Un problème d'ethnologie, proposé par Yves Lecerf à ses étudiants, le plus ancien texte parmis la liste de ceux disponibles sur le site.
 

[ Ethnométhodologie, Sciences Sociales et Humaines ] , [ Autres textes d'Yves Lecerf  ]
PROBLÈME d'ethnologie
(séance du 1-12-83)
 
Dans ce qui suit, on appellera "message" toute séquence quelconque de symboles dieux  (véhiculant n'importe quelle information à travers n'importe quelle phrase ou n'importe quel mot de n'importe quelle langue ).
On appelera par ailleurs "rumeur" tout message ayant la propriété de se propager très rapidement dans un groupe social donné. Il est clair que la vitesse de propagation d'une rumeur peut dépendre
- de la nature du groupe social considéré (telle rumeur qui fait fureur dans un groupe, tombe complètement à plat dans un autre )
- de l'ecoulement du temps (les rumeurs naissent puis meurent )
- de la nature du message qui circule (un groupe social est bien plus réceptif à certains types de messages qu'à d'autres ).
Des rumeurs peuvent bien entendu utiliser des supports mémoriels artificiels (messages écrits; messages enregistrés) et des moyens de  télécommunications (téléphone, radio, etc ) pour se répandre. Il semble donc raisonnable de  ne pas exiger que les groupes humains concernés cohabitent dans des aires ou agglomérations compact; ces groupes humains pourront être complètement éclatés, et composer de tees complètement séparées dans l'espace.

On appelera "famine de rumeurs" un ensemble de ru meus engendrées sur un même paradigme.

La réunion ensembliste de deux "familles de rumeurs" pourra donc être très naturellement une famille de rumeurs dont le paradigme sera la réunion ensembliste des paradigmes correspondants.

On parlera de "permanence stable d'une fa famille de rameurs dans un groupe" lorsque dans ce groupe, des observations s'étendant sur des langues périodes de temps permettent de constater l'existence permanente de rumeurs de la famille considérée.

Pour ne pas compliquer la conceptualisation, on continuera à dire qu'il y a telle rumeur en circulation dans tel groupe humain alors même qu'une fraction du groupe résiste à la rumeur ou n'est pas touchée par celle-ci; et qu'en réalité donc la circulation se fait seulement dans une partie du groupe que l'on étudie.

L'addition ensembliste deux groupes humains porteurs de rumeurs devient alors conceptuellement possible avec pour implication l'addition ensembliste de leurs rumeurs, de leurs familles de rumeurs, et des paradigmes de celles ci.
 

Question 1 : (sur l'ethnologie considérée comme rumeur)

Montrer qu'au sens des définitions ci-dessus, l'ethnologie elle-même est, nécessairement, une "famille de rumeurs", dotée de certaines propriétés de permanence stable.

N'en est il pas du reste de même pour la sociologie, la psychologie et la philosophie, et d'une manière générale pour toutes les disciplines universitaires habituelles ( telles que vous les connaissez ) ?

Montrer qu'une discipline scientifique qui n'aurait pas la propriété d'être une famille permanente de rumeurs pour un groupe social au moins, n'existerait tout simplement pas (quels que dent les mérites potentiels de son contenu ).

Les religions que vous connaissez ne sont elles pas salement (au sens des mêmes définitions) des familles permanentes de rumeurs?

Pourriez vous montrer que la permanence stable à long terme d'une famille de rumeurs déterminée, suppose pose la transmission du paradigme de celle-ci aux nouvelles personnes qui arrivent dans le groupe (et notamment les jeunes générations )?
 

Question n 2: (sur le vrai, le faux et le répétitif).

Dans le cas ou l'on voudrait considérer une certaine discipline scientifique ou une certaine religion comme porteuse d'un absolu, le fait de savoir que celle-ci soit obligée également (sous peine de ne pas exister) d'être une famille de rumeurs n'introduit-il pas une contrainte inquiétante, complètement transversale à l'idée que l'on peut se faire d'un vrai dans l'absolu et d'un faux dans l'absolu?

La prise de conscience de cette nécessité qu'aura le "vrai" d'être doté de bonnes propriétés de circulation en tant que rumeur, ne pourra-t-elle  pas finalement susciter des doutes épistémologiques?

Les mêmes doutes nauraient ils pas lieu de concerner l'ethnologie elle même si elle entreprenait de se constituer en entité fermée (en une "ethnologie fermée") autour d'un corps central de doctrine supposé vrai dans l'absolu ?

