département, et donc contre lui) rendaient ce rapprochement tout à fait opportun stratégiquement, chance qu'Yves en habile politique, sut tout à fait saisir.
 

a - La politique de l'Ethnométhodologie au sein de Paris 7
Confronté à la nécessité de veiller à la cohérence du Dess, évalué pour un petit nombre d'étudiants, par une fraction d'enseignants hostiles à l'Ethnométhodologie, Yves se trouve contraint en octobre 92, de proposer une équivalence pour les 30 pages du mémoire décrivant les axiomes de l'Ethnométhodologie. (annexe 6)

Il utilise alors le concept "d'anthropologie  responsable", celle qui dit-il, "définit la place de l'anthropologie dans la société actuelle et les moyens de rendre anthropologue, un maximum d'acteurs sociaux." (conversation téléphonique du 08 Juin 92)

Cette démarche est pour lui d'un double intérêt :

* premièrement elle résout le problème des Dess non conformes en transformant des opposants en alliés, malgré eux (pour lui, si l'Ethnométhodologie et l'Antropologie responsable sont la même chose, se réclamer de Robert Jaulin, revient à accepter l'Ethnométhodologie !)

* deuxièmement elle officialise de fait la filiation de l'Ethnométhodologie à l'Anthropologie en s'appuyant sur la tradition initiée par Robert Jaulin (dans "La Paix Banche" en particulier). L'Ethnométhodologie devient alors pour lui "l'outil minimal nécessaire aux étudiants issus de l'informatique et de la sociologie pour comprendre cette notion".

Cette dernière précision réfère au projet de rendre anthropologue un maximum d'acteurs sociaux, ceci en dépit du fait. que ce ne semble pas avoir été précisément jusqu'alors, l'objectif de Robert Jaulin (plus soucieux de qualité que de grands nombres).

Mais peu, importe ce détail, Jaulin devenu "père de l'Ethnométhodologie" malgré lui ne démentira pas à ma connaissance cette filiation et l'énoncé par Yves Lecerf, quelque temps plus tard de la formule : ''l'Ethnométhodologie est fille de l'Anthropologie , prendra valeur de vérité. (notice 94/95, annexe 9)
 

b - Compatibilité de l'Ethnométhodologie radicale à l'Ethnologie  responsable
Cet argumentaire sur lequel les étudiants devaient se prononcer avant leur admission en Dess (et qui valait donc pour engagement individuel à respecter la règle du jeu et donc à ne pas suivre les tentatives de "détournement du diplôme" selon ses propres termes, auxquelles se livraient certains ... tentatives contres lesquelles Yves demanda finalement arbitrage au ministère, mettant ainsi un point
final à la polémique ), reprenait une partie des thèmes développé  par Robert Jaulin dans ce document de première importance intitulé "Politique Culturelle ou/et Scientifique de l'UF d'Ethnologie" (annexe 5)

Ce document paru en juin 92, toujours dans le même contexte de guerre larvée au sein du département rappelait que l'UF devait en partie sa survie au Dess d'Ethnométhodologie et précisait outre l'historique du département d'Ethnologie depuis sa fondation en 68, les points fondamentaux de compatibilité entre ses différentes composantes.

Dans son questionnaire, Yves reprenait donc les thèmes mis en évidence par Jaulin et les explicitait à l'aide des concepts de l'Ethnométhodologie

1/ la responsabilité de l'ethnologue qui ne peut cautionner l'ethnocide, devenait via l'axiome Russel nouvellement apparu et transposable en tous lieux : "Vous ne devez jamais accepter que devant vous, une personne sans défense soit bafouée et humiliée".
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2/ L'ouverture de l'anthropologie qui se donne pour objet de dialoguer avec la société toute entière, et non avec "la seule coterie des anthropologues professionnels" trouvait son corollaire dans le désir de l'Ethnométhodologie de dialoguer voire de "s'infiltrer" dans toutes les disciplines de l'Université ; (ce qui à mon sens, en restreint toutefois le champ d'application sauf si l'on imagine que ces nouvelles dispositions seront répercutées dans la vie des gens via les décisions prises par les "décideurs" comme cela semble être le point de vue d'Yves...
Toutefois, il faut noter qu'ici réapparait alors une divergence fondamentale entre Yves Lecerf et Robert Jaulin : Yves suppose un maximum de pouvoir aux édiles (cf. Les Dictatures d'Intelligentsia), tandis que Robert semble se "contre foutre", pour reprendre ses termes, des gouvernements et des institutions, persuade que ce sont les communautés qui hordes périodes les, plus sombres, réussissent à inventer le "jeu de vivre".

