INITIATION

Par Bastide Roger dans l'Encyclopædia Universalis France (1999)
 

INITIATION

L’emploi du terme «initiation» s’est généralisé aujourd’hui pour signifier le fait de mettre au courant un individu aussi bien d’une science, d’un art que d’une profession (par exemple: initiation aux mathématiques), alors qu’il désignait primitivement et surtout l’ensemble des cérémonies par lesquelles on était admis à la connaissance de certains «mystères». Il est facile de comprendre d’ailleurs comment et pourquoi l’on est passé du sens plus ancien au plus moderne, les pratiques de divers métiers (ceux de forgeron, d’alchimiste, de maçon par exemple) étant gardées secrètes par les maîtres qui ne les révélaient que peu à peu à leurs apprentis. Les ethnologues ont été amenés à distinguer trois types d’initiations: celles qui font entrer les jeunes gens dans la catégorie d’adultes (initiations tribales)  , celles qui ouvrent l’accès à des sociétés secrètes ou à des confréries fermées (initiations religieuses), celles qui font abandonner la condition humaine normale pour accéder à la possession de pouvoirs surnaturels (initiations magiques). Si le premier type comporte toujours une partie religieuse et fonde le rituel sur des archétypes mythiques, il constitue un rite de passage profane, au contraire du deuxième; si le premier a pour fonction d’intégrer l’individu dans la société, le troisième au contraire l’en sépare (J. Cazeneuve); malgré ces différences, il est possible de trouver une définition générale valable pour les trois: l’initiation est toujours un «processus destiné à réaliser psychologiquement le passage d’un état, réputé inférieur, de l’être à un état supérieur» (S. Hutin).
 

 1. Les sociétés archaïques et historiques
 
Pour l’Antiquité orientale et gréco-romaine, seule est connue l’initiation de type religieux, qui permet l’affiliation à des confréries religieuses, comme celles des curètes, des dactyles, des corybantes ou des cyclopes, et l’admission à des cultes à mystères, comme ceux d’Isis et d’Osiris, de Bacchus et de Déméter, de Mithra, enfin, qui va s’opposer au «mystère» chrétien (le baptême, entrée initiatique dans l’Église chrétienne ayant été d’abord un rituel secret). Cependant, par derrière ces confréries religieuses, on pressent l’existence de la «maison des hommes» caractéristique d’une société tribale, de même que les «mystères», anciens cultes nationaux dénationalisés, laissent aussi deviner à l’arrière-plan des initiations de type tribal. Non que l’on puisse parler d’une évolution logique du premier des trois types d’initiation au deuxième; il s’agirait plutôt, d’après H. Hubert et M. Mauss, de toute une série de phénomènes de désintégration et de réintégration: «Les idées et les pratiques religieuses, en se détachant du système social auquel elles ont appartenu, changent de caractère.» Quoi qu’il en soit de ce problème qui reste toujours discuté, faute de témoignages historiques suffisants, les cérémonies d’initiation paraissent toujours suivre, dans l’Antiquité, un ordre déterminé.

La première étape était constituée par les rites préalables de purification. Même pour les éranes et les orgeons, associations ouvertes aux femmes, aux étrangers et aux esclaves, des interdits empêchaient les personnes trop profondément souillées de s’approcher des mystères: bâtards, criminels, courtisanes; et ceux qui pouvaient s’en approcher devaient auparavant se soumettre à des rites, publics, de purification (y compris quelquefois la «confession des péchés»). Les rites, également publics, de sacrifices préparatoires, de processions, accompagnés de chants et de danses, établissaient le cheminement du profane au sacré.

L’initiation proprement dite se faisait dans le secret du sanctuaire et comprenait des épreuves dont le candidat devait sortir vainqueur: lutte avec des monstres (cf. G. Dumézil, Horace et les Curiaces , Paris, 1942), passage à travers une porte étroite, difficile à franchir, fustigations (considérées par J. G. Frazer comme un rite de fertilité, ce qui n’est pas incompatible avec leur signification d’épreuves, chaque moment de la cérémonie pouvant avoir une pluralité de sens symboliques). Probablement aussi, du moins dans certains cas, on inscrivait à même la chair du candidat des «signes mystiques», preuves de sa consécration et de son appartenance au dieu célébré dans le mystère (par exemple, tatouage d’un faon pour les femmes, d’une feuille de lierre pour les hommes chez les dionysiastes (cf. P. Perdizet, Cultes et mythes du Pangée , Paris, 1910). Souvent on exhibait des objets rituels, dont était révélée la signification profonde: par exemple à Éleusis, d’un sanctuaire à l’autre, le safran, la figue et l’épi de blé; Tertullien affirme que dans certains mystères on exhibait le phallus, ce qui est vraisemblable.