Montrer qu'au contraire une telle approche des groupes humains à travers leurs rumeurs s'harmonise bien avec un point de vue ethnologique "ouvert", puisque cette approche conduit d'emblée à relativiser les religions à des groupes, les sciences à des groupes, et à relativiser même les propre discours de l'ethnologue qui parle (en même temps qu'il parle) à son propre groupe et aux rumeur alors en circulation dans celui-ci.
 

Question 3: (vers une "théorie des rumeurs")

On va dans ce qui suit tenter de pour quelques premiers éléments d'une "théorie générale et universelle des rumeur".

Pourriez vous montrer qu'une telle entreprise n'est a priori pas compatible avec un point de vue ethnologique "non fermé", si. elle vise (comme il pourrait sembler apparemment que ce soit le cas) à construire une théorie supposée universellement vraie dans l'absolu ?

Mais pourriez montrer cependant aussi qu'une telle entreprise peut être légitime tout de même au sens d'une ethnologie "ouverte", à elle s'annonce au préalable comme n'étant rien d'autre q'une rumeur ethnologique particulière (une sous famille particulière de points de vues ethnologiques fournissant une approche particulière pour décrire ensuite certaines autres rumeurs (qui sont des éléments de systèmes culturels de tribus ou villages quelconques étudiés) ?
 

Question 4: (sur la circulation d'une rumeur simple )

On s'intéresse d'abord au cas  théorique d'une rumeur circulant sans déformation :  cas qui a l'avantage d'être le plus simple, et qui se rencontre approximativement quelquefois pendant des durées par exemple brèves, pour des rumeurs dont le message a une forme facilement mémorisable de slogan ; ou par exemple encore pour des rumeurs considérées comme véhiculant des valeurs sacrées (la bible, le coran circulent depuis des siècles avec relativement peu de déformations).

Soit donc Mj un message de rumeur circulant sans déformation. On considère :

R (Mj , Dtk ) = nombre total de répétitions du message qui sont en cours dans le groupe à l'instant.
A ( Mj , Dtk-1 ) = nombre total d'auditions du message M par des gens du groupe à l'instant précédent (dans le cadre d'un découpage du temps supposé bien déterminé )
C ( Mj , Dtk-1) = coefficient pris égal à  R( Mj , Dtk) / A( Mj , Dtk-1) et qui porte le nom de coefficient de croissance de la rumeur

a) Montrer que 1 est une valeur critique cour C

b) Montrer que pour une rumeur qui se diffuse très vite, puis se maintient de façon stable dans l'ensemble du groupe, C commence par être très grand, puis tend vers 1

c) Donner des exemples plausibles de messages et de groupes pour lesquels on aurait d'emblée C = O (propagation impossible, par résistence passive du croupe ).

d) Montrer que, à supposer gis le régime ne varie pas trop vite, C est représentatif aussi du "nombre moyen de répétitions du message pour une audition du message", pour un "membre moyen" du groupe considéré ; ce dernier nombre pouvant être considéré aussi comme la moyenne de coefficients individuels de répétitivité Ci ; sachant que pour C = par exemple 1, on peut avoir tout de même certains individus qui ne répètent pas du tout Ci = O) et d'autres qui répètent beaucoup (Ci grand ).
 

Question 5: (circulations dans une famille de rumeur)

On considère maintenant un schéma différent du précédent, dans lequel la notion de famille de rumeurs est privilégiée par rapport à celle de rumeur simple. On considérera qu'il y a propagation positive d'une rumeur lorsqu'elle circule en se transformant, à condition que les nouvelles versions appartiennent encore à la même famille paradigmatique.

Une personne du groupe entendant un message faisant partie ce la rumeur pourra donc :
- soit répéter ensuite le message dans une forme inchangée (transmission positive )
- soit répéter le message dans une forme différente, mais relevant de la même famille de rumeurs (transmission positive ici encore, malgré le changement)
- soit ne rien faire de ces deux choses (transmission négative ).

Montrer que la formalisation de la question 4 peut être facilement transposée à ce nouveau schéma (par simple introduction d'une relation d'équivalence entre tous les Mj de la famille considérée ) .
 

