L'APPORT DE L'ETHNOMÉTHODOLOGIE POUR LA COMPRÉHENSION DE L' « EFFET EFFENDIA » LE « VIRUS » DU « MAL D'EFFENDIA »

 

 

L'hypothèse de l'existence d'une faille dans les capacités de raisonnement collectif en sociologie (d'où ipso facto aussi, en politique et en planification) est depuis 1967 une thèse centrale de l'école ethnométhodologique garfinkélienne américaine. La cause technique de la faille est un dysfonctionnement fondamental intervenant au niveau même des mécanismes intimes du langage humain. Il s'agit, selon l'école ethnométhodologique, d'un vice de fonctionnement presque totalement incontournable, sauf à en prévoir et à en assumer d'avance les effets, en adoptant, vis-à-vis des processus de raisonnement collectif, une attitude systématique d'extrême prudence.

 

La clef du mystère (le « virus » même du « mal d'Effendia ») tient à ce que le sens des mots que l'on utilise « dérive » beaucoup plus qu'on ne le croit en général, chez un même individu d'un instant à l'autre de sa vie, et d'un individu à l'autre, introduisant un véritable « vice de forme » du raisonnement collectif tel qu'il est habituellement pratiqué et utilisé. Les idéologies même les « mieux intentionnées » du monde pourraient ainsi être rendues « tueuses » comme sans le vouloir, par ce vice de forme, un peu comme les tirs de fusées les plus magnifiques peuvent être complètement détournés de leur but par la défaillance d'un simple moteur.

 

 

Bar-Hillel et l'indexicalité : le problème de la dérive permanente des langages humains

Bien qu'il semble raisonnable de faire remonter à 1967, avec la publication des Studies in ethnomethodology de Harold Garfinkel, l'apparition des premiers grands manifestes de l'école ethnométhodologique américaine, il est important de noter que la plupart des textes de cette école font référence à des écrits antérieurs du logicien Bar-Hillel, concernant le phénomène d'indexicalité ; et notamment à un article célèbre publié par celui-ci dans la revue Mind en 1954.

 

Le propos précis de Bar-Hillel à cette époque ne concernait à première vue en rien la sociologie ; et pas non plus la politique. Ce qui intéressait ce logicien, c'était le phénomène de « dérive des langues naturelles », phénomène selon lequel, pourrait-on dire, les mots n'ont pas le même sens ici et là, aujourd'hui et demain. C'est ainsi que, par exemple le mot « liberté » n'a bien évidemment pas le même sens au même moment à Paris et à Moscou, où « la » liberté est essentiellement celle de répéter les idées de Marx et Lénine à l'exclusion de toutes autres ; tandis qu'au Texas « la » liberté est symbolisée par le fait, pour chaque individu, de pouvoir porter une arme et même plusieurs, en vertu du principe selon lequel « l'on ne doit en aucun cas faire confiance à un gouvernement qui ne ferait pas confiance aux individus pour se servir de leurs armes seulement à bon escient » (et cela à un point tel que, on le sait, certains mouvements politiques américains font de cette question une affaire clef, à vrai dire bien inconcevable à Moscou et même à Paris).

 

Dans de telles conditions, de différences de sens, comment débattre en « triplex » de « la » liberté entre Paris, Moscou, et Austin-Texas ? comment s'entendre et même se comprendre ? comment en arriver à conclure, par exemple, que « la » liberté est mieux assurée ici ou là ? Plus simple est d'affirmer par exemple qu'elle « n'a pas de prix », sans avoir précisé en somme ce que l'on achète pour ce prix infini : et c'est bien ainsi que les choses se passent d'habitude.

