QUESTION 9 (Exotisme, et indexicalité des objets ou des actions)

Dans ses "Chroniques des indiens Guayaki" Pierre Clastres écrit, (les sous-titres étant ici ajoutés par nous),

a) à propos des nourritures qu'il est raisonnable de consommer :

        Ils ne tuaient pas pour manger ils mangeaient simplement leurs morts. La différence est considérable : c'est celle qui distingue, au moins au départ de l'analyse, l'exo- de l'endocannibalisme. Les Guayaki sont endocannibales en ce qu'ils font de leur estomac la sépulture ultime des compagnons. Mais on ne tue personne pour cela, les seuls Aché éliminés par meurtre étant les vieilles femmes impotentes et les très jeunes fillettes pour le rituel du jepy.

        Des descriptions de repas anthropophagiques, j'en obtenais à foison car jusqu'à leur arrivée a Arroyo Moroti c'est-à-dire un peu plus de trois ans auparavant, les Aché Gatu avaient mangé tous leurs morts, sauf s'il était trop risqué pour eux de séjourner à cause des Blancs, sur les lieux du décès. Manger de la chair humaine, ce n'est pas consommer de la viande de gibier ; c'est un acte qui, au-delà de sa fort profane dimension de gourmandise, enveloppe aussi toute une profondeur sacrée, en ce qu'il est traitement des morts par les vivants. Les Iröiangi les enterrent, les Aché Gatu les mangent : des cimetières ambulants, en quelque sorte. Il n'y a pas d'exception à la règle. Quels que soient l'âge, le sexe, les circonstances de la mort - violente ou « naturelle » -. tous
les morts sont mangés.


b) à propos des vertus comestibles de vos ennemis :

Lorsque Terygi et les siens exterminèrent une partie des Aché ennemis pour s'emparer de leurs femmes, ils mangèrent sans exception tous les hommes qu'ils avaient fléchés. Mais ils ne les avaient pas attaqués pour cela. C'était plutôt une bonne occasion, d'autant mieux venue qu'elle était très rare -- ce n'est pas tout les jours que l'on tue d'un seul coup sept ou huit Irörangi -- de se régaler de ce mets entre tous délicieux, la chair humaine bavardant avec Jyvukugi, je lui demandai s'il dejà mangé de la déjà mangé de la chair de non-Aché, par exemple de Machitara.Oui, il en avait goûté une fois, un Guarani qui chassait solitairement dans la forêt. Il était venu se fourrer au milieu d'un groupe de chasseurs aché. Avant même que le malheureux pût esquisser un geste de fuite, les longues flèches l'avaient transpercé, et la tribu fit un festin, auquel ne participèrent pas, bien entendu, les hommes qui avaient décoché les flèches. Ici également, il s'agissait moins de rite que de bonne chère : pourquoi s'en priver, alors qu'on venait de tuer un ennemi ?


c) à propos des extras alimentaires qu'une femme peut exceptionnellement dernander à son mari de lui offrir :

        Un homme fut jadis fléché à cause du désir exprimé par une femme de manger de la chair humaine. Bujamiarangi (un homonyme de celui qui copulait avec le fourmilier) était un Aché incestueux. Un jour, il oublia que cette jolie dare qui partageait sa huile, c'était sa propre fille, il ne vit plus en elle qu'une femme désirable et il la posséda. Ces choses se produisent rarement et les gens, tout en commentant sévèrement et en se moquant du coupable, n'estiment pas qu'il leur revient de châtier la faute : on sait bien qu'à leur mort les Bujamiarangi se transforment en chevreuil. Mais il y prit goût et persista à faire meno avec sa fille, au lieu d'en jouir une fois et de n'y plus penser Son obstination indisposa les Aché et une femme exigea que son mari se chargeât de tuer Bujamiarangi : " Celui qui fait l'amour avec sa propre fille, il manque totalement de vaillance, les Aché ne veulent pas voir cela. Va le flécher ! » Et elle ajouta, pour donner à son mari une raison supplémentaire d'accomplir le meurtre : " J'ai envie de manger de la chair d'Aché. Celui qu'il faut flécher le possesseur de sa propre fille, c'est Bujamiarangi. " Le mari tua le père incestueux, et les Aché le mangèrent. Qui fut plus puissant dans l'âme de l'épouse irritée : l'horreur de l'inceste ou le désir de chair humaine ? Et la première pouvait-elle n'être qu'un alibi pour le second ? Pour décrire l'action de Bujamiarangi, les Aché utilisaient beaucoup moins le terme adéquat de meno -- faire l'amour -- que son équivalent, mais en bien plus brutal et sauvage dans l'esprit même des Indiens : uu ou bien tyku -- manger. "Bujamiarangi mange sa fille, moi je veux manger Bujamiarangi ", voilà en fait ce que disait la femme. Voulait-elle, mais sur un plan inconscient, copuler symboliquement avec le père en le mangeant réellement, de la même manière que lui-méme mangeait symboliquement sa fille en copulant réellement avec elle ? Peut-ètre, en effet, l'ambiguïté sémantique des mots pouvait-elle susciter un besoin de chair fraîche qui déguisait secrètement un désir d'ordre bien différent. Pourquoi les Aché seraient-ils moins que nous sensibles à la charge érotique que le langage laisse parfois éclater ?