L’initiation se prolongeait par l’époptie, représentation théâtrale d’un mythe et enseignement d’un secret à partir de jeux scéniques. Il semble que, du moins pour les mystères (car, pour les confréries, il s’agissait plutôt d’un secret magique pour amener la pluie, nourrir le feu), ces représentations consistaient à «tuer» l’individu (Osiris coupé en morceaux, Bacchus déchiré par les bacchantes) pour le faire ressusciter à une vie nouvelle; il est donc compréhensible que la mort et la résurrection des dieux de la végétation aient pu symboliser ces morts et ces résurrections initiatiques et que les mythes de la plante qui dépérit en hiver pour renaître au printemps aient fourni les divers scénarios de ces représentations (M. Eliade). Le nouvel initié devait alors jurer de garder le secret sur ce qu’il avait vu et appris; il recevait souvent un autre nom. Les cérémonies de clôture qui suivaient étaient publiques, avec des jeux et des danses qui manifestaient la joie du retour du myste à la vie.
 

 2. Les données de l’ethnologie
 
Les rites d’initiation accompagnent l’admission des individus d’un groupe à un autre, et d’abord du groupe des enfants à celui des adultes; dans une société à groupes d’âge, il s’agira par exemple du passage du groupe des guerriers à celui des responsables politiques, et, lorsque la société est différenciée, de l’introduction dans une confrérie religieuse spécialisée ou dans une société secrète. Bref, ils marquent toujours un changement de statut social. Mais, de tous ces rites, les plus importants sont incontestablement ceux qui font accéder l’enfant au statut d’adolescent.

 Les initiations tribales

Les rites de passage de l’enfance à l’âge adulte n’existent pas partout, du moins pas pour les deux sexes. Ici, il n’y a que les garçons qui les subissent; là, les filles seulement; ailleurs, les deux. Comme le montre A. Van Gennep, l’initiation est un «rite de passage» qui prend place dans tout un ensemble organisé, allant des rites de la naissance à ceux de la mort; c’est pourquoi les cérémonies d’initiation ne peuvent se comprendre que si on les situe dans cette totalité: l’enfant ne devient homme que peu à peu, il change au moins deux fois de statut, d’abord lors de son appellation (le nom qui lui est donné le fait passer de la nature à la culture), ensuite au moment de l’initiation tribale (qui l’arrache à l’éducation familiale et au groupe des femmes pour le faire accéder à celui des adultes); parfois la séquence est même plus longue (perforation des oreilles, de la lèvre, etc., marquant diverses étapes dans la formation de la personnalité). L’initiation à son tour, même si la puberté sociale ne se confond pas avec la puberté biologique (elle peut se faire avant ou après), rend possible le mariage, autre rite de passage qui consacre définitivement l’entrée dans le monde adulte. Cet inventaire des diverses possibilités explique que l’on trouve tant de différences entre les peuples: ainsi, en Polynésie, il n’existe pas en général de rites de puberté, l’enfant devient progressivement adolescent, ce n’est que par le mariage qu’il passe à l’état adulte et ce sont ici les cérémonies du mariage qui sont prépondérantes; par contre, en Mélanésie, c’est le passage de l’enfance à l’adolescence qui est abrupt, et les rites de mariage n’ont plus la même importance. Ce ne sont pas les seules variations que l’on puisse constater. Là où existe une initiation féminine, la puberté sociale se confond avec la puberté biologique, elle a lieu lors de la première menstruation; pour les garçons, l’âge est variable, et non seulement l’âge, mais encore la durée des cérémonies, qui peut aller de quelques semaines à quelques mois, parfois quelques années. Elle peut être, alors, comme chez les Bambara, divisée en séries successives, qui s’échelonnent de la tendre enfance à l’âge mûr: le n’domo , avant la circoncision (qui déblaie la route de l’enfant vers le savoir), le komo , après la circoncision (introduction au savoir), le nama  (enseignement de ce que l’on pourrait appeler la connaissance sociologique), le kono  (la connaissance psychologique), le tyiwara  (la connaissance cosmologique) et le kore  (où l’on aboutit à la divinité qui fonde définitivement l’être humain). On comprend, dans ces conditions, combien il est difficile de dire ce qui est commun à toutes ces cérémonies initiatoires si l’on veut les aborder par leurs contenus; il est par contre possible de trouver entre elles des similitudes formelles et des fonctions communes qui permettent de les traiter malgré tout comme un seul bloc.

Les cérémonies d’initiation tribales comprennent, comme tous les cérémonials de passage, des rites de séparation, de marge et d’agrégation.