 

A propos de ce type de phénomène et de la « dérive » dans l'espace et dans le temps des « langues naturelles » (celles que nous utilisons, par opposition aux « langages machines » qui, eux, ne dérivent pas), le logicien Bar-Hillel aboutissait finalement, implicitement et en substance, à montrer :

que cette « dérive » était bien plus rapide qu'un supposé « sens commun » ne le laissait supposer, pouvant affecter jusqu'aux significations d'un même vocabulaire dans un milieu fermé d'individus échangeant fréquemment des idées entre eux (par exemple pour notre propos : des Effendis). C'est ainsi par exemple que la notion de « liberté » en France même a considérablement évolué depuis l'apparition de l'informatique, à tel point que l'on a dû créer une « Commission informatique et Libertés » pour s'en préoccuper ; et qu'elle évolue actuellement à nouveau à grande vitesse sous l'effet des coups de boutoirs du « terrorisme » ;

que cette dérive était plus importante aussi qu'un supposé sens commun ne le laissait supposer, introduisant des marges d'erreurs considérables au niveau des interprétations possibles associables à une quelconque phrase donnée en langage naturel (celui que nous parlons) ;

que cette dérive perturbait les choses au point de rendre inconsistante la notion tout court de langue naturelle, en tant que code symbolique bien déterminé (c'est ainsi que le dictionnaire ne nous apprend pas du tout que le sens du mot « liberté » est différent à Moscou, à Paris et à Austin ; c'est notre culture personnelle qui no l'apprend, d'où l'impossibilité d'une traduction automatique) ;

et que cette dérive entraînerait l'échec de toutes les tentatives de construire des grammaires mathématiques décrivant les langues naturelles (comment intégrer en effet dans des grammaires mathématiques le fait que Moscou utilise un langage de bois « inversé», complètement à décrypter, selon lequel le mot « liberté », traduit littéralement, devrait être affecté d'un sens complètement différent de celui utilisé à Paris ?).

 

Il est intéressant de rappeler qu'entre 1954 et 1967, les thèses de Bar-Hillel avaient été plutôt mal accueillies dans bon nombre de cercles scientifiques.

 

La conjoncture était encore, comme on peut s'en souvenir, celle d'une perspective triomphante d'avancement du front des sciences et des techniques. Dans un tel climat intellectuel, les propos de Bar-Hillel semblaient absurdement défaitistes.

 

A partir des années 1960-1965 du reste, furent lancés dans le monde d'immenses programmes de recherche en vue de la construction de grammaires mathématiques de langues naturelles (notamment en vue d'applications telles que la traduction automatique).

 

Des travaux très nombreux étaient publiés dans ce domaine, parmi lesquels s'illustraient de façon particulièrement brillante ceux de l'école chomskyenne. A cette époque donc, Bar-Hillel faisait figure surtout de prophète de mauvais augure.

 

Plus de vingt ans ont passé depuis lors, et les perspectives ont bien changé. L'école chomskyenne en effet n'a tenu ses promesses pour aucune langue. La construction d'aucune grammaire mathématique n'est terminée, et les ambitieux programmes de traduction automatique de textes littéraires les plus complexes en sont encore à leurs balbutiements : c'est à peine si l'on peut trouver quelques programmes d'aide à la traduction de textes très spécialisés et très répétitifs (par exemple vocabulaire juridique pour des contrats).

 

Là où l'école chomskyenne avait couramment annoncé, en 1965, des délais de cinq à dix ans, vingt ans n'ont donc pas suffi ; mais qui plus est des dizaines et des dizaines d'années semblent désormais s'avérer nécessaires, un certain nombre de schémas de grammaires mathématiques successivement proposés ayant subi des déroutes complètes.

