PRÉFACE




"La générosité est techniquement supérieure "...

Ainsi s'exprimait Yves Lecerf, inventeur de ce courant très particulier de l'Ethnométhodologie qui prit naissance dans les années 85-86 et se diffusa à partir du diplôme de Dess : Ethnométhodologie et Informatique (double sceau université de Paris 7/ université de Paris 8), et telle est la principale image qui semble lui survivre, celle d'un homme de générosité, tentant de faire tenir ensemble dans un atelier du monde moderne, d'une part le technique et d'autre part l'humainement efficace...

Yves Lecerf mort, son diplôme lui survit, prenant d'autres chemins, et ce texte se propose d'apporter un regard singulier sur ces dix années de recherche et sur l'homme qui en assuma dans 1a plus grande discrétion, la cohésion, avec en toile de fond, l'un des champs dans lesquels il inscrivit son action, le département d'Ethnologie de Paris 7.

En effet, l'Ethnométhodologie pariseptiste est née à la croisée de deux projets très remarquables eux mêmes issus du généreux élan post soixante huitard :
- le département Informatique de Paris 8
- l' UF AESR (Anthropologie, Ethnologie et Science des Religions) de Paris 7.

La création du département d'Informatique avait été confiée à Yves Lecerf lui-même, tandis que Robert Jaulin (1) était à l'origine de l'UF AESR et c'est la rencontre de ces deux personnalités singulières qui me parait être l'élément moteur et proprement constitutif du projet mené à bien par Yves Lecerf.

Yves Lecerf enseignait l'Ethnométhodologie dans deux Universités parisiennes : Paris 7 (Jussieu) et Paris 8 (St Denis ex Vincennes), l'une et l'autre prestigieuses (2).

Il avait grandement contribué à introduire et développer en France cette discipline nouvelle fondée aux Etats Unis par Harold Garfinkel dans les années 60. Celui-ci entendait alors lutter, contre le pouvoir exorbitant selon lui, des sociologues américains tenants d'une pseudo objectivité et d'une rationalité à prétention universelle. L'Ethnométhodologie se donnait pour objet de démontrer l'inanité d'un tel discours et de revalorisera la connaissance profane par opposition à la connaissance dite "savante" des pseudo experts de tous bords, en réhabilitant la notion d'intention (qui éclaire les actions des gens de manière nouvelle), en luttant contre les inductions en tous genres et en liant toujours les connaissances à la manière dont elles ont été acquises et dont on s'en sert c'est à dire aux "éthnométhodes"(3) propres au lieu, à l'époque et aux croyances des individus considérés.

Yves Lecerf avait quant à lui quelque peu modifié cet objectif dans le sens d'un élargissement des applications de l'Ethnométhodologie à toutes les disciplines universitaires (4) , en faisant une sorte de philosophie préalable à toute réflexion et à toute action, dont la finalité était une moralisation de la Science en général, et de l'action politique en particulier (5) et qu'il avait nommée "Ethnométhodologie pariseptiste" en référence à son lien avec l'Ethnologie de Paris 7.

Voici pourquoi son cours de DESS était vite devenu un véritable foyer contestataire, une plate-forme militante contre les injustices en tous genres, et en premier lieu administratives... ce qui n'était pas sans danger pour l'université elle-même, et avait généré de nombreuses réticences du côté de l'establishment ...

Mais aussi fin pédagogue qu'habile stratège, il en avait contrebalancé les excès par une rigueur inflexible quant au respect des règles universitaires. Pas un étudiant reçu au diplôme dont le travail ne satisfasse aux contraintes de la maquette déposée au ministère, et n'y satisfasse de façon brillante!

Yves était apprécié de ses pairs et aimé par ses étudiants.

Il est mort dans la rue, par un matin de Novembre 95, devant l'Université de St Denis, avenue de la Liberté.


1)Robert Jaulin, fondateur de l'UF d'Ethnologie à l'Université de Paris 7 (Jussieu), en a été le directeur de 1968 à 1992, et y a dispensé un enseignement intitulé "Anthropologie et Calcul" dans lequel il traitait entre autres sujets, de la question des méthodes de l'Ethnologie, ceci en opposition totale avec les principes de l'Anthropologie Structurale qui gouvernèrent la grande majorité des esprits, durant le dernier demi siècle et ceci jusqu'à sa mort survenue le 21 Novembre dernier. Son différent fondamental avec Claude Lévi-Strauss qu'il accusait de vouloir avant tout, par une utilisation abusive de formules mathématiques et/ou linguistiques, "faire savant", ainsi que son refus d'être "l'instrument d'un impérialisme culturel insidieux" ("La Paix Blanche" 1970) lui ont valu une mise à l'écart quasi générale des milieux anthropologiques et une multiplication de tracasseries administratives dont il ne s'est guère soucié, continuant inlassablement de dénoncer dans de nombreux ouvrages, l'hypocrisie, la mesquinerie et la duplicité de tous les intégrismes qu'ils soient progressistes, révolutionnaires ou conservateurs, en ce qu'ils appartenaient tous pour lui à "l'univers des totalitarismes". Il a d'ailleurs, formalisé les mécanismes de fonctionnement de cet univers, dans son dernier livre du même nom publié aux éditions Loris Talmart en 1995.

2)La première, St Denis, celle où il débuta son enseignement (au sein du département d'Informatique spécialisé dans la Recherche en Intelligence Artificielle dont il avait la charge), est fille de Vincennes, la célèbre Université contestataire des années 70 ; la seconde, Jussieu, sise en plein coeur de Paris partage avec la Sorbonne ce privilège qui lui confère une aura particulière.

3)Dans un document figurant en annexe (annexe 7) et intitulé "Ethnométhodologie et Ethique" Yves Lecerf définit ainsi cette notion : "Une éthnométhode est un type d'objet sociologique qui inclut : méthode, sens local, éthique, intention et rationalité d'intention, en même temps que des déroulements de péripéties d'actions."

4) Dans un entretien avec Harold Garfinkel en Avril 1995 à Paris (annexe 14), il disait : "En 1987, i1 y eut la venue d'Harold Garfinkel ; nous avons eu un entretien sur ce cursus et j'ai précisé que je souhaitais acculturer l'Ethnométhodologie dans l'Informatique et peut-être aussi dans d'autres disciplines, c'est à dire faire rentrer l'Ethnométhodologie sur des terrains culturels qui ne soient pas ceux de 1a Sociologie..."

5) Sur le chapitre des relations entre l'Ethnométhodologie et la morale, on peut se reporter à l'excellente thèse d'Hubert de Luze, soutenue en 1995 sous la direction d'Yves Lecerf et publiée chez Loris Talmart, Paris 1996 sous le titre :"Ethnométhodologie, Morale et Grammaires Génératives des moeurs".