Réalité, complots et rumeurs



Aux yeux des historiens du futur, et avec l'aide du recul du temps, l'industrie nucléaire de notre décennie fera certainement figure de technologie rustique et inoffensive ; et démonstrativement bien moins porteuse en tout cas de dangers que la plupart de ses contemporaines (à commencer par l'industrie chimique, les transports aériens, les transports automobiles).

Tels sont les faits. Mais comment ne pas voir que face à ces réalités techniques, l'hystérie du ton habituel des campagnes anti-nucléaires a fini par créer elle aussi un état de fait, un état de société. Une mythologie anti­nucléaire tend à prendre collectivement corps. Des minorités extrêmement actives ont jugé opportun de miser sur le réveil de vieux fonds d'anxiétés dissimulées dans l'inconscient de chacun, et d'inonder le champ social de rumeurs ultra-alarmistes dans le cadre de leurs activités de complots

(ceux-ci entendus au sens très large de complots d'intérêts de toute sorte).

Une telle cristallisation collective d'angoisse et de manipulations diverses fournit un exemple typiquement illustratif de ce que l'on a coutume d'appeler « l'écart entre la réalité et la rumeur ». Elle interpelle à la fois notre sens commun et notre raison politique. Les techniciens nucléaristes, bien entendu, s'en étonnent. Mais le cas de figure qu'elle introduit devrait surprendre a priori bien moins les spécialistes des rumeurs puisqu'une des caractéristiques les plus banalement tenues pour constitutives du phénomène de rumeur tient précisément dans la fréquence et dans l'ampleur des exagérations outrancières véhiculées de bouche à oreille. Les rumeurs sont un média privilégié pour les « complots ».

Nous avions dans les premiers chapitres de ce livre constaté un écart de 2 à 2 000 entre le nombre de décès initiaux causés par l'accident de Tchernobyl, cité par les diverses sources dont on avait fait état.

Nous avions cherché à interpréter ce facteur 1 000 en émettant deux hypothèses : d'abord celle de l'existence de rumeurs, ensuite celle d'une immense activité de complots, dans les sociétés modernes à grand nombre d'éduqués, utilisant les rumeurs comme armes d'attaque.

Partant de ces hypothèses, nous avons ensuite constaté que l'on parvenait ainsi à une lecture de la situation d'information et désinformation relative à l'énergie nucléaire, offrant un certain caractère de nouveauté par rapport aux différentes interprétations généralement émises.

Dans ce chapitre nous allons maintenant tenter de mieux comprendre encore les mécanismes en cause en faisant appel aux théories les plus récentes concernant ces phénomènes pris comme clef de lecture principale de la situation de désinformation nucléaire révélée par l'écart 2/2 000.

Il existe en particulier une branche spécialisée de la sociologie spécifiquement consacrée à l'étude des rumeurs, dont on s'accorde généralement à situer l'origine aux Etats-Unis dans la décennie des années 1940. Un article de G.W. Allport et L.J. Postman, intitulé Les bases psychologiques des rumeurs datant de 1945 est souvent considéré comme ayant joué dans le domaine un « rôle fondateur ». Avant lui en effet on ne trouve pratiquement rien qui concerne explicitement la sociologie des rumeurs ; alors qu'après 1945, au contraire une importante focalisation d'intérêt apparaît, et les publications sur le sujet vont se multipliant.

Entre 1945 (fondation du domaine) et 1987 (époque où nous écrivons ces lignes), un peu plus de quatre décennies se sont écoulées et il n'est plus possible de considérer que la sociologie soit aujourd'hui dans le même état qui était le sien au moment de la publication de l'article initial d'Allport et Postman.

Parmi les ombreuses différences qui séparent le vécu de la sociologie en 1945 et celui d'aujourd'hui, il en est une qui jouera un rôle capital dans notre propos et qui consiste dans l'apparition, en 1967, d'une tendance d'école sociologique complètement nouvelle, qui a pris la dénomination de « courant ethnométhodologique » et dont le fondateur a été le sociologue Harold Garfinkel. Nos analyses feront une très large place aux points de vue de ce courant, ce qui sera un apport du présent ouvrage en cette matière. Cette approche tend à associer « rumeurs » et « complots ».