 

Un peu plus de trente années se sont maintenant écoulées depuis la publication en 1954, dans la revue Mind, des thèses pessimistes de Bar-Hillel concernant les troubles liés à la dérive du langage humain, confirmant la stricte nécessité d'une référence précise au contexte (lieu, temps, auteur), pour une compréhension réelle de quelconques propos (phénomène d'indexicalité). C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple déjà cité plus haut, on devrait, dans toute dissertation à caractère général sur « la » liberté, préciser de quelle liberté il s'agit : de celle des pays de l'Est, de la variante chinoise, japonaise, texane ; et, pour la France, à quel auteur on se réfère, sachant qu'il existe des notions de « la » liberté qui sont « gauchistes », maoïstes, spontanéistes, républicaines, anarchistes, chrétiennes « de droite » ou « de gauche », etc. ; 10 000 copies d'élèves de philosophie sur ce thème donnent 10 000 réponses différentes ou à peu près, on le sait (ce qui fait du reste le charme et l'intérêt de l'exercice, et, à la limite, interdit de parler de «la» liberté au singulier (mais qui en a cure lorsqu'il s'agit de dresser des autels politiques à telle ou telle idéologie ?)). Telle est la nature de la faille dont il s'agit, schématiquement, avec un comportement d'un côté, consistant à trouver normal que le thème de « la » liberté puisse prêter matière à dissertation à l'infini, et des débats d'un autre côté, où l'on s'abstient de préciser de quoi il s'agit.

 

La vraisemblance des assertions de Bar-Hillel est devenue immense ; et bien entendu, elle continue de croître chaque année.

 

Précisons cependant que dans son propos de 1954, Bar-Hillel ne s'était pas exactement exprimé dans les termes simplificateurs que nous avons utilisés ici pour rendre compte de ses idées. Bar-Hillel ne parlait pas vraiment comme nous le faisons de « dérive s du langage, ni de vitesse de dérive, ni d'ampleur de dérive : ce sont là des points que nous avons été forcés d'extrapoler pour rendre ici intelligible le sens profond des thèses de ce logicien. Il nous a semblé en outre particulièrement utile d'insister sur ces aspects de dérive pour faire comprendre le genre de phénomène qui se produit dans une énorme foule de personnes éduquées, c'est-à-dire par exemple dans une « «Effendia ».

  

Il faut bien voir en effet que chaque emploi quelconque d'un mot quelconque produit, pour le sens de celui-ci, un léger déplacement.

 

Dans une foule d'Effendis, les déplacements se cumulent, provoquant :

— soit parfois des aller et retour de part et d'autre d'un sens initial : il y a alors apparence de stabilité ;

mais possiblement aussi parfois d'énormes écarts de signification, qui sont les résultantes de séries multipliées de petits écarts successifs. C'est ainsi que le mot « liberté » est arrivé à prendre à Moscou un sens presque opposé de celui qu'il a à Paris où, du reste, il évolue, du fait même, en particulier, des pressions exercées par les efforts de propagande émanant de la première puissance militaire du monde qu'est l'URSS ; tandis qu'une dérive de sens inverse s'observe aux Etats-Unis, à tel point qu'en ce pays « posséder une arme à feu » est devenu presque synonyme de « liberté », alors qu'à Paris « posséder une arme à feu » est presque parvenu à signifier déjà « attenter à la liberté des autres ».

Lorsque des écarts aussi importants se produisent sur le sens d'un seul mot, un déséquilibre apparaît, qui peut favoriser plus ou moins directement le déplacement d'un autre mot, et ainsi de suite de proche en proche pour de nombreux termes du vocabulaire. C'est ainsi que certains soviétologues parisiens ont été amenés à définir les « syndicats » soviétiques, pour être compris de leurs lecteurs, comme une « police politique spécialisée dans l'encadrement des milieux ouvriers » ; et à établir des lexiques complets de décryptage de la langue moscovite actuelle, laquelle n'a plus que de lointains rapports avec celle du temps des tsars.

 

Les régimes totalitaires d'Europe de l'Est connaissent bien le phénomène de « dérive » et, après l'avoir utilisé à leur profit en renversant le sens des mots, essayent ensuite de l'endiguer et de figer les sens en imposant l'utilisation d'un « langage de bois » ; avec pour résultat de provoquer de bizarres déplacements sémantiques qui, depuis bon nombre de décennies, n'ont guère cessé d'étonner le reste du monde — et ont même créé une forme d'humour particulière, celle de l'opposition intérieure à ces régimes. (On se souviendra à ce sujet qu'en France, pendant l'occupation allemande, le mot « doryphore », au lieu de désigner un insecte parasite de la pomme de terre, s'était mis à désigner tout individu habillé de vert-de-gris qu'était un soldat allemand.)