Rites de séparation

Tout d’abord, l’enfant est séparé du groupe des femmes; élevé jusqu’ici par sa mère, on le lui arrache souvent sous la forme d’un rapt violent. Les mères se lamentent, comme si leur enfant était mort. Il s’agit bien en fait d’une mort symbolique: le futur initié est censé avoir été avalé par un monstre, qui le dégorgera ensuite, ou tué par lui; la grotte où il est conduit est la bouche du monstre; la hutte où il sera initié dans la brousse a l’apparence du monstre mythique (Nouvelle-Guinée); cette opération prend aussi la forme d’une purification: bains, destruction des anciens vêtements, changement de nom. À la fin, l’enfant renaîtra; chez les Kikuyu africains, la nouvelle naissance est marquée par la mise en position de l’enfant entre les jambes de sa mère à laquelle il est attaché par un boyau de mouton, symbolisant le cordon ombilical; en Inde, il gît replié en position fœtale dans une peau; ailleurs, il est couvert d’un drap. Dans une certaine mesure, les mutilations corporelles (circoncision, arrachage de certaines dents, scarification, tatouage des signes tribaux) constituent les marques apparentes de cet arrachement au monde des femmes pour l’entrée dans celui des hommes.

Rites de marge

Les rites de marge, de durée variable, comprennent tout un ensemble de brimades. Les enfants sont fouettés, ils doivent supporter la piqûre de fourmis venimeuses, ou de guêpes, se plonger dans l’eau glaciale, etc. On a donné des interprétations différentes de ces sévices, dont il reste encore des traces dans la société contemporaine (dans l’armée, pour les «bleus», ou dans les universités): c’est une école de souffrances permettant au garçon de prouver qu’il est plus fort que la nature, que l’initiation lui a donné une puissance «magique» ou «mystique» capable de transcender le réel (J. Cazeneuve); c’est une méthode de dressage qui fait passer l’enfant de l’autorité des femmes à l’autorité des hommes, plus particulièrement des vieux, et qui assurera ainsi la conservation des coutumes ancestrales comme le contrôle social des anciennes générations sur les nouvelles (É. Durkheim).

À côté des sévices, dans cette même période de marge, il y a toute une resocialisation de l’enfant, ce qui a fait appeler les maisons ou les enclos d’initiation des «écoles de la brousse». W. D. Hamblay a beaucoup insisté sur ce caractère d’instruction, de transmission de connaissances, comme d’éducation morale (le contrôle de soi-même appris à travers les souffrances physiques et la circoncision, stoïquement supportée; la fraternité entre les candidats qui vivent ensemble et subissent les mêmes épreuves); parfois même, le candidat formé professionnellement devra par exemple se nourrir lui-même par la chasse ou la pêche ou bien apprendre les secrets d’un métier, comme celui de berger chez les éleveurs peul, ou celui de forgeron en Afrique de l’Ouest. Les sacra  de la tribu sont présentés et expliqués: la voix du dieu ou des ancêtres n’est que le son du bull-roarer , parfois d’un tambour secret; les esprits qui effraient les femmes et les enfants ne sont que des masques; il ne s’agit pas en fait, comme on pourrait le croire, de «démystifier» les croyances religieuses ; il s’agit plus simplement de séparer une religion des hommes de la religion des femmes, de distinguer des niveaux superposés de significations des symboles mystiques, bref de faire passer la religion de l’exotérisme à l’ésotérisme. Les anciennes théories de l’initiation n’insistaient que sur les aspects moteurs des rites; tout au plus signalaient-elles qu’au cours de cette période de marge on apprenait souvent une langue secrète aux candidats (nouveau signe pour eux de reconnaissance) et le trésor des mythes, des légendes de l’ethnie; aujourd’hui, surtout après les travaux de Marcel Griaule pour l’Afrique et des anthropologues nord-américains pour les Indiens, on est amené à insister sur l’importance de cette connaissance ésotérique de la religion tribale, voire sur les procédés pédagogiques mis en place pour en faciliter l’apprentissage: dessins chez les Indiens, par exemple, présentation de parcelles d’objets réels dont on explique le sens caché chez les Bambara, apprentissage de proverbes ou de la résolution d’énigmes métaphysiques, qui donnent à ces écoles de la brousse l’allure de véritables universités audiovisuelles où l’on mémorise tout un système de correspondances mystiques, d’une cosmologie savante où l’on passe graduellement du concret aux degrés les plus élevés de l’abstrait et du spirituel.

Il faut ajouter, pour être complet, qu’au cours de cette période de marge les candidats ont échappé à un monde sans être encore intégrés dans un autre et se trouvent donc particulièrement «vulnérables» dans leurs corps meurtris par la circoncision ou les sévices, comme dans leurs âmes qui risquent d’être la proie des esprits de la brousse; les adultes et les vieux qui dirigent les cérémonies doivent veiller sur leurs nouveaux enfants en train de renaître; s’ils les font souffrir d’un côté, ils les protègent et les aident de l’autre (par exemple en simulant des combats contre les masques). Les candidats ont de même échappé aux contraintes de l’éducation enfantine sans être encore intégrés aux normes de la société des adultes; ils peuvent connaître une période de licence: vols, liberté sexuelle, droit à injurier autrui.

