DES IDÉOLOGIES AUX UTOPIES D'INTELLIGENTSIAS :
UN DÉBAT RELATIVEMENT CONNU ET ANCIEN EN SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE

 

Les idéologies sont-elles des pathologies du corps social ?

Montées d'influence des bureaucraties idéologiques un peu partout dans le monde ; multiplication des complots ; gestions irréalistes ; pratiques prétotalitaires ou totalitaires ; conflits dégénérant souvent en massacres : il y a là un ensemble mondial de symptômes de pathologie sociale de toute évidence liés à une bizarre fièvre de pouvoir de certaines intelligentsias ; phénomène particulièrement inquiétant du fait de son aggravation permanente au cours des dernières décennies. Nous avons, comme on sait, proposé le terme d' « Effendias » pour désigner les nouvelles intelligentsias qui en sont la cause.

En développement surnuméraire dans de nombreux pays, bien plus bureaucratisées que par le passé, bien plus organisées autour de la défense de leurs intérêts collectifs, ces intelligentsias sont conscientes de disposer désormais de la force politique du nombre et de l'idéologie, et non plus seulement comme jadis d'un avantage intellectuel de technicité. Pour les membres de ces nouvelles « Effendias », dont la « qualité » procède pour partie de celle du prolétaire et pour partie de celle du « Monsieur » ayant reçu une bonne éducation, nous avons comme on sait proposer la dénomination d' « Effendis ». En 1965, et dans le contexte très particulier de la Chine, Mao Tsé-tung avait parlé à leur égard de «nouvelle bourgeoisie ».

En matière de faits sociaux, le quantitatif peut bien souvent à la longue modifier le qualitatif. Une intelligentsia devenant surnuméraire n'est bientôt plus la même intelligentsia. Si, comme nous l'avons dit, elle s'idéologise, se bureaucratise ; si ses membres tendent à être affectés pour la plupart à des pseudo-emplois ; si leur désoeuvrement dégénère en complots qui prennent pour moteurs des utopies ; s'il y a donc vraiment apparition d'autres comportements globaux, alors il y a, par là même, naissance d'un phénomène nouveau.

Mais on ne peut pas pour autant prétendre cependant que les composantes dudit phénomène soient des traits inconnus jusqu'alors dans l'histoire des sociétés humaines qui nous ont précédés. Le monde a connu en des siècles et des millénaires passés d'autres complots, d'autres dictatures, d'autres massacres. Il y avait déjà à l'époque des pharaons de l'ancienne Egypte des bureaucraties. Et le fait que par périodes, les comportements de certaines intelligentsias semblent s'inscrire en des perspectives d'utopies et de quasi-folie plutôt que de raison, n'est pas réellement nouveau non plus.

On a même coutume d'en imputer principalement la cause à ce que l'on appelle « les idéologies ». En sociologie de la connaissance, on attribue volontiers à l'école marxiste le mérite d'avoir apporté des clartés sur la notion d'idéologie, et surtout d'avoir mis en lumière l'étendue de son importance.

Mais cela ne signifie point que les pathologies liées aux idéologies n'étaient pas clairement perçues comme telles auparavant. A l'époque de Voltaire, l'idée d'une distinction entre savoir et idéologie était au fond fort bien perçue, mais semblait alors devoir être surtout exprimée dans les termes d'une opposition entre science et religion. Aux yeux également d'encyclopédistes tels que d'Alembert et Diderot, c'était dans les religions qu'il fallait chercher les principales forces d'obscurantisme de toute société ; d'où leur grand projet de faire progresser les lumières par le moyen d'action de promotion du savoir, et en particulier par l'Encyclopédie. On voit l'importance des espoirs qui étaient portés, en de telles visions manichéennes du monde, par l'idée d'un « savoir » s'incarnant dans une science en marche vers des progrès constants ; «savoir» qui était du reste supposé devenir exempt d'idéologies sitôt que l'éducation dispensée dans les écoles devenait ou deviendrait laïque.

On doit se souvenir, il est vrai, qu'à l'époque de la « philosophie des lumières », l'Europe et en particulier la France émergeaient à peine des convulsions terribles que leur avaient infligées de nombreuses guerres de religion, conflits politicoreligieux qui seraient aujourd'hui qualifiés d'idéologiques.