 

On retiendra surtout, au-delà des quelques exemples cités, en ce qui concerne les phénomènes de dérive du langage, leur énorme accélération possible, en certaines époques où se produisent des événements particuliers, par exemple aujourd'hui en liaison avec l'accroissement important du niveau d'éducation de population. Il existe un danger typique de dérive au sein des nouvelles Effendias, dont des factions peuvent fort bien se mettre à parler, ici ou là dans le monde, de tout autres langues que celles que l'on croit, sans que l'entourage en soit conscient. C'est du reste l'un des procédés les plus couramment utilisés par les complots d'Effendias modernes du monde entier, que de créer des langages propres, communs seulement aux conjurés, pour déstabiliser une situation et prendre le pouvoir, par « déplacement de sens » des mots.

 

Pour ajouter une image encore et rendre le phénomène plus perceptible si possible, nous proposerons une comparaison avec la situation d'un voyageur debout à la fenêtre d'un train : pour lui, les arbres défilent, mais il sait bien qu'il s'agit en réalité de troncs qui sont fixes par rapport au sol, et son esprit effectue la correction ; le phénomène est du reste enseigné dans les cours de physique des écoles, où l'on apprend ce que sont une vitesse absolue, une vitesse relative, et comment elles se composent, selon le système pris pour référence ; autrement dit l'éducation vient au secours de l'intuition de fixité des arbres par rapport au sol.

 

S'agissant du sens des mots, c'est en quelque sorte l'inverse qui se produit : nous avons l'illusion que ce sens est fixe, alors qu'en réalité il défile à grande vitesse et à des vitesses variables du reste selon que tel ou tel individu ou groupe de pression (de « comploteurs ») a intérêt à le faire glisser ; une preuve en étant donnée par le fait qu'il faut sans cesse, en réalité, redéfinir le sens de ce qui a été dit si l'on ne veut pas rapidement se trouver hors du coup de part et d'autre ; d'où la nécessité de « parler », de bien entretenir les relations, d'exercer des efforts de propagande, etc. Et des efforts de propagande tendent à nous faire croire notamment que le sens des mots est fixe ; l'éducation ne vient pas au secours de l'expérience mais permet plutôt de masquer celle-ci à des fins simplificatrices.

 

Cette comparaison amène à considérer « le » sens et les mots comme un terrain finalement très mouvant sur lequel il convient de se déplacer avec de très grandes précautions logiques si l'on ne veut pas s'y enfoncer complètement, à la manière par exemple de certaines Effendias « cafouilleuses » dont nous avons décrit les erreurs magistrales, à vrai dire assez ahurissantes venant de la part de tant d'êtres si intelligents, si bien « éduqués ».

 

Le lecteur voudra bien nous faire la grâce de convenir que si cette hypothèse était la bonne, et s'il y avait donc « faille de la raison » à grande échelle chez de très nombreux éduqués, alors il serait bien inutile de proposer ici un catalogue de recettes miracles de cuisine politique qui, finalement, entretiendraient le mal ; et que mieux vaut s'attacher à mieux saisir à la racine le « mal d'Effendia ». C'est l'option que nous avons choisie.

 

 

Garfinkel et l'ethnométhodologie : contestation de la « raison raisonnante universaliste » habituelle en tant qu'instrument efficace de la sociologie (et bien entendu aussi des sciences politiques, de la planification, etc.)