Rites d’agrégation

L’initiation a créé un nouvel être, qu’il faut réintégrer dans la société, mais cette fois avec son statut définitif d’adulte, susceptible de se marier. Les rituels de sortie comprennent en gros deux séquences de réapprentissage de la vie quotidienne; l’initié est censé avoir tout oublié, il ne sait plus marcher, parler, rire; il retourne au village courbé, comme s’il ne savait avancer qu’à quatre pattes, il ne reconnaît plus ses parents, sa maison; il faut donc lui donner de nouveau l’usage de ce qu’il a perdu. Mais ce retour chez les siens, avec un statut supérieur, est aussi, pour lui et pour ceux qui l’accueillent, une fête, et cette fête se marque par des chants, des danses, des processions solennelles.

Initiations féminines

Les initiations féminines sont relativement plus rares. Elles ont lieu généralement lors de la première menstruation, considérée comme le signe d’un changement de statut. La jeune fille est alors séparée de sa famille, recluse soit dans une pièce de la maison, soit dans une hutte construite au-dehors, où elle peut rester de quelques jours à plusieurs mois; elle est soumise, durant cette période de réclusion, à des interdits alimentaires, parfois à des épreuves physiques (incisions sur le corps, scarification, piqûres de fourmis ou d’abeilles, perforations des lèvres chez les Amérindiens); elle est parfois aussi déflorée avec le doigt par un ancien ou soumise à l’excision du clitoris et des petites lèvres; mais, qu’elle subisse ou non des sévices, elle reçoit toujours une éducation de la part de sa mère ou d’autres parents, éducation sexuelle et morale qui l’introduit à sa future vie de famille. Comme le garçon, elle est au cours de cette période particulièrement vulnérable; des danses peuvent avoir lieu mimant la lutte de la société contre les périls surnaturels qui menacent la jeune menstruée; il arrive aussi quelquefois que ces néophytes bénéficient alors d’une période de licence sexuelle. Des purifications (par le moyen de bains dans la rivière ou par des fumigations de tout le corps), des danses et des chants terminent le cérémonial et marquent le retour à la vie quotidienne.

Comme pour l’initiation masculine, le symbolisme de l’initiation féminine, tout au moins en Afrique, est un symbolisme de destruction de l’ancienne personnalité et de nouvelle naissance. Par exemple, chez les Venda, la fille est mise dans le khomba  en position fœtale sous une couverture (placenta) ou dans un trou d’eau (eau matricielle), puis elle apprend les gestes de la vie et les danses des femmes, mais elle reste encore muette; elle n’apprendra à parler et chanter qu’après; dans le domba , qui suit le khomba  et qui a lieu dans la cour royale, la récipiendaire est initiée au mythe de la création et le joue; elle est informée de la signification secrète des sacra  qui lui sont présentés, ainsi que des tabous et des lois qu’elle devra désormais respecter. On retrouve en somme, ici, des phénomènes analogues à ceux qui ont été succinctement décrits pour les Bambara: une série d’écoles successives, qui vont du khomba  (dans le cadre du village) au domba  (dans le centre du pays). C’est d’ailleurs là que les filles retrouvent les garçons, initiés de leur côté; mais eux l’ont été dans la brousse, alors que les filles l’ont été dans leur village parental. Cette distinction est capitale, et semble valoir pour presque toutes les initiations féminines par opposition aux initiations masculines: les hommes naissent pour la vie civique alors que les filles ne naissent que pour la vie familiale ou, tout au plus, villageoise (B. Holas, A. Métraux, J. Roumeguère).

 Les initiations religieuses

Les initiations tribales comprennent certes toujours des éléments religieux; mais il existe, à côté, dans bien des sociétés, des confréries spécialisées (ou des sociétés secrètes) dans lesquelles on entre par une initiation particulière. Ici, le passage n’est plus du statut d’enfant au statut d’adulte, mais du domaine profane au domaine sacré. Bien entendu, on y retrouve le même schéma (il s’agit de détruire la personnalité ancienne pour accéder à une personnalité nouvelle, supérieure, donc d’une mort et d’une renaissance) et les mêmes séquences rituelles (rites de séparation, de marge et d’agrégation). On peut citer comme exemple les «sociétés d’esprits» des îles Banko où l’on est admis non seulement par initiation, mais aussi par paiement d’un droit d’entrée; les candidats subissent des épreuves, reçoivent des enseignements ésotériques et auront dès lors le droit de porter les masques qui terrifient les non-initiés. Chez les Pueblos, il existe un grand nombre d’unités cérémonielles, en liaison non pas avec les clans, comme R. Lowie l’a démontré, mais avec les points cardinaux, les cérémonies à pratiquer (faire tomber la pluie, faire pousser le maïs, guérir telle ou telle maladie); chacune comprend d’ailleurs diverses sections et grades. Chez les Ojibway, l’initiation consiste à transformer le candidat en esprit par le moyen de la transe extatique. Mentionnons encore les «couvents» de certaines ethnies africaines (Yoruba, Fon, entre autres). On s’intéresse de plus en plus aujourd’hui à ces confréries, et aux danses de «possession» auxquelles elles donnent lieu, car si elles ne recouvrent pas toute la carte de l’Afrique, elles se répandent de plus en plus actuellement, d’Angola au Mozambique, de la côte du Sénégal à l’intérieur de l’Afrique vers l’Égypte, en réponse aux tensions sociales qui agitent un continent en pleine crise de décolonisation.