Qui 6: (coefficients individuels de répétitivité)

On s'intéresse maintenant aux individus qui composent un groupe, et on suppose par exemple qu'ils associent aux différents mots de vocabulaire susceptibles d'entrer dans les rumeurs, des valeurs positives de plaisir ou négativess de déplaisir, qui pourraient être assez variables d'un individu à un autre.

Montrer qu'une hypothèse de ce genre pourrait servir de base à la construction d'une théorie des aptes individuelles à la répétitivité. En effet; partant de ces aptitudes, on pourrait essayer de prévoir des répétitivités individuelles effectives.

Puis partant des réprétitivités des individus, on remonterait à leur résultante de groupe.

On s'intéresse donc aux répétitivités individuelles ; et l'on s'interroge sur la signification possible de valeurs telles que zéro, un, ou presque l'infini pour celte-ci.

La valeur Ci = O (répétitivité individuelle nulle pour une rumeur déterminée ou pour une famille de rumeur déterminée) s'interprète facilement : les individus qui sont dans ce cas refuseront de "réagir positivement" à des auditions de rumeurs de la famille considérée. Ils ne réémettront ni la rumeur, ni une rumeur de la même famille. (Pour la notion de transmission positive, se reporter en question 5).

Pour ce qui cerne la valeur Ci = 1 on notera qu'à la différence de ce qui se produit pour un groupe, elle n'a aucune raison d'être asymptotique au niveau des individus.

On s'interroge maintenant sur la signification possible de valeurs très grandes pour des coefficients individuels de répétitivité : des valeurs quasi-infinies pouvant être obtenues:
- soit au moyen d'une division par zéro (la rumeur ou famille de rumeurs ne circulait pas dans le groupe, et un individu du groupe émet spontanément un message du type en question ; au regard de ce message, sa répétitivité devient 1 divisé par O, c'est à dire l'infini )
- soit au moyen d'une capacité répétitive très grande s'il s'agit d'une rumeur simple, au sens de la question 4
- soit au moyen d'une capacité d'émission très grande de messages successifs de la famille considérée
- soit par cumul de ces caractéristiques

Dans des questions suivantes, on va examiner plus attentivement ces différents cas de C presque infini.
 

Question 7 : (séries de répétitions illimitées )

On s'intéresse à la seconde des éventualités examinées en question 6 ( Ci presque infini par répétition illimitée), et l'on cherche à construire des systèmes formels ayant cette propriété. Un premier exemple être (dans un sabir informatique simple) le suivant :

1 LPRINT "0M MANI"; GOTO 2
2 LPRINT "PADME OUM"; GOTO 3
3 GOTO 1
4 END

a) Sachant que PRINT signifie imprimer et due GOTO signifie aller à, montrer que ce système récite indéfiniment la prière "OM MANI PADME OUM".

b) Il serait bien sur grossièrement puisse caricatural de suggérer que le système ainsi crée puisse représenter un saint ermite de la foi bouddhiste; et que la situation : Ci presqueinfini Ci = infini ) par répétition illimitée puisse fournir une définition plausible de la nation religieuse de sainteté. Mais ne peut on pas dira tout de même que des vertus très importantes sont attachées par les bouddhistes à1a vertu consistant à répèter à l'infini la phrase "om manni padme oum" ?

c) En utilisant le même formalisme que ci-dessus (avec des LPRINT des GOTO etc...) on voudrait essayer de construire un schéma de système qui répèterait indéfiniment la phrase "c'est des ennemis de la vraie foi islamique que vient tout le mal ; mort aux ennemis de la vraie foi".

d) Il serait bien sur grossièrement faux et caricatural de soutenir que le système ainsi construit puisse remplir de manière satisfaisante toutes les fonctions d'un ayatollah ; mais une partie tout de même de cette fonction ne consiste-t-elle pas à répéter devant des auditoires infinis la phrase en question ? Peut-on complètement exclure l'hypothèse d'une relation entre la nation de sainteté, etles valeurs infinies du coefficient Ci ?

e) On considère une variante du même genre de machine, la phrase indéfiniment répétée étant cette fois "c'est des indiens que vient tout le mal ; mort aux indiens". Une telle machine ne fournit bien entendu aucune représentation , raisonnable de l'activité dite de "sociologue expert en matières indigènes et conseiller attitré du gouvernement" dans quelque pays du monde que ce sert. Mais l'examen d'un tel objet (autre cas de Ci infini) n'ouvre-t-il pas la voie à des réflexions sur l'existence de parentés possibles d'une manière générale, entre sciences et religions?

f) Montrer qu'une machine qui répète indéfiniment "taratata boum boum" n'est experte en rien : c'est un simple. d'esprit. Son coefficient Ci est pourtant infini. Pouvez-vous citer des traditions religieuses conduisant à construire une sorte de catégorie béatifique commune pour les saints, les "petits enfants" et les "simples en esprit" ? L'exemple donné n'est-il pas confirmatif encore de la théorie?
 