Rappelons que les thèses pessimistes mais prémonitoires de Bar-Hillel concernaient surtout, dans la période 1954-1967, les perspectives de constructions de grammaires mathématiques et que leurs propos ne visaient nullement en fait la sociologie. C'est à Harold Garfinkel qu'il faut imputer le mérite de cette extrapolation. L'ouvrage Studies in ethnomethodology, publié en 1967 :

—      montrait que la question de l'indexicalité (c'est-à-dire le rattachement du sens à un contexte bien précis) faisait peser de graves incertitudes sur le raisonnement sociologique ;

—      faisait apparaître notamment que toutes les bases conceptuelles héritées de Durkheim pour l'établissement de « la » sociologie (hors contexte) volaient en éclats si l'on prenait en compte les phénomènes de dérive des langues naturelles ;

—      une notion particulièrement menacée par ces observations étant celle de « fait social ».

 

La tradition sociologique actuellement encore dominante repose, comme on le sait, sur l'hypothèse durkheimienne de l'existence de « faits sociaux », qui seraient les homologues, en quelque sorte, des faits de la physique, dotés notamment des mêmes vertus planétaires de permanence. Mais, ce postulat induit souvent des tentations d'affirmation incontrôlées d'universaux. Existe-t-il par exemple un fait mondial universel de type « syndicat » ? S'il faut en effet finalement reconnaître qu'il y a des syndicats américains et des syndicats japonais, français et polonais, bien différents les uns des autres ; parce qu'il y a entreprises différentes, classes sociales différentes, systèmes politiques différents, mentalités différentes, etc., peut-on affirmer avec certitude que le concept de syndicat conserve un intérêt scientifique précis ? Autre exemple : Où sont « les jeunes », où sont « les vieux », peut-on parler d'un « vieux » Japonais comme d'un « vieux » Américain ? Qu'ont en commun en réalité un « pauvre » Californien et un « pauvre » du Sahel ? Chacun sait que la réponse est « à peu près rien » ; et que les « classes sociales » à prendre en compte dans l'Algérie de 1985 n'ont rien à voir avec celles de la Côte-d'Ivoire, sauf à vouloir à tout prix surimposer à la réalité un corset explicatif qui, finalement, n'explique rien du tout et brouille au contraire la vision. On sait le danger de certaines sur-simplifications nées le plus souvent d'un ethnocentrisme excessif qui conduisent à « voir » toute société comme on « voit » celle de son propre pays, à partir de sa propre expérience limitée d'individu, sans prise en compte de l' « indexicalité » de cette vision, c'est-à-dire de la référence au contexte.

 

Autre exemple célèbre de piège de vocabulaire : les « élections » à un seul candidat, telles qu'elles sont aujourd'hui pratiquées dans de très nombreux pays du monde gouvernés par des régimes de parti unique. Dans ces régimes, c'est le parti unique et lui seul qui dispose du privilège de proposer des candidats aux élections ; le peuple n'a que le droit de ratifier (droit que souvent des menaces viennent transformer en quasi-obligation). En de telles conditions, le sens du mot « élections » a-t-il quelque chose à voir avec le contenu habituel qu'en France nous lui connaissons ?

 

 

Ethnométhodologie et « effet Effendia

A la différence de la tradition sociologique qui l'a précédée, l'ethnométhodologie fournit à point nommé les éléments nécessaires à une théorisation apolitique de « l'effet Effendia ». Pour les besoins de cette théorisation, rappelons-le, nous avions été conduits à présupposer l'existence d'une faille systématique dans les capacités humaines de raisonnement collectif en sociologie (et en politique et en planification).

 

Or une telle faille correspond exactement à ce qui est mentionné par l'ethnométhodologie à travers des termes techniques d'indexicalité et de réflexivité. Les écrits de Garfinkel et de son école mettent particulièrement en évidence les effets d'illusion entretenus par cette faille de notre système collectif de raisonnement logique, faisant apparaître par exemple que : 

—      bien souvent le comportement de tel individu déterminé sera perçu par tel autre comme relevant d'une logique globale aberrante, suscitant une réaction du style : « son attitude est complètement démente » ;

—      alors pourtant que chacun est prêt à reconnaître qu'à tout moment toute personne développe dans sa spécialité une activité de raisonnement pertinente : la femme de ménage promène convenablement son balai aux endroits qu'il faut, si étranges que puissent être par ailleurs ses conceptions politiques ; le clochard met en oeuvre des stratégies adéquates en vue de sa propre survie et de son alimentation en alcool, etc., bien que son mode de vie puisse paraître tellement « fou » qu'en certains pays il sera incarcéré (cas de la Suisse et de l'URSS).