Et le rappel de ces circonstances peut permettre de comprendre mieux pourquoi, aux yeux d'un homme comme Voltaire, les religions étaient perçues d'une manière générale comme comptant parmi les plus grands maux susceptibles de frapper des sociétés humaines. Folie, certes, que le massacre de Vassy en 1562, et le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572. Folies, les inutiles batailles qui avaient opposé catholiques et protestants à Saint-Denis en 1567, à Jarnac et à Moncontour en 1569, puis en tant d'autres lieux à l'occasion de huit flambées successives de guerres de religion survenues en moins de quatre décennies. Folie que de tels affrontements aient pu n'être inspirés par rien d'autre que des divergences religieuses entre éduqués. La question des modalités symboliques convenables pour rendre grâce à un même Dieu dans ses diverses églises méritait-elle vraiment de faire couler tant de sang ? Il était donc normal que Voltaire focalise en direction des religions certains griefs que l'on adresserait aujourd'hui plutôt, d'une manière générale, aux idéologies.

Plusieurs siècles plus tard, après d'immenses progrès du laïcisme dans l'Europe entière, Marx et Engels disposaient évidemment d'un recul plus grand pour comprendre que même dans le cadre d'activités sociales en principe laïques, il pouvait subsister encore beaucoup d'idéologie. Mais cette mutation du propos ne réhabilita en rien les religions, considérées par les marxistes comme des variétés bourgeoises particulières d'idéologies, et comme des opiums intellectuels particulièrement néfastes. Il y avait seulement apparition à côté des religions et en sus d'elles, d'entités dont la nature leur était comparable, d'autant plus pernicieuses qu'elles parvenaient à se dissimuler sous des apparences de laïcité. Mystifier pour permettre de mieux opprimer : tel était le rôle dévolu, croyait-on, aux idéologies.

Et pour Marx ou Engels encore, comme jadis pour Voltaire, d'Alembert ou Diderot, c'est à partir du savoir et du savoir seul que devait procéder la lumière : étant clair à leurs yeux qu'il devait pouvoir exister des savoirs et des modes de connaissance exempts du péché d'idéologie.

Plusieurs décennies depuis lors s'étant écoulées, des générations d'hommes postérieures à Marx et Engels ont eu l'occasion de tirer enseignement et profit d'un certain nombre d'expériences historiques supplémentaires. Mais il demeure évident qu'en matière de complots, d'utopies et de pratiques abusives de bureaucratie, la question des idéologies conserve toute son actualité ; et l'on sait que cette question fait l'objet des réflexions et des recherches d'une discipline que l'on a coutume d'appeler « sociologie de la connaissance ».

Même donc si les actuels et maléfiques comportements d'Effendias d'aujourd'hui apparaissent comme quantitativement et qualitativement différents de ceux des intelligentsias des siècles passés, on ne peut pas laisser de côté la question du rôle qu'y jouent de multiples manières les idéologies, comme nerf moteur notamment des guerres d'influence et de pouvoir que se livrent entre elles les nouvelles bureaucraties.
 


Les effets pathologiques des idéologies sont-ils appelés à s'atténuer du fait des progrès du savoir ?

D'où viennent les idéologies ? Que sont-elles ? Quelles relations ont-elles avec les religions ? Et peut-on vraiment faire reculer leur influence, comme l'avaient successivement espéré Voltaire puis Marx, par le moyen des progrès du savoir ?

N'existerait-il pas au contraire des mécanismes pernicieux par le jeu desquels ce que l'on prend pour un remède, c'est-à-dire une diffusion croissante des bienfaits de l'éducation, pourrait devenir une cause d'aggravation du mal ? Est-il toujours possible d'opérer correctement, au niveau de la production du savoir, une distinction convenable entre connaissance tout court et connaissance insidieusement teintée d'idéologie ?

Que l'on veuille assimiler ou non la notion de religion ou d'idéologie à celle d'erreur, une question nécessairement subsiste, qui est celle de la nature du mécanisme produisant l'idéologie. Or, il semble évident que les environnements sociaux constituant la réalité des contextes de vie de chaque individu y jouent un rôle considérable, puisque les idéologies et les religions adoptées par chacun sont généralement des reflets de celles qui sont couramment diffusées dans les groupes sociaux auxquels les individus en question appartiennent. D'où l'idée, déjà évoquée plus haut, d'une réflexion sur cette interaction entre société et connaissance ; réflexion relevant d’une discipline spéciale dénommée « sociologie de la connaissance ».

C'est au philosophe Wilhelm Jerusalem que l'on doit d'avoir proposé, au début du XXe siècle, la création d'une discipline ainsi nommée, pour prendre en charge cette tâche précise.