d) à propos des règles de courtoisie conviviale d'un repas cannibale:

        La première chose à faire lorsqu'une bande perd l'un de ses membres, c'est de prévenir le reste de la tribu. Si on les sait proches, à une ou deux journées de marche, on envoie un jeune homme les avertir qu'un tel est mort et qu'il faut venir : ils arrivent tout de suite. Mais parfois, les cheygi sont trop loin pour qu'on ait le temps de les attendre On ne peut pas différer trop longtemps les préparatifs. En ce cas, une fois que les choses sont accomplies, on s'en va rejoindre les absents pour leur offrir, en page d'amitié quelques morceaux conservés pour eux. "Pire raa ! Prenez de la peau !" leur dit-on. Ils sont content de voir qu'on ne les a pas oubliés, et cela vaut mieux pour les autres. Négliger d'apporter aux amis lointains un peu de la chair du compagnon disparu serait ressenti comme une injure sans excuse, impardonnable, ce serait un motif suffisant pour que les hostilités se déclenchent entre offenseurs et victimes, et l'on n'échangerait plus dès lors que des flèches. C'est aussi grave que de refuser un cadeau : il faut, certes, apprendre à donner, mais aussi à recevoir c'est la même politesse.
e) à propos des règles morales d'interdit alimentaire inter-familial et de décence anthropophagique qu'un Guayaki cannibale se doit de respecter :
 
        Un père et une mère ne mangent pas leurs enfants, les enfants ne mangent pas leurs parents et ne se mangent pas entre eux : telle est la règle. Mais, comme toute règle on ne la respecte pas toujours scrupuleusement on tolère quelques infraction.
                                    "Et toi, Jakugi. en as-tu mangé de ton père ? (Je pose la question presque inutilement, puisque les enfants ne mangent pas leurs parents.) -- Oui. j'eni ai mangé. De la viande de la jambe et il montre le mollet -- Oh ! Jakugi ! Tu as mangé ton père, et pourtant ja apä u iä, on ne mange pas son père ! -- Pas beaucoup ! Un peu seulement ! Comme ça et il mesure de la main ce qui équivaut tout de même à un steak de bonne taille. "J'étais petit. je ne savais pas, on me la donné et je l'ai pris." Il se cherche des excuses et il a raison car il n'aurait pas dû accepter. Mais ce n'est quand même pas très grave, on peut à la rigueur se permettre ce genre d'infraction. Par contre, les prohibitions les plus sévères ne sont, elles, jamais transgressées : on ne verra jamais un frère manger sa soeur, un père manger sa fille, une mère manger son fils et reciproquement. Les membres de la famille du sexe opposé ne se mangent pas entre eux. Pourquoi ? Parce que manger quelqu'un c'est, d'une certaine manière faire l'amour avec lui. Qu'un père mange sa fille, il se trouve alors métaphoriquement, en état d'inceste, comme Bujamiarangi. En somme, les Aché ne mangent pas ceux avec qui il est interdit de faire meno : prohibition de l'inceste et tabou alimentaire se recouvrent exactement dans l'espace unitaire de l'exogamie et de l'exocuisine.


f) à propos des causes qui firent que l'enfant de Jygi fut une fille et non pas un garçon :

        Dautre part, n'importe qui peut-il manger n'importe quoi ? Oui si j'on met à part la tête et le pénis. En ce qui concerne la premiere, elle est, comme la tête des animaux, réservée aux anciens hommes et femems, et interdite aux jeunes chasseurs, sans doute pour la même raison : ils serait victimes du pane. Quant au pénis -- comme la tête bouilli -- il est toujours destiné aux femmes et, parmi elles, à celles qui sont enceintes. Elles ont ainsi la certitude de donner le jour à un garçon. Lorsque les Blancs tuèrent Kyrypyragi, Jygi précisément se trouvait enceinte. Malheureusement on ne put récupérer le pénis sur ce cadavre déjà pourrissant et Jygi, à qui normalement on l'aurait donné, dut s'en passer. Résultat : elle accoucha d'une fille, ce qui eût été évité si elle avait pu manger le pénis.