 

Les différents personnages en présence dans une société déterminée ayant tous à tout moment subjectivement des attitudes qu'ils estiment logiques même si elles paraissent folles à d'autres, tout concourt à créer malgré tout (i.e. malgré un constat permanent de la « démence des autres »), au niveau de l'esprit de chacun :

—      une énorme présomption de cohérence logique globale des raisonnements collectifs ;

—      et une énorme présomption de convergence de cette logique globale avec celle de chacun.

Or, la rigueur de cette cohérence et de cette convergence n'est pas du tout établie ; et il est au contraire démontré qu'elle est largement illusoire. Et même si on pouvait en certifier par hasard l'existence à un moment déterminé, il s'agirait tout au plus d'un équilibre fragile, immédiatement menacé par des phénomènes de dérive du sens des mots, notamment par les dérives provoquées volontairement par les complots d'Effendias en place.

 

Au total donc, la « faille » dont l'existence est dénoncée par l'ethnométhodologie correspond bien à ce qui était recherché comme explication de « l'effet Effendia ».

 

 

Faits sociaux ou logiciels sociaux. Vers un nouveau matérialisme positiviste

L'ethnométhodologie ne récuse en rien les objectifs du déterminisme scientifique. Tenir compte de la dérive du langage, ce n'est pas refuser de raisonner : c'est au contraire poser une exigence de prise en compte raisonnable de phénomènes qui existent de toute manière ; c'est finalement asseoir les bases d'un nouveau type de matérialisme positiviste, moins absurdement péremptoire que ceux qui l'ont précédé, différent dans ses affirmations, et mieux adapté en tout cas aux tâches d'analyse et de prévision des événements politiques et sociaux. Matérialisme positiviste qui pourrait selon nous conduire à substituer à la notion de « faits sociaux » celle de « logiciels sociaux ».

 

La critique ethnométhodologique fait, on l'a vu, voler en éclats l'idée durkheimienne d'une possible permanence, universalité, ubiquité de quelconques " faits sociaux » ; ceci en accord du reste avec ce qu'indique la pratique la plus courante de l'analyse sociopolitique internationale comparative : tout entrepreneur sait que les syndicats sud-coréens n'ont rien à voir avec Solidarnosc, ni avec les syndicats péronistes d'Argentine, ni avec leurs homologues allemands ; et tout ambassadeur sait qu'en chaque pays l'analyse sociopolitique est toujours à refaire complètement par rapport à celle du pays où il a antérieurement exercé ses fonctions, toujours à refaire aussi selon l'actualité dans un même pays, ce qui justifie l'activité d'envoi de « dépêches ».

 

Est-ce à dire que la notion de « faits sociaux » doive complètement disparaître de nos conceptualisations courantes ? Non bien entendu. Elle garde beaucoup d'intérêt à titre d'approximation. Un exemple célèbre de fait social cité par Durkheim était le suicide. Or il restera toujours intéressant de faire établir des statistiques de suicides (même si le taux élevé de suicides d'étudiants japonais n'a rigoureusement rien à voir avec celui des suicides d'adultes hongrois).

 

Un très grand nombre d'éléments qui pragmatiquement intéressent les gouvernements des nations sont des faits sociaux, que l'on s'efforce de cerner et mesurer par des analyses statistiques : nombres de personnes empruntant tels types de transports en commun ou tels types de transports individuel ; nombres d'accidents ; coût social moyen de chaque accident, etc.