3/ La notion de "culture comme invention permanente de la vie", s'appliquait justement à ces autres disciplines qui sont "des ensembles d'ethnométhodes quotidiennement réinventées par des populations universitaires particulières".

4/ La méthode utilisée durant plus de 20 ans par cette Anthropologie pour décrire son objet étant le calcul mathématique, ceci la situait dans un interchamp bien connu de l'Ethnométhodologie, de par sa critique du déterminisme et de la rationalité.

5/ La description du "fait social total", objet premier de l'Ethnologie, ne prenait son sens que si elle ouvrait un dialogue entre les disciplines ; il fallait donc leur trouver un langage commun et l'Ethnométhodologie via son axiomatique, semblait parfaitement apte à être la langue de ce dialogue .

6/ Le concept de liberté est lie a celui d'imprévisibilité.
Dans "Le paradoxe des représentations du divin (annexe 11) Yves explique que Laplace, astronome mathématicien et physicien, a fait de l'idée d'un observateur universel omniscient, "le pilier fondateur du concept laïque de déterminisme" et il ajoute que pour Kojéve, philosophe, (cf. "L idée du déterminisme "), ce sujet connaissant peut obligatoirement faire des prévisions car la notion d'un monde déterminé mais imprévisible est dénuée de sens. En conclusion, il apparaît, nous dit Yves, que le concept du déterminisme est antagoniste à celui de Liberté, et donc que l'imprévisibilité Le "l'invention permanente de la vie", et la liberté sont étroitement liées.

On ne peut donc dénier qu'il s'agisse tant en Ethnologie responsable qu'en Ethnométhodologie radicale, de conjuguer les mots "liberté et politique, de façon à permettre qu'une humanité plurielle coexiste dans le respect des diversités et des inventions de vivre propres à chacune de ses composantes et il faut donc accepter que ces deux disciplines parce qu'elles poursuivent le même objectif soient totalement compatibles l'une à l'autre.


43) Ce nouvel axiome portait le nom du tribunal chargé de défendre les droits des minorités indiennes aux Etats Unis, dans les années 60, tribunal dans lequel Robert Jaulin avait pris une part active, ce qui était une façon de lui rendre hommage.

44) Il employait fréquemment cette expression sans aucune nuance péjorative et je me suis toujours questionnée sur la vision du monde qu'elle impliquait sans d'ailleurs, arriver à la lui faire préciser. Il ne semblait pas désirer ouvrir un débat sur ce sujet et mes tentatives restèrent sans écho.

Plus tard, en relisant un de ses cours sur la pensée chinoise, je pus identifier cette même vision du monde, assez inégalitaire, à travers des remarques comme :"La hiérarchie est essentielle à l'esprit chinois. Telle est sa perfection !" puis sur la place réservée aux sages dans le confucianisme (qu'il prenait pour la dernière valeur humaniste malheureusement détruite par le modernisme du monde occidental), "les honneurs rendus aux rois et barons sont garants de l'équilibre, sinon c'est l'anarchie !"; "on leur demande d'être là sans appuyer sur le peuple, ce gui est une négation de la manifestation autoritaire de l'autorité et non une négation de l'autorité" car "en Chine la puissance publique est métaphysique tandis qu'en France ce sont des empêcheurs de tourner en rond !" puis plus loin : "Ce qui fait la richesse d'un pays c'est un système administratif compétent avec des commis de l'Etat là, pour servir leurs concitoyens à travers un système administratif compétent." La clé finale étant : "Tout l'art de gouverner est de faire faire par autrui..."

45) Ceci lui permettait d'affirmer preuves en mains que l'Ethnométhodologie était bien liée à l'Ethnologie par une même rigueur, et qui plus est, une rigueur que les scientifiques eux mêmes ne s'imposaient pas !

46) Il s'agit à vrai dire, plus de "photographier le réel" que de le décrire véritablement, précisait Yves Lecerf lorsqu'on l'interrogeait sur cette recherche d'un hypothétique "fond des choses" autrement appelé "réel".