On demande :

1) de montrer que des résumés concis et lapidaires de ces textes peuvent être construits dans le mode réthorique de la question 2, conduisant à des phrases telles que
 

( a, b,c,d, a, f  ) - Il y a nourriture et nourriture
          ( a, d, e ) - Il y a obsèques et obsèques
              ( b, c ) - Il y a gibier et gibier
          ( b, d, e ) - Il y a Interdit alimentaire et interdit alimentaire
                  ( d ) - Il y a courtoisie et courtoisie
    ( a, b, d, e, f ) - Il y a bons usages et bons usages
       ( b, c, d, e ) - Il y a morale et morale
               ( c, e ) - Il y a décence familiale et décence familiale
                    ( f ) - Il y a causalité et causalité
En déduire que l'exotisme culturel peut être mis en relation avec le phénomène d'indexicalité, et analysé si on le désire comme étant une certaine sorte d'effet d'indexicalité ; (ceci sous la réserve toutefois d'être inventorié comme tel, c'est à dire en termes de vécu quotidien et au coup par coup, une circonstance de vie après une autre).

2) de montrer que cette sorte d'indexicalité présente l'anomalie de franchir une barrière linguistique : les Guayaki ne parlent pas la même langue que nous. Il faut donc en conclure qu'il y a effet d'indexicalité au niveau même des objets et au niveau même des actions dont Pierre Clastres rend compte.

3) de montrer que ce franchissement d'une barrière linguistique, tout étant, apparemment lié à des objets, et non plus à des mots, n'est pas pour autant un phénomène susceptible d'une évaluation "objective dans l'absolu,,. Pour cela, on montrera que ce franchissement de barrière de barrière linguistique et culturelle ne provoque pas du tout les mêmes effets d'indexicalité dans un sens et dans l'autre; et que le choix de la langue dans laquelle est rédigée la chronique de Pierre Clastres a tout de même beaucoup de conséquences en termes de mise en relief des effets d'indexicalité.

Du reste, ne retrouve-t-on pas toujours une telle dissymétrie aussi lorsque des effets d'indexicalité sont constatés et décrits au sein d'une seule et même culture ? La description s'effectue en direction d'un contexte d'observateur, elle ne peut être un "en soi" objectif ; d'où forcément dissymétrie en faveur d'un observateur ou d'un autre.

Il ne suffit donc pas de dire que l 'exotisme peut se ramener à de l'lindexicalité : il faut y ajouter que la notion d'indexicalité donne un fil directeur pour définir la meilleure façon d'étudier l'exotisme.

2) L'ensemble constitué par les Indiens Guayaki, Pierre Clastres et les lecteurs occidentaux du livre de Clastres est bien entendu traversé par une barrière linguistique.

Malgré celle-ci toutefois, des lecteurs occidentaux de Clastres

..sont bien obligés d'accepter comme relevant de la catégorie "nourritures" des viandes que l'on absorbe par la bouche
..mais sont bien obligés aussi de refuser que des "nourritures" soient des personnes humaines
..d'où une contradiction " X =/= X "qui est factuelle, liée à des actions (absorber par la bouche) et à des objets (viandes), et non à la nature formelle du langage qui en rend compte.
Il s'agit donc toujours d'une indexicalité. Mais est-ce vraiment tout à fait la même que celle définie en question 1, et qui était supposée être une propriété du langage ? Il y avait , disait-on, indexicalité lorsqu'un mot (dans une lague désignait une chose qui n'était pas renommée par la répètition du même mot (dans cette langue). Cette indexicalité était donc verbale ; alors que les récits de Clastres proposent des contradictions qui sont en réalité factuelles.