 

Ces chiffres ont bien entendu beaucoup d'utilité ; mais l'ethnométhodologie est là pour nous rappeler qu'ils n'entretiennent pas entre eux de relations directes et universelles de cohérence. Car, en termes déterministiques, on doit se souvenir que le collectif n'agit pas directement sur le collectif : tout passe toujours par l'intermédiaire d'événements individuels et de comportements individuels, qu'il faut comprendre si l'on veut comprendre l'intervention du collectif. Tel est le sens de ce que nous appelons les « logiciels sociaux » : chaque individu, chaque sous-groupe culturel ou social, chaque nation a une façon bien à soi de "digérer » les événements, les informations (cf. Postface méthodologique).

 

Décrire l'évolution des sociétés comme un immense engrenage d'interférences de comportements individuels, ce n'est certainement pas renoncer au déterminisme ni au matérialisme.

 

Certes, il s'agit d'une option scientifique relativement peu simplificatrice, dont on pourra se demander si elle n'est pas, en certains cas et au regard des besoins, excessivement précise et excessivement coûteuse.

 

Nos sociétés modernes sont-elles assez riches pour envisager de construire une sociologie aussi complexe que celle-là, une science politique aussi complexe que celle-là ?

 

En réponse à cette question on remarquera d'abord que la tendance générale du marketing est à la segmentation presque à l'infini des « marchés » et on se demandera si ce qui est bon pour les « affaires » ne pourrait pas l'être aussi pour la science et notamment pour les sciences sociales et politiques.

 

On se demandera également si, à l'inverse de la question précédente, nos sociétés modernes sont assez riches pour continuer à supporter le coût de décisions prises au nom d'une sociologie qui ne fonctionne pas, au nom d'une science politique qui ne fonctionne pas, débouchant sur des effets dramatiques ou absurdes, à partir d'hypothèses d'apparence pourtant « généreuses », bien souvent, en intentions ?

 

Pour s'offrir par exemple le luxe d'une expérience politique provoquant sur son territoire (au nom d'utopiques finalités de soi-disant faits sociaux) la mort de trois millions de personnes, le Cambodge devait-il être tenu pour trop pauvre ou trop riche?

 

Pour ce qui concerne notre sentiment personnel, aucun doute n'est permis en tout cas : rien n'a été aussi effrayant, depuis un siècle, que le coût en nombre de morts d'un certain nombre d'utopies sociologiques, politiques et idéologiques propagées à travers les Effendias du monde entier.

 

Si l'on se réfère au nombre de méga-morts déjà effectivement causées par les idéologies les « mieux intentionnées » du monde, les bombes A et H en stock font l'effet de jouets d'enfants sages. Elles, au moins, n'ont pas encore servi.

 

Il est donc urgent à notre avis qu'une sociologie des « logiciels sociaux » vienne se substituer à une sociologie des « faits sociaux ».

 

Il est urgent surtout de faire admettre qu'en attendant les résultats d'une telle entreprise, les soi-disant acquis de la sociologie et du « matérialisme historique » par exemple (dans leurs formalisations en termes de faits sociaux) soient utilisés avec la plus grande prudence, étant immensément suspects, immensément incertains, et immensément dangereux, on l'a vu maintenant à de nombreuses reprises. Tout problème d'évaluation des situations politiques, en particulier, est à traiter chaque fois en un premier temps comme complètement particulier et complètement nouveau ; en faisant donc abstraction d'abord des apports généraux antérieurs des sciences politiques et de la sociologie ; quitte à y revenir éventuellement dans un deuxième temps ensuite. Car, comme le fait observer Garfinkel dans le chapitre 1 de ses Studies in ethnomethodology, les « critères préalables » et « systèmes d'évaluation posés a priori » dont on dispose face à une situation pratique complètement nouvelle présentent du point de vue méthodologique un immense inconvénient : celui d'avoir été établis en dehors de la situation concrète pratique qu'il s'agit d'étudier.