47) Ainsi : "Il n'y a pas d'idiot culturel" (Accountabilité), "Il n'y a pas de discours objectif en soi" (Indexicalité et Réflexivité), "Il faut donner la parole aux gens" (Mise en scène de l'Action Sociale) sont autant de phrases simples, faciles à mémoriser, qu'on peut utiliser à tous moments pour vérifier qu'on n'est pas en train de se fourvoyer soi-même, sur des voies totalitaires. Ces axiomes sont bien sûr utilisables pour évaluer les actions des autres, mais la chose est beaucoup plus délicates en ce qu'il manque toujours des informations sur les "intentions" d'autrui... (Pour la notion d' "intention", se reporter au paragraphe 5 du texte "Ethnométhodologie et Ethique", annexe 7

48) Cette précision présente un intérêt important car il est devenu évident depuis la disparition d'Yves que la problématique en question dans ces deux lieux est quelque peu différente, et qu'elle dépend non seulement du public comme il le soulignait déjà, mais aussi de ceux qui la mettent en oeuvre (i.e. de tous les acteurs en présence) ; ainsi, il est clair que même si les objectifs sont présentés comme similaires, la personnalité et les choix de ceux qui les mettent en oeuvre, peuvent en modifier grandement le contenu.

49) "la mise entre guillemets symboliques", pour utiliser sa propre formulation, était une habitude chez lui, lorsqu'il parlait des Sciences, afin de mieux montrer ce que ce morcellement des disciplines avait de fâcheux puisque celles qui étaient justement dites "exactes" n'étaient ni humaines, ni sociales ! Un tel découpage est bien sûr contradictoire avec la recherche du "fait social total" dont il se réclamait et renvoie à la notion "d'expulsion du monde" dans un univers en transcendance, dénoncée par Robert Jaulin, dans sa critique des univers totalitaires (si ce qui est exact, n'est ni humain, ni social, ce ne peut être que Dieu !)

50) Autre preuve de la grande cohérence d'Yves, qui mettait en application sans défaut les théories qu'il défendait. Ici, l'axiome : "les idées justes viennent du peuple" trouve sa trouve sa parfaite application en ce que, même s'il ne surévaluait pas ses interlocuteurs, il leur donnait toujours une, voire plusieurs chances, de le surprendre ! Ceci reste pour moi, de l'ordre du mystère, car comment faisait'il pour à la fois être si désabusé face aux gens de pouvoir, et si optimiste devant les autres, les modestes, qui sont pourtant souvent eux-mêmes, "des gens de pouvoir" en puissance ? (cf. la dialectique colon/colonisé dans la Paix Blanche de Robert Jaulin)

51) "Les ethnométhodes sont en fait purement les connaissances des gens liées à la manière dont elles ont été acquises et à la manière dont on s'en sert". ("Ethnométhodologie et Ethique" annexe 7 p 1) "Une ethnométhode est un type d'objet sociologique qui inclut méthode, sens local, éthique, intention et rationalité d'intention, en même temps que des déroulements de péripéties d'actions" ibid. p 3)

52) A ce propos figure en annexe 1 un problème d'éthnométhodologie non daté, proposé par Yves à ses étudiants dans les années 80, dont le sous-titre est "Expressions indexicales et expressions objectives". Yves y explique la notion d' "expression indexicale", c'est à dire d'expressions dont le sens change d'un instant à l'autre dans une même phrase et sont de ce fait, susceptibles d'engendrer des contradictions logiques et des confusions (exemple : "il y a musique et musique!"). I1 ajoute qu'il n'existe pas selon Garfinkel ("Studies in Ethnométhodology") d'expressions objectives capables de les remplacer, donc pas de définition stable de ces expressions, et qu'investir de l'énergie dans leur recherche en sciences humaines équivaut à "un énorme gâchis (...) dans la poursuite d'objectifs irréalisables". Puis il s'attaque à la supposée objectivité de la "nature des choses" qui serait le point ultime de remise en question d'une définition et ceci à partir du célèbre cas Agnès décrit par Garfinkel, cas où la "nature des choses" a eu pour une fois tort devant l'arbitraire et la volonté de cet homme qui voulait être femme. Les récits de Pierre Clastres ("Chronique des indiens Guayaki") de par leur exotisme, fournissent ensuite, la base d'une réflexion sur l'indéxicalité des objets et des actions et non plus simplement du langage, indexicalité dont résulte l'impossibilité d'une racontabilité objective de ces actions. Yves conclut son propos en liant Ethnométhodologie et Ethnologie par le biais d'une prise en compte nécessaire des effets d'indexicalité dans toute description ethnologique, le travail de l'ethnologue consistant principalement pour lui à "produire des racontabilités de racontabilités", c'est à dire à "raconter la racontabilité en termes d'investigations effectuées du dedans" et non plus en fonction des critères de classification de l'observateur.