Il y a ainsi passage de la notion d'indexicalité d'expressions à celle d'indexicalité d'objets ou d'actions ; passage que l'ethnométhodologie laissait bien entendu en théorie et d'avance prévoir, comme celà est exposé dans le texte suivant de Patrick Pharo (1983) :

"Ainsi l'indexicalité ne s'attache pas seulement à ces termes que les linguistes nomment des déictiques (c'est à dire les indicateurs de personnes, de temps et de lieu concernés dans l'interaction), mais d'une façon plus générale à toutes les expressions du langage ordinaire dont le sens, en tant qu'occurrence de mots types, n'est jamais réductible purement et simplement à la signification "objective" des mots de l'expression (j'emprunte la dernière expression de Schütz qui l'utilise pour présenter le langage comme un système de signes relevant d'un contexte significatif plus large, et dit pour cela "objectif", que celui des circonstances et de la subjectivité de ses usages (Schûtz 1932))".


REPONSE à la question 9

1) Si l'on considère virtuellement un ensemble de personnes regroupant à la fois les indiens Guayaki, Pierre Clastres, et les lecteurs occidentaux des "Chroniques" de Clastres, on peut bien en effet, sur les exemples qui ont été cités, construire des phrases telles que "il y a nourriture et nourriture", "il y a morale et morale", "il y a causalité et causalité", d'où des paradoxes d'indexicalité du type

nourriture ( cannibale ) = non-nourriture ( pour des occidentaux )
morale ( cannibale ) = non-morale ( pour des occidentaux )
causalité ( manger pénis ) = non-causalité ( pour avoir enfant mâle )
On a donc retrouvé un schéma de contradictions comparable à celui de la question 2, et l'exotisme d'actions cannibales se ramène ainsi semble-t-il à une série d'indexicalités.

C'est, par définition, en termes de vécu quotidien, et même de suites de tableaux instantanés, que l'indexicalité a lieu d'être observée. Cette règle de description est respectée par le récit de Pierre Clastres ; et cela donne l'occasion d'observations plus affinées que ne pourrait l'être un simple constat général d'anthropophagie. Car il y a, dans la façon dont les Guayaki mangent autrui, prise en considération soigneuse de bon nombre de principes de civilité, de bienséance et de morale.

Lorsque par exemple l'indien guarani du (b) devient viande rôtie, ceux qui l'ont tué s'abstiennent d'en manger respectant la règle communautaire qui veut qu'un chasseur Guayaki donne à la tribu tout le gibier qu'il rapporte, et s'interdisent même de consommer ensuite la moindre part de ce gibier. L'un des autres meurtres par ailleurs racontés celui du (c), a été vécu comme un acte moral en même temps que culinaire : il punissait un inceste en transformant son auteur en gibier. Enfin il y a toujours des usages de civilité puérile et honnête à respecter : si l'on est un mâle, on ne mange pas sa soeur, ni sa mère, ni sa fille, et si l'on est femelle, on s'interdit absolument le moindre bifsteack de père, de frère ou de fils. Un homme ne mange pas son père, mais fait éventuellement exception, comme on le voit en (e), si on lui en offre un morceau avec beaucoup d'insistance. Et Il est en général (d) courtois d'offrir de la chair humaine rôtie à ses proches et à ses amis.

Tout est donc question de circonstances, de nuances fines et de contextes particuliers, comme le veut la théorie de l'indexicalité.

"A partir de là s'opère très naturellement un glissement de la notion d'indexicalité des expressions à celle d'indexicalité des actions. Ce qui semble le justifier, c'est l'identité précédemment posée entre les activités de conduite de la vie de tous les jours et les procédures qui rendent celles-ci exposables. Puisque tout exposé (account) est lié de façon réflexive aux activités pratiques qui lui procurent son exposabilité, l'indexicalité des expressions a son correlat naturel dans l'indexicalité des actions, l'une et l'autre s'alimentent mutuellement dans la réflexivité essentielle de toute action pratique."
3) Il n'est pas indifférent cependant que les chroniques de Pierre Clastres soient rédigées en français pour des lecteurs occidentaux. Cest pour un tel public non cannibale seulement que se manifeste l'exotisme qui fait, pour une large part, l'intérêt du récit de Pierre Clastres.

0n voit donc que, même lorsque l'on parle d'indexicalités d'objets ou d'indexicalités d'actions, il est nécessaire de faire pourtant là encore référence à une culture donnée, en fonction de laquelle s'apprécient les indexicalités.

Une indexicalité d'objet ou d'action ne peut pas être invoquée indépendamment de toute base culturelle, et n'est jamais une propriété en soi d'un objet ou d'une action.