Pour les initiations religieuses, les rites de rupture avec le monde profane prennent la forme d’un bain dans le marigot, de la destruction des anciens vêtements et du port de vêtements nouveaux, etc., à la suite d’un appel de certains dieux, cet appel pouvant prendre la forme d’un rêve, d’une maladie, de troubles dans la vie familiale. Les rites de marge comportent l’apprentissage d’une langue liturgique, des chants, des danses, des mythes du dieu ou du génie qui a appelé le néophyte et dont celui-ci devient dès lors le médium, des tabous, alimentaires et sexuels, comme aussi une manipulation du corps pour le rendre perméable à l’incorporation d’un dieu ou d’un génie. Cette manipulation du corps se fait par l’ingestion de drogues hallucinogènes (comme celle de l’iloga dans le Bwiti du Gabon, où les hallucinations provoquées permettent aux initiés de monter dans le monde des ancêtres et d’y recevoir un message), par des jeûnes provocateurs de visions (comme chez les Amérindiens de Californie), par des bains d’herbes amenant des transes et suivis, au cours même de ces transes, d’un bain de sang (comme en Afrique de l’Ouest). Les rites de sortie comprennent la désignation d’un nouveau nom, le réapprentissage de la vie profane qui est supposée complètement oubliée, parfois la vente fictive de l’initié à de nouveaux individus (pour bien montrer qu’il n’appartient plus désormais, en tant que porteur d’un dieu, à ses parents ou à son lignage).

 Les initiations magiques

L’initiation magique vise à compléter (au cas où le futur sorcier aurait déjà manifesté au préalable ses aptitudes par des névroses ou des comportements bizarres) ou bien à provoquer (s’il s’agit d’un individu apparemment normal) une personnalité aberrante, non point soumise à la condition humaine, mais au contraire s’en échappant pour obtenir des pouvoirs surnaturels. L’acquisition de ces pouvoirs ne peut se réaliser que par l’abandon des règles qui définissent l’humanité normale: il faut commettre l’inceste, ou bien tuer un membre de sa famille, parfois rester plusieurs jours dans une fosse, sans boire ni manger, lié au cadavre de l’homme qu’on a assassiné; ou encore se livrer au jeûne, à l’errance dans la brousse, jusqu’à l’hallucination et à l’éclosion d’une crise violente destructrice de l’ancienne personnalité. Bien entendu, il existe aussi un apprentissage des secrets, de l’art des poisons, du contrôle de la transe, des rites magiques qui sont donnés par d’anciens sorciers. Malgré ces différences, fondamentales, entre les initiations magiques et les initiations tribales ou religieuses, les séquences reprennent le modèle bien connu de la mort de l’ancien homme et de la naissance d’un nouvel individu, comme on peut s’en rendre compte en étudiant les descriptions de ces initiations magiques, aussi bien chez les chamans sibériens ou esquimaux (M. Eliade) que chez les sorciers australiens (M. Mauss): le candidat est tué par les esprits, dépecé, réduit à l’état de squelette, décervelé; l’esprit le reconstitue, mais après avoir changé ses viscères, ou introduit à l’intérieur du nouveau corps une substance porteuse de pouvoir magique (par exemple des morceaux de quartz); parfois, au cours de cette initiation (qui, comme on le voit, se déroule dans l’imagination et non dans une cérémonie réelle), le candidat réalise une union sexuelle avec un esprit (une fiancée céleste); parfois il monte au ciel, descend sous terre, s’enfonce dans les gouffres sous-marins pour y rencontrer les génies et se battre avec eux. Les cérémonies publiques qui suivent cette initiation rêvée ne sont donc tout au plus que des cérémonies de consécration ou de reconnaissance par la société de la nouvelle personnalité du chaman ou du sorcier; on lui fera subir certaines épreuves, pour vérifier qu’il a bien acquis des pouvoirs nouveaux (marcher sur des charbons brûlants, nager sous la glace, révéler l’avenir), ou encore il s’agira de réaliser symboliquement ce qui s’est passé imaginairement au cours de la crise extatique (l’escalade d’un arbre-échelle signifie par exemple la montée du sorcier dans le ciel): parfois, plus simplement, on célèbre une fête qui consacre le chaman (par exemple, une fête de mariage, avec ses repas et ses danses, accompagne le mariage spirituel de l’initié avec sa «fiancée céleste»).
 