Certes, on pourrait se demander pourquoi deux décennies ont fait figure finalement d'intervalle court, s'agissant d'appliquer l'ethnométhodologie garfinkélienne au problème des rumeurs ; alors que quatre décennies qui représentent la vie pratiquement entière de la branche de sociologie spécialisé dans les rumeurs ont donné l'occasion d'une grande quantité de travaux d'un très haut intérêt. A cela il y a immédiatement une explication simple : les préoccupations du courant ethnométhodologique dès sa naissance (c'est-à-dire lors de la publication par H. Garfinkel du livre Studies in Ethnomethodology) n'étaient pas spécifiquement orientées vers les rumeurs. Ce courant « Garfinkélien » proposait des objectifs généraux très ambitieux, et réclamait une remise en cause globale des traditions de raisonnement tout entières de la sociologie; ceci, sur la base d'arguments qui peuvent sembler simples après coup, mais qui étaient, en 1967, perçus comme abstraits par le monde de la sociologie, et qui ne manquent pas de faire figure d'arguments contestés à l'heure actuelle encore.

La prise en compte d'un point de vue « ethnométhodologique » n'est donc nullement un rite habituel de la sociologie des rumeurs. Nous pourrions citer des ouvrages extrêmement documentés, parus en 1987 même, qui font de manière tout à fait pertinente le point de l'état actuel de la sociologie des rumeurs, sans prononcer même une seule fois le mot « ethnométhodologie » ni citer le nom de H. Garfinkel.

Nous sommes pour notre part persuadés cependant qu'une relecture ethnométhodologique est essentielle.

Pourquoi cette nécessité d'une relecture garfinkélienne ? Comment expliciter nos motifs de manière simple dans une matière aussi complexe ? Pourquoi peut-on considérer qu'en l'absence de cette relecture ethnométhodologique, une revue exhaustive de quatre décennies de publications de sociologie des rumeurs laisse l'impression finale d'un puzzle dont l'explication manque ? Il faut pour le comprendre en revenir à notre propos initial concernant « l'écart » entre la réalité et la rumeur.

A quoi imagine-t-on a priori que puisse servir une théorisation sociologique des rumeurs ? A quoi, sinon à jeter des clartés sur un certain nombre de questions dont celle de l'écart entre réalité et rumeur ? Pourrait-on concevoir en particulier que la question qui à l'usage est celle qu'intéresse le plus pratiquement et concrètement tout le monde, celle précisément de l'écart de distorsion entre la réalité et la rumeur, soit laissée de côté, au profit du développement de toutes sortes de considérations telles par exemple que la mise en cause de la notion de réalité comme base de référence d'une telle comparaison ? D'où vient l'écart qui sépare la réalité de la rumeur ? Comment et pourquoi cet écart s'introduit-il dans le message de rumeur ? Est-il possible de systématiser scientifiquement la recherche des facteurs sociologiques qui tendent à faire que cet écart soit grand ? Peut-on rationaliser après coup l'inventaire de ces facteurs ?

Par ailleurs, puisque l'existence de distorsions entre réalité et rumeur est perçue par le sens commun comme évidente, puisqu'il y a donc perception de cette distorsion, peut-on rationaliser les modalités selon lesquelles s'opère cette perception ?

Pourrait-on aller jusqu'à proposer une échelle de mesure de cette distorsion ; c'est-à-dire donner une mesure de l'écart qui sépare une vérité initiale de ses versions transformées successives de plus en plus fantaisistes circulant par rumeur ?

Tels sont quelques-unes des questions typiquement indicatives du genre de préoccupations que n'importe quelle personne de sens commun trouverait raisonnable d'assigner à la sociologie des rumeurs. Et ce point est à nos yeux d'autant plus clair qu'on en trouve une confirmation nette dans les tout premiers travaux du domaine.

Allport et Postman, dans leurs articles fondateurs de 1945, ne s'intéressaient à peu près à rien d'autre qu'à cette distorsion. Et l'un de leurs dispositifs expérimentaux les plus célèbres avait été conçu de manière à comporter précisément une réalité et une rumeur, pour comparer l'une à l'autre. Les éléments de ce dispositif consistaient en effet en :

 —    une réalité initiale, constituée par une photographie ou une image observée pendant 20 secondes par un des participants de l'expérience;

 —    puis un premier commentaire verbal de cette personne racontant à une autre ce qu'elle a mémorisé de sa vision de la photographie ou image initiale ;

 —    puis une série successive de retransmissions de bouche à oreille de ce message initial, tout au long d'une chaîne de personnes rassemblées pour l'expérience de manière à figurer le trajet d'une rumeur.

Que souhaitait-on mettre en évidence par ce dispositif ? Allport et Postman le disent : ils souhaitaient montrer l'apparition et l'existence de distorsions ; et ils en ont observé l'existence en effet ; distorsions dont ils se sont efforcés :

—    de donner, tout d'abord assez simplement, des descriptions ;

—    pour ensuite en analyser les variations, en essayant de suggérer l'intervention d'un certain nombre de facteurs sous-jacents.