Mais bien qu'il faille savoir gré à cet auteur de la clarification apportée par le terme même de sociologie de la connaissance, et par l'idée en soi d'une telle discipline, on ne doit pas pour autant négliger de rendre hommage à des penseurs antérieurs à lui, qui s'étaient déjà interrogés sur les origines des « faux savoirs » et des « erreurs » de toutes espèces, allant jusqu'à évoquer l'hypothèse de l'existence d'une « faille dans la raison humaine ».

Au XVIIe siècle, Francis Bacon, dans son Novum Organum, dénonçait déjà les erreurs, les notions fausses engendrées par ce qu'il dénommait les idoles de la tribu, de la caverne, du marché et du théâtre ; s'interrogeant sur les mécanismes qui plaçaient tant d'obstacles entre l'individu et la connaissance vraie. Il y avait là déjà une préfiguration de la conception moderne d'idéologie, puisque le propos de Francis Bacon tendait à mettre en cause le rôle de déterminismes sociaux.

Sur un plan général, on ne peut évidemment pas nier le caractère pessimiste et inquiétant de perspectives sociologiques faisant apparaître que l'environnement naturel de tout individu joue un rôle fondamentalement mystificateur à l'égard de celui-ci. Les propos de Francis Bacon faisaient donc de cet auteur un précurseur d'une tendance appelée à un grand avenir en sociologie de la connaissance, et que nous dirons « tendance pessimiste », portée qu'elle est à insister constamment sur des hypothèses d'immenses mécanismes mystificateurs, ou encore, au niveau des individus, sur celles de « failles de la raison humaine ».

Deux siècles plus tard, avec la publication par Condorcet en 1795 de l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, un autre genre de courant de sociologie de la connaissance, que nous pourrions qualifier d'optimiste, allait trouver lui aussi un de ses plus importants précurseurs. Le terme de « progrès de l'esprit humain » résume à lui seul cette différence. Certes, l'environnement de tout individu fonctionne à l'égard de celui-ci comme une immense machine mystificatrice. Mais la situation n'est pas sans espoir ; car l'étude des évolutions historiques fait, dit-on, apparaître que les choses s'améliorent.

C'est dans cette même lignée du reste que l'on pourra situer, quelques décennies plus tard encore, l'optimisme d'Auguste Comte et de sa fameuse loi des trois états. Pour lui, la pensée au cours des âges passe par une phase théologique, puis par une phase métaphysique, avant de parvenir à son étape d'accomplissement ultime qui est celle de la science véritable, à travers ce que Comte appelle « la pensée positiviste ».

Faut-il placer ensuite Wilhelm Jerusalem, inventeur du terme sociologie de la connaissance, dans la catégorie des optimistes ou des pessimistes ? La nature des critiques qui lui furent plus tard adressées par Florian Znaniecki semble montrer qu'il faut préférer plutôt, à son sujet, la seconde de ces options ; et du reste le choix même des termes adoptés sur la recommandation de W. Jerusalem tend bien à jeter un doute définitif sur la notion de savoir, laissant clairement supposer que le contenu même de la connaissance pourrait être un phénomène social.

Autre pessimiste, à peine un peu plus de deux décennies plus tard : Lévy-Bruhl, lequel consacre une vie entière de recherches à réfléchir aux motifs qui font que tant de sauvages des sociétés primitives s'inventent pour eux-mêmes tant de superstitions et tant de fausses croyances. Certes, de par cette formulation même de la question, cet auteur semble admettre l'existence d'un schéma général positif d'évolution, qui fait que les primitifs sont précisément tels, et représentatifs d'un état antérieur à l'état intellectuel évolué. Lévy-Bruhl participe donc dans une certaine mesure à l'optimisme général de son époque. Mais, son propos tend à susciter tout de même des séries de failles au niveau de cet optimisme. Lévy-Bruhl montre en effet que même dans les civilisations les plus avancées, il subsiste des vestiges importants de l'irrationalisme primitif. Par ailleurs, dans ses carnets posthumes, cet auteur tendra à s'éloigner des schémas évolutionnistes qui avaient, durant presque toute sa carrière, servi d'arrière-plan théorique à ses oeuvres ; semblant abandonner finalement même l'idée directrice d'une séparation tranchée entre mentalité primitive d'une part, et mentalité moderne rationaliste et positive d'autre part.