 3. L’intelligence du caché
 
Les analogies repérées entre les trois types d’initiations, soit dans la séquence de leurs rites, soit dans leur symbolisme (celui de la mort et de la résurrection), posent un premier problème, d’ordre historique. Est-ce que les initiations religieuses et magiques ne sortent pas des initiations tribales?

C’est le point de vue de H. Schurtz qui se place dans la perspective de l’évolutionnisme et soutient que les sociétés secrètes ont été précédées chronologiquement par les classes d’âge et que les règles de l’initiation se sont ainsi perpétuées, du passage de l’état d’enfance à l’état d’adulte, au passage d’un groupe social à un autre lorsque la société s’est compliquée et différenciée. La théorie de Schurtz a été vivement critiquée, en particulier par R. Lowie ; ce dernier insiste sur les différences patentes entre la nature des cérémonies tribales et les traits propres aux associations, confréries, clubs fermés; sur l’opposition qui existe souvent, dans une même ethnie, entre les initiations tribales qui sont réservées aux hommes et les initiations religieuses qui admettent les femmes et ne tiennent pas plus compte des classes d’âge que de l’appartenance des individus à tel ou tel clan; sur le contraste entre le caractère obligatoire des initiations tribales, en Australie par exemple et en Afrique, et le caractère volontaire de l’entrée dans une confrérie ou une association secrète: «Lorsqu’un jeune Hidatsa ou un Crow se retire sur quelque colline solitaire et dénudée et mortifie sa chair pour se faire entendre des êtres surnaturels, cela ne concerne nullement la communauté, c’est une question personnelle [...], s’il réussit à avoir une vision, il en retirera un avantage personnel; sinon, personne ne peut plus lui reprocher d’avoir échoué. En fait, les Indiens des Prairies ne bénéficiaient pas tous de visions, loin de là. En général, la vision ne modifiait pas la position sociale des Indiens et n’avait rien à voir avec leur avenir matrimonial.»

Cette interprétation paraît fondée et il ne faut donc pas songer à une évolution linéaire, conduisant de l’initiation tribale à l’initiation religieuse; mais, comme on l’a dit à propos des confréries religieuses de l’Antiquité, il s’agit de toute une série de phénomènes de destructuration d’anciennes cérémonies et de restructuration de nouvelles cérémonies au cours du temps. Or il paraît évident que les initiations religieuses ou magiques ont utilisé, lors de la formation des «associations» volontaires, des mécanismes antérieurs, comme par exemple, pour certaines confréries de l’Afrique de l’Ouest, des rituels d’intronisation royale, des séquences empruntées à d’anciennes initiations tribales et des fragments de religions extatiques sauvages. On peut même trouver, par exemple pour le chamanisme asiatique, quelques-unes des étapes de ces désorganisations et réorganisations successives, le chaman étant, en Asie centrale, un fonctionnaire religieux classique travaillant pour la communauté, et, en Sibérie, un individu séparé des clans, travaillant individuellement et appelé ici et là par une clientèle de malades; cependant, les mêmes représentations collectives de dépècement du corps et de résurrection se retrouvent d’un chamanisme à l’autre.

 L’interprétation psychanalytique

Parmi les théories les plus célèbres, il faut faire une place à part à la psychanalyse, qui a fait de l’interprétation des rites de l’initiation un de ses champs préférés d’étude. Les sévices que doit subir l’initié ne constituent pas, comme le prétendent les sociologues, une école d’endurance et de courage, mais ils expriment l’hostilité du père (ou de ses substituts) envers le fils; la circoncision est à la fois la punition du désir de l’inceste chez ce dernier et une manifestation de castration symbolique de l’enfant par le père, impressionnant, grâce à la forme dramatique qu’elle revêt, l’inconscient du candidat; par ce traumatisme, la libido sera détachée de la mère, soit pour s’écouler sur les autres hommes, ses cocandidats à l’initiation, sous la forme de l’homosexualité désexualisée (passage de l’attachement à la mère à la conscience d’appartenir à la société des hommes), soit pour s’écouler sur les autres femmes que sa mère (l’initié acquiert par la circoncision le droit de fonder désormais sa famille et de se marier). Ainsi, le cérémonial initiatique tribal correspond à une mise en scène de la liquidation du complexe d’Œdipe (Th. Reik). En même temps, les psychanalystes ont insisté sur la nature compensatoire du rituel: une chose est retirée (l’initié sera soumis à des tabous), mais une autre chose est donnée («la scène primitive », c’est-à-dire l’union sexuelle du père et de la mère, dont la vision était interdite à l’enfant, est révélée lors de l’octroi du churinga  totémique); mieux encore, l’initiation a pour fonction essentielle la formation du surmoi, et le caractère particulier du surmoi chez les «primitifs» par rapport aux Occidentaux tiendrait à ce que, l’initiation n’existant pas chez nous, notre surmoi se forme par l’intériorisation du père, tandis que chez les «primitifs» il restera extérieur à l’ego et collectif: les anciens se déchargent de leur hostilité sur les jeunes, leurs rivaux sexuels, et par la peur les font obéir à la tradition (G. Roheim).