Telles étaient donc en 1945 les préoccupations de ceux que l'on appelle volontiers aujourd'hui les « pères fondateurs » de la théorie des rumeurs. Mais après eux, que trouve-t-on dans la littérature spécialisée du domaine de la sociologie des rumeurs ? Observe-t-on des multiplications d'expériences visant à expliquer mieux la distorsion ? Nullement. L'évolution s'établit dans une direction complètement inverse :

—    à travers d'abord toute une série de travaux tendant à minimiser l'importance de la déformation de sens introduit par la rumeur ; dont certains laissent entendre par exemple que la rumeur assume une fonction et que puisque les rumeurs existent de façon naturelle, leur fonction est à classer dans la catégorie des fonctions informationnelles normales de toute société ;

—    à travers toute une série de travaux également tendant à montrer que, face à la rumeur, qui a le mérite d'être naturelle, le savoir (i.e. la base de vérité supposée opposable à la rumeur) n'est en quelque sorte pas naturel du tout, se trouvant pernicieusement envahi d'apports idéologiques de toutes espèces ;

—    à travers toute une série de travaux enfin, qui laissent entendre que les idéologies sont probablement souvent des rumeurs consolidées ; et que le savoir, incluant des idéologies, inclut finalement lui aussi très probablement des rumeurs consolidées. Des idéologies, on passe aux complots.

Au lieu donc d'éclaircir la notion de distorsion entre réalité et rumeur, notion particulièrement pertinente et intéressante pour l'usager, quatre décennies de littérature sociologique spécialisée dans ce domaine ont essentiellement tendu à saper cette notion et à l'éroder.

Dans la conclusion qu'il donne à un ouvrage de synthèse de sociologie des rumeurs publié à Paris en février 1987, Jean-Noël Kapferer (qui n'évoque il est vrai nullement les perspectives ouvertes par l'ethnométhodologie garfinkélienne) insiste longuement sur les fonctions « positives» assumées par les rumeurs, lesquelles jouent selon lui un rôle de « média complémentaire » ; et insiste sur les lacunes que comporte le savoir et sur ses insuffisances, sitôt que l'on cherche à faire de lui un terme de référence pour des comparaisons entre réalité et rumeur. Ce qui le conduit à écrire :

Jusqu'à ce jour, l'étude des rumeurs a été gouvernée par une conception négative : la rumeur serait nécessairement fausse, fantaisiste ou irrationnelle, Aussi a-t-on toujours déploré les rumeurs, traitées comme un égarement passager, une parenthèse de folie.
[...] Nous avons montré que cette conception négative est intenable. D'une part, elle a mené la compréhension des rumeurs à une impasse : la plupart des facettes du phénomène restaient inexpliquées et qualifiées de pathologiques, D'autre part, cette conception semble surtout mue par un souci moralisateur et des partis-pris dogmatiques.


Certes, dit ensuite en substance J.N. Kapferer, il y a le vrai et le faux, Mais tout ce que nous révèle la sociologie des rumeurs débouche sur le constat d'une extraordinaire fragilité de cette distinction. « Les rumeurs nous rappellent l'évidence : nous ne croyons pas nos connaissances parce qu'elles sont vraies, fondées ou prouvées. Toute proportion gardée, c'est l'inverse : elles sont vraies parce que nous y croyons.

Or, face à cette évolution étrange d'un propos sociologique, qui semble proche de s'anéantir lui-même en anéantissant les distinctions du vrai au faux, l'ethnométhodologie garfinkélienne opère un retournement dialectique qui d'un seul coup rétablit tout.

En effet, bien loin de combattre le relativisme, l'ethnométhodologie pousse les choses à l'extrême dans son sens. Point de vérité universelle, point de distinction universelle entre le vrai et le faux, point de fondement possible pour une quelconque prétention d'objectivité en sociologie ou dans les sciences sociales.

Mais en même temps l'ethnométhodologie tire derrière elle un substitut de la distinction entre le vrai et le faux, substitut qui est fourni par la notion de logique locale. Et plus on a poussé loin les choses dans le sens d'une négation de l'objectivité de la sociologie, plus on est conduit à donner de poids aux logiques locales portées par ces protagonistes de l'action sociale que sont les complots.

Or, ces logiques locales rétablissent localement tout : le vrai, le faux, le savoir, l'erreur, et la notion de distorsion entre réalité et rumeurs.

Telles sont, exposées en termes très simplificateurs et succincts, les grandes lignes de l'analyse historique qui va être immédiatement développée dans les pages qui vont suivre, en vue de dresser un inventaire d'un certain nombre d'acquis de la sociologie des rumeurs et des complots d'éduqués susceptibles de venir éclairer l'interprétation de 1«< affaire Tchernobyl » telle qu'elle a pris corps ici, en Europe de l'Ouest et plus précisément en France.