Quant à Durkheim, sociologue dont il n'est évidemment pas possible d'ignorer les positions dans un tel débat, et dont l'oeuvre n'a été que très légèrement antérieure à celle de Lévy-Bruhl, c'est dans le camp des optimistes que nous aurions tendance à le placer. Certes, Durkheim n'ignore pas, ne sous-estime pas l'immense influence du social sur l'individu en matière de connaissance. Même les catégories logiques ont pour Durkheim leur origine dans la société ; et il en résulte, bien entendu, que toute société particulière introduira des éléments qui lui sont complètement propres dans l'élaboration de ses constructions logiques. Il y a donc relativité du connu par rapport au social. Mais ce relativisme est progressivement compensé, selon Durkheim, par l'élargissement de la conscience collective. En devenant mondiale et en organisant le partage international des connaissances, la civilisation tend à effacer les artifices contingents introduits par les sociétés plus réduites qui la composent. Elle tend donc vers l'objectivité.

C'est dans la catégorie des optimistes encore qu'il conviendra, rappelons-le, de classer un très grand nombre d'auteurs marxistes du milieu du XXe  siècle : eux qui croyaient bien souvent que l'apparition d'une société sans classes permettrait à l'humanité de s'affranchir des mystifications néfastes des idéologies.


L'apparition au XXe  siècle d'une mise en cause globale de la neutralité idéologique du savoir

Dans l'histoire des mises en doute successives du caractère non idéologique du savoir, une distinction très nette a lieu, croyons-nous, d'être faite entre la première et la seconde moitié du XXe siècle.

Largement dominée par la critique marxiste, la première de ces deux périodes s'était illustrée certes par de nombreux travaux visant à remettre en cause la neutralité de ce que l'on appelle en général le savoir et que l'on diffuse communément comme tel par le moyen d'enseignements et d'ouvrages didactiques. Mais les intentions affichées par les auteurs de ces mises en cause étaient pratiquement toujours encore de type « correctif ». Lorsque l'on y dénonçait telles ou telles irruptions d'idéologies dans des enseignements ou des textes qui auraient dû être présumés a-idéologiques, c'était dans le but d'obtenir une rectification de la chose, c'est-à-dire une suppression des « anomalies » en question ; correction grâce à laquelle on se serait chaque fois rapproché davantage encore du prototype souhaité, celui constitué par un savoir supposé complètement a-idéologique.

Tels étaient les objectifs alors le plus couramment avancés. Plusieurs décennies depuis lors s'étant écoulées, les générations d'hommes du e siècle ont eu l'occasion de tirer profit d'enseignements historiques supplémentaires. Ils ont découvert que ceux-là mêmes qui dénonçaient le plus fort les aliénations de l'idéologie n'étaient pas toujours, bien loin de là, exempts des comportements absurdes ou démentiels qu'inspirent parfois les idéologies. Des comparaisons, en particulier, ne pouvaient pas manquer d'être faites entre la multiplication proliférante de sous-variétés de marxisme après 1945 (avec apparition bien souvent de sous-variétés dérivées de type terroriste, comme l'actuel mouvement du « Sentier lumineux » au Pérou),

et la multiplication proliférante de sous-variétés du christianisme qui avait jadis inspiré, plusieurs siècles auparavant, la Réforme puis les guerres de religion. Les rigidités meurtrières de l'inquisition stalinienne en URSS, dans les décennies des années 30 et 40, ne pouvaient manquer non plus de rappeler des rigidités très comparables qui avaient jadis été celles de l'Inquisition catholique.

Il y avait là certes de grands motifs de déception. On avait espéré qu'une meilleure compréhension de la distinction à faire entre idéologie et savoir permettrait de rendre plus raisonnables les comportements d'intelligentsias. On avait voulu croire qu'une plus large distribution des lumières de l'éducation permettrait de renforcer la paix du monde. Cette espérance avait été déçue les comportements pathologiques des intelligentsias et de leurs bureaucraties idéologiques n'avaient fait que s'accentuer. Mais y avait-il là une raison pour cesser définitivement de croire à une différence entre savoir et idéologie ? Et ne fallait-il pas s'employer surtout à mieux affiner cette distinction ? Un reflux pessimiste était évidemment prévisible ; et l'on se trouvera à peine engagé clans la seconde moitié du e siècle lorsque ce reflux puissamment s'amorcera.

Plusieurs théoriciens importants se préoccuperont alors du rôle des mécanismes de reproduction et de diffusion du savoir, ainsi que de leurs pathologies possibles. On s'intéressera aux phénomènes de « rumeurs ». Mais la critique pessimiste la plus marquante de toutes et la plus cinglante parfois dans sa perspicacité sera produite par Max Weber : puisque cet auteur ira s'en prendre à la science elle-même dans ses propres « temples », pour montrer que ses pratiques s'y apparentent souvent beaucoup à celles qu'ont dans les leurs, par ailleurs, les religions.