Cependant, de plus récents psychanalystes se refusent à donner dans leur interprétation une place aussi grande à la terreur, en vue de liquider le complexe d’Œdipe; ils remarquent que l’enfant a le désir de la masculinité, que le garçon nourrit aussi une certaine jalousie envers les femmes, qui peuvent procréer, tandis que les filles envient de leur côté le pénis masculin; d’où des interprétations plus subtiles; la circoncision n’est pas une castration symbolique, mais le désir pour le garçon d’être blessé comme la femme dans ses organes génitaux; le sang qui coule est l’analogue du sang menstruel, et la menstruation élevant la dignité de la femme, puisqu’elle est le signe de ses maternités futures (G. Devereux), l’homme acquerrait ainsi un pouvoir égal à celui que ce sang menstruel permet aux filles; certaines pratiques, comme la subincision, vont même jusqu’à donner à l’organe sexuel masculin la forme de la vulve féminine, exprimant bien ainsi la jalousie d’un sexe vis-à-vis de l’autre (B. Bettelheim). On pourrait multiplier ces interprétations, surtout si l’on sortait du freudisme orthodoxe pour passer en revue les théories de psychanalystes hérétiques, comme C. G. Jung, qui voient dans l’initiation la mise en œuvre d’une volonté délibérée visant à séparer l’individu de la nature (et du monde féminin qui est un monde clos) pour le faire entrer dans la culture (et dans le monde viril, qui est un monde ouvert vers le dehors). La schizophrénie donne la meilleure image de ce que serait l’individu resté enfermé dans la matrice de la mère, n’ayant donc pas subi la libération que donne l’initiation.

Quant à l’initiation magique, elle serait en quelque sorte le contre-pied de l’initiation tribale: le sorcier est non celui qui se soumet aux contraintes du surmoi des anciens, mais celui qui, surmontant la censure sociale et le sentiment de culpabilité, s’approprie la puissance du père assassiné pour terroriser les frères jaloux, la force magique n’étant autre au fond qu’une «projection de la puissance phallique» (Roheim).

Malgré les critiques que l’on peut diriger contre ces diverses théories, elles comportent une grande part de vérité; on ne peut bien comprendre des cérémonies aussi complexes que celles des initiations tribales qu’en se plaçant aux différents niveaux stratifiés d’une psychologie en profondeur; mais elles restent toutes hypothétiques et problématiques (R. Bastide). Tout au moins ont-elles le mérite de mettre l’accent sur la place de la sexualité dans le rituel; or il apparaît déjà, au niveau des archétypes mythiques qui sous-tendent le rituel, que l’initiation a pour but le passage de la confusion des sexes à leur spécification: la clitoridectomie a pour fonction dans bien des sociétés africaines d’enlever l’âme masculine de la fille (le clitoris symbolisant le phallus) pour en faire une femme; mais chaque sexe dès lors aura besoin de son complémentaire pour retrouver l’union primitive; d’où la nécessité du mariage, et par le mariage, l’alliance, la solidarité, la cohésion sociale se réalisent à l’intérieur du cosmos.

 L’interprétation sociologique

Les sociologues, pour leur part, ont d’abord mis en lumière les diverses fonctions de l’initiation tribale: faire passer les jeunes garçons de la domination féminine à l’autorité masculine, les intégrer au clan ou à la tribu (B. Laubscher); assurer le contrôle de la société organisée et la perpétuation des valeurs éthiques d’une génération à une autre (É. Durkheim); constituer, dans les sociétés sans écriture, la forme primitive de l’école, donnant à la fois l’instruction (mémorisation des mythes, de l’histoire ethnique, des règles de la vie sociale) et l’éducation morale (apprentissage du courage, de l’endurance à supporter les sévices, de l’autodiscipline, du sens de la fraternité masculine pour le garçon; des devoirs familiaux et des tâches féminines pour la fille). Mais certains anthropologues veulent aller plus loin encore et, comme les psychanalystes, mais sur un autre terrain, découvrir le «caché» de l’initiation derrière le manifeste. J. G. Frazer a soutenu, à partir des exemples australiens, que ces cérémonies ne deviennent intelligibles que si l’on suppose que leur essence consiste à enlever au jeune homme son âme pour la faire passer dans son totem (rituel de la mort) et à lui infuser une vie nouvelle qui est celle de son totem (rituel de la résurrection); bref, il s’agirait en gros d’un échange d’âme. Leo Frobenius, frappé surtout par le rôle des déguisements et des masques, y voit une technique spéciale pour transformer les individus en esprits des ancêtres et de la brousse (Vergeistigung ), et leur faire ainsi acquérir des pouvoirs surnaturels; cette conception vaut sans doute en partie pour les initiations religieuses et magiques, mais ne peut s’appliquer aux initiations tribales. Durkheim, dans une perspective analogue, mais pour les seules sociétés tribales totémiques, pense que des déformations corporelles ont pour objet de donner au récipiendaire, sous une forme plus ou moins symbolique, l’aspect de son totem. R. Caillois, insistant sur l’importance de la nouvelle naissance, met en parallèle le rituel de l’initiation avec les mythes de la création cosmique, dont ce rituel ne serait que le doublet.