Question 8 (cas de création d'un nouveau message )

On s'interesse maintenant à la seconde des éventualités examinées à la question 5 (Ci prenant une valeur infinie par suite de la création d'un nouveau message)

a) En appliquant la théorie de l'information montrer que ce nouveau message pourrait être très logiquement le résultat d'un tirage au sort, (se combinant éventuellement avec d'autres messages déjà connus ).

b) En observant que la plupart des systèmes divinatoires connus fonctionnent par déduction à partir d'un processus initial de tirage au sort, montrer que la seconde variété d'hypothèse Ci = infini pouvait permettre d'inventer a priori l'activité des devins, et que cette hypothèse en fournit par voie de conséquence une théorie (les devins correspondraient au cas Ci = infini par division par O ).

c) Pourrait-on imaginer un système divinatoire fonctionnant par tirages successifs à pile ou face, en lançant une pièce supposée magique?

d) Existe-t-i1 sur les machines informatiques usuelles des fonctions spéciales de tirage au sort ? Pourrait-on automatiser le devin ci-dessus ? N'y aurait-il pas un problème de questionnaire associé ?

e) On considère le cas d'une femme possèdent des troupeaux de bétail dans la région de Castellanne et qui a été très récemment victime d'un vol (3 brebis adultes, 1 agneau, et 1 chèvre de 2 ans ) ; sachant que cette dame est la cousine d'un curé, et que la veille du vol, 6 corneilles ont été vues dans les environs de sa ferme, pourriez-vous définir un processus divinatoire, fonctionnant au moyen de tirages à pile ou face, qui permettrait de construire un portrait robot du vodeur?

f) Si la solution que vous venez de proposer comporté un questionnaire du genre : est-il grand ou petit, est-il blond ou brun etc..., critiquez cette solution en montrant qu'elle s'écarte des pratiques habituelles effectives de la plupart des systèmes divinatoires existants.

g) Montrer que les langages combinatoires générés par des systèmes divinatoires existants sont souvent conçus de manière à faire référence à des familles de rumeurs en circulation courante dans les groupes sociaux en cause : la réponse devra beaucoup moins être précise que générative de rumeurs et porteuse d'émotivité pragmatique.

h) Une réponse raisonnable de devin au point e) pourrait être : "C'est un homme facilement reconnaissable à ceci qu'il porte du noir dans son coeur et que cela transparaît sur son visage ; à ceci également que sa mère a beaucoup pleuré sur lui. Je vois un homme vraiment très mauvais, capable de jeter des sorts, et sa magie a joué un rôle dans la disparition des bêtes. Pourtant la Vierge Marie avait autrefois un jour mis sa main sur le front de sa bisaieule maternelle alors que celle-ci cueillait des fleurs pour les porter à l'église. Mais dans sa lignée paternelle quelqu'un avait reçu la marque du démon Belzébuth en prenant part à une messe noire, puis avait fini par se dévouer entièrement au diable. C'est pourquoi son coeur à lui est plein de fausseté et de méchanceté, que l'on peut discerner en l'observant bien lorsqu'il cligne un oeil, ou les deux, ou lorsqu'il accomplit ses fonctions naturelles, spécialement le samedi". Quels seraient les principaux problèmes à résoudre, pour faire en sorte qu'une machine génère ce type de réponses (ce type de rumeur) ?

i) La réponse du point h) ne dit en fait rien et ne semble donc pas créer d'information ; n'étant en réalité qu'un simple echo de rumeurs déjà en circulation, et de la question posée elle-même ; alors que la réponse du point f) créerait de l'information. Le devin du point h) ne compte-t-il pas en réalité sur son client, c'est à dire sur le groupe, pour créer l'information que le client et le groupe réclament ? Ne laisse-t-il pas en réalité au client et au groupe le soin d'identifier eux-mêmes le voleur ? La pratique des devins que vous connaissez est-elle toujours du type h) ou bien parfois tout de même du type f) avec création d'information?
 


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