Extrait p. 337,chapitre 9 par Yves Lecerf, du livre "L'affaire Tchernobyl, la guerre des rumeurs", éd PUF, 1987 ; à propos du pouvoir et stratégies de minorités actives.

 

Le militantisme écologique anti-nucléaire est donc un métier. La manière talentueuse dont Claude Bourdet l'exerce nous conduit certes à nous souvenir que la poésie plaintive avait elle aussi de longue date été un métier, exercé au Moyen Age avec talent par les bardes et les troubadours. Mais il faut se donner aujourd'hui de l'écologie professionnelle une image certainement différente. Car en cette seconde moitié du XXe siècle, du fait de progrès de l'éducation et du fait de l'avènement d'une civilisation médiatique, les entreprises des minorités actives associent désormais très directement information et pouvoir; se comportant de plus en plus souvent comme si le pouvoir était une sorte de vêtement, traînant là, qu'il suffirait de ramasser pour en disposer.

 

Or ce type de comportement pose peut-être une vraie question.

Le pouvoir est-il réellement perché sur les pics inaccessibles dont une certaine psychologie sociale de décennies révolues nous avait laborieusement représenté l'image ? Les situations de pouvoir sont-elles, dans toute société, aussi définitivement figées que chaque autorité en place essaie de le prétendre ?

En fait, un certain nombre d'apports théoriques récents que nous avons plus haut évoqués concernant notamment l'efficacité de diverses techniques de marketing; et concernant notamment aussi les comportements de diverses minorités actives étudiées par Serge Moscovici, donnent fortement à soupçonner que les situations de ce pouvoir des autorités en place sont, d'ordinaire, beaucoup moins solidement installées psychologiquement que ces autorités n'ont tendance à le dire. Qu'on se souvienne du coup de tonnerre représenté, dans la société française par les agitations de 1968. Et qu'on se souvienne aussi plus récemment, de certains prodiges de manipulation qui ont permis en décembre 1986, à des groupuscules principalement trotskistes de surfer à la surface de manifestations profondément apolitiques ; opération dont le pouvoir en place n'imaginait nullement la possibilité, lui qui 9 mois plus tôt, avait obtenu une relativement forte majorité aux législatives.

Pourquoi tant de fragilité ? l'ethnométhodologie, courant sociologique que nous auront plus loin et plus longuement l'occasion d'évoquer en donne croyons-nous depuis 15 ans (il s'agit de travaux théoriques souvent très récents) certaines clefs. L'ethnométhodologie démontre en effet que le pouvoir est toujours et partout exercé par des minorités. Il ne peut être qu'exercé par des minorités, car au-delà d'un nombre de quelques milliers ou dizaines de milliers d'individus aucune véritable unité d'expression sémantique n'est possible, et il ne peut alors subsister que des illusions d'intercompréhension politique. Même donc s'il se trouvait un jour une occurrence réelle de prise de pouvoir par une classe de population très vaste constituée de millions de personnes, ce pouvoir ne pourrait que très rapidement échapper des mains de la classe de population en question; son exercice effectif se transmettant, par délégation, à des minorités qui l'exerceront en cercle fermé.

Etant minoritaire, toujours minoritaire, l'autorité est fragile, toujours fragile, et généralement elle le sait. Elle s'emploie bien entendu, de toutes sortes de façons. à dissimuler cette situation. Elle s'efforce de faire accroire à tous que de vastes déterminismes de conformismes sociaux règlent spontanément l'évolution des choses, et que ces déterminismes l'ont installée, quasiment de droit divin, en tant qu'autorité en place là où elle se trouve. Mais il serait bien imprudent qu'un pouvoir politique effectivement en fonction prête aveuglément foi à une telle sorte de fable, même s'il la raconte. Le pouvoir d'une minorité est vulnérable, toujours ; si vulnérable que d'autres minorités ont bien souvent à leur portée toutes sortes de moyens de le supplanter. Et une autorité en place doit infiniment rester sur ses gardes face aux entreprises de minorités actives.

 

Il peut y avoir donc et il y a souvent donc concurrence entre plusieurs minorités. dont l'une est au pouvoir et les autres sont en quête de pouvoir, Et les enseignements récents de la psychologie sociale montrent que dans un monde fonctionnant en mode médiatique, la concurrence que doit affronter un pouvoir en place devient particulièrement aiguë

L'emprise de persuasion d'une minorité active est, comme le montre Moscovici liée à son style. Mais cette proposition, énoncée à propos de minorités déviantes vaut également pour la minorité très particulière qui à un moment donné et à un endroit donné occupe le sommet du pouvoir. Les princes italiens de la renaissance le savaient bien, eux dont le pouvoir cherchait à s'associer le style des plus anciens sculpteurs et des plus grands peintres de leur époque. Et un pouvoir qui se maintient par son style peut devenir vulnérable aux assauts de minorités qui l'attaquent, elles aussi, par leur style, si ces dernières ont du talent.

Or les progrès de l'éducation ont multiplié ces occasions de talents ; et de nos jours, au sein de toute génération montante, il se constitue spontanément des états-majors en recherche de fonctions.

Les uns obtiennent réellement du fait d'un hasard ou d'un autre, des positions fonctionnelles leur permettant d'accomplir un travail d'état-major. Mais beaucoup d'autres groupes seront, comme on a eu l'occasion plus haut déjà de l'expliquer, des états-majors « haut le pied », en quête de commandements stratégiques. Et parmi ceux-là il s'en trouvera qui auront beaucoup de talent, et qui chercheront à créer de toutes pièces des empires médiatiques, pour en avoir le commandement. Ils constitueront des minorités actives, au nombre desquelles on comptera des associations dont la vocation « antinucléaire » plus encore qu'écologiste bien souvent, manifestera bien ces objectifs de puissance.