1965-1987: la rumeur surmonte la réalité.

 

Une autre raison encore de considérer que la théorie de Shibutani interpelle de façon particulièrement aiguë l'événement Tchernobyl et les jugements que cet événement peut nous conduire à porter sur nos processus décisionnels collectifs, tient à la parenté étrange que la définition de Shibutani introduit entre la rumeur d'une part et la notion de savoir pur et simple, d'autre part. Car, lorsqu'un événement se produit, et lorsque des experts scientifiques se rassemblent pour l'interpréter, y a-t-il autre chose qu'une « mise en commun des ressources intellectuelles d'un groupe pour parvenir à une interprétation satisfaisante de l'événement » ?

D'un seul coup, cette parenté de définition nous renvoie d'un débat sur les rumeurs à un débat sur le savoir qui en augmente immensément soudain la profondeur.

Peut-on reprocher aux médias de n'avoir dans l'affaire Tchernobyl pas bien accompli leur tâche ? Point du tout. Bien au contraire, les plus grands efforts d'excellence ont été, en