C'était une sorte de sacrilège antipositiviste énorme, que de lancer de telles comparaisons ; et de pousser donc l'ironie jusqu'à prendre des religions comme modèles de référence, s'agissant de décrire les comportements les plus usuels de la science ; alors que depuis près de deux siècles, les religions avaient été considérées comme les prototypes par excellence de l'antiscience. Ces audaces critiques donnent bien une mesure de l'ampleur du revirement pessimiste qui s'amorçait dans les années soixante, époque où s'accumulaient il est vrai d'immenses désillusions politiques pour tous ceux qui avaient cru que les progrès de la science et la diffusion du savoir pourraient faire entrer l'humanité dans une ère nouvelle de paix et de développement.

On découvrait de plus en plus clairement, en effet, en cette seconde moitié du e siècle qu'une diffusion mondialement très accrue des bienfaits de l'éducation ne faisait nullement obstacle à la montée des pathologies comportementales des intelligentsias. En de nombreux pays c'était même le pire qui survenait et pouvait, en des modes multiformes, sur le plan politique être observé ; trouvant bien souvent son origine la plus directe au niveau de pratiques d'intelligentsias. L'éducation n'avait pas fonctionné comme une panacée. La distinction, que l'on avait crue claire, entre savoir et idéologie, n'avait pas produit au niveau des intelligentsias les comportements a-idéologiques et raisonnables que l'on avait attendus.

La fin des années soixante est donc une période de déception ; et au moment où s'y prépare, en sociologie de la connaissance, un séisme ultime qui va être celui de la critique ethnométhodologique, un certain nombre de questions fondamentales restent bien loin d'être résolues ; questions qui sont les suivantes :

    1) N'a-t-on pas lieu de craindre que le contenu même de toute connaissance dépende toujours des circonstances sociales ? Et cette interrogation ne jette-t-elle pas un doute finalement sur la neutralité de tout savoir ?

    2) Comment dresser un inventaire des idéologies ? Et surtout comment parvenir, pour dresser cet inventaire, à se situer soi-même en dehors de toute idéologie ? Comment en particulier ne pas s'inquiéter des analogies troublantes, mises en évidence par Max Weber, entre certains comportements touchant à la science et bon nombre de traits habituellement caractéristiques des religions ?

    3) Comment le savoir se perpétue-t-il ? Du fait de la brièveté de vie des générations humaines, il n'y a survie d'un savoir donné qu'à travers sa circulation. Un savoir qui ne se transmet pas d'une génération à une autre finit par mourir. D'où l'existence d'un insidieux privilège pour tout ce qui, dans le savoir, comporte une quelconque séduction : le « volontiers répétable » a des chances de survie bien plus importantes que le « peu volontiers répétable » ; et pourtant il n'y a aucune raison a priori pour que cette distinction fondée sur la séduction coïncide avec celle qui oppose par ailleurs le vrai au faux. Ne faut-il pas tenir pour particulièrement inquiétante l'existence de phénomènes tels que les rumeurs, qui sont des pathologies de la répétition ? Et la fragilité globale des mécanismes assurant la perpétuation du savoir n'a-t-elle pas pour effet de jeter finalement un doute de principe sur le contenu de celui-ci ?

Le fait qu'à la fin des années soixante de telles questions restent irrésolues devrait tendre bien entendu à laisser planer des incertitudes sur la nature des effets à attendre d'une augmentation mondiale massive des effectifs d'intelligentsias puisque l'on peut douter de la solidité de leur ancrage intellectuel autour d'un pôle cognitif commun. Mais les instances politiques des Etats et des organisations internationales affectent officiellement à cette époque d'ignorer de tels doutes les objectifs programmés pour le Tiers Monde notamment restent du genre « avenirs d'éducation tirant derrière eux des avenirs radieux de développement ». Presque invariablement le développement n'est pas au rendez-vous. Mais que recommander d'autre ? Rien n'est internationalement proposé pour remplacer le consensus relativement heureux qu'avaient connu les décennies antérieures autour de thèmes de savoir scientifique et de développement. Partout où s'effondre ce consensus, il n'y a pas d'autre alternative d'intelligentsia que l'implosion, ce qui est le cas par exemple de celle de l'Iran à partir de 1979 pays où une révolution détrône alors délibérément les valeurs du savoir en faveur de celles d'une religion.