De toutes ces interprétations, la plus valable paraît être celle de J. Cazeneuve qui voit dans les deux premières formes de l’initiation une revivification de la condition humaine au contact du sacré et selon les archétypes (variables d’une culture à l’autre) fondateurs de cette condition humaine, tandis que l’initiation magique consisterait au contraire à en prendre le contre-pied: «Le sacré est une sorte de synthèse entre la forme numineuse et la condition humaine, ou plutôt un aspect du numineux par lequel celui-ci apparaît comme l’archétype transcendant qui fonde l’ordre humain sans lui être asservi [...] L’esprit de la religion se reconnaît quand le primitif s’ingénie, au prix de durs sacrifices parfois, à signifier que l’ordre humain ne suffit pas à lui-même et n’a de valeur que par la participation à des archétypes sacrés qui le fondent et le dépassent à la fois», de sorte que «l’individu n’existe vraiment comme un homme que s’il est initié, rituellement façonné et intégré dans la société» par sa mise en relation avec le sacré de sa propre civilisation.

Cette dernière interprétation met en évidence, par-delà les fonctions psychanalytiques possibles de la liquidation du complexe d’Œdipe et de la formation du surmoi, et par-delà les fonctions sociologiques d’intégration et de socialisation des jeunes générations par les générations anciennes, les racines religieuses de l’initiation tribale; elle rejoint ainsi les recherches les plus récentes. On a surtout insisté jadis sur les rites et l’on n’a voulu voir dans les cérémonials initiatiques que les phénomènes de passage d’un statut à un autre. Le côté «introduction à la connaissance ésotérique» de l’univers avait été laissé de côté, parfois même nié. Or, au fur et à mesure que l’on apprend à mieux connaître cette institution, il apparaît de plus en plus nettement que, pour les sociétés non occidentales tout comme pour les sociétés archaïques, les écoles de la brousse ont pour mission aussi de révéler la signification secrète des choses: tout, dans le cosmos comme dans le social, est «signe» ou «symbole» d’une autre réalité; il faut donc apprendre à lire le monde si on veut le comprendre et agir sur lui sans le ramener au chaos ou au désordre. C’est à partir des travaux de Griaule chez les Dogon que cette constatation s’est avérée indiscutablement pour l’Afrique, et même des ethnographes qui ne sont en aucune façon des disciples de Griaule sont aujourd’hui amenés à faire des découvertes similaires, dans d’autres régions du même continent, par exemple chez les Venda ou dans le Bwiti fan ou ghetsogo. Les anthropologues américains ont mis en lumière des phénomènes analogues chez les Indiens d’Amérique du Nord et décrivent, à leurs propos, les métaphysiques ésotériques de leurs diverses confréries religieuses ou magiques. D’autres chemins sont encore ouverts aujourd’hui; ainsi, des observateurs participants peuvent se joindre volontairement à des cérémonies d’initiation, ce qui amène à corriger les oppositions chères aux anciens chercheurs entre le monde des femmes et celui des hommes, dont était parti Schurtz, mais dont même ceux qui ne suivaient pas son évolutionnisme linéaire restaient pourtant marqués. L’initiation ne consiste pas pour les garçons à sortir purement et simplement de la domination des femmes et pour les filles à apprendre leurs rôles spécifiques; il apparaît que, tout au cours des cérémonies, cette opposition est contrebalancée par la complémentarité des deux sexes et que celle-ci se marque par une série de dons et de contre-dons entre femmes et hommes, par le rachat de leurs fils par les mères, voire par une dernière étape d’initiation commune aux deux sexes (R. Jaulin, J. Roumeguère). Il est donc vraisemblable qu’une connaissance plus en profondeur des rites révélera de nouveaux aspects, mal connus encore, de ces cérémonials, dont toute théorie générale de l’initiation devra désormais tenir compte si elle veut être satisfaisante pour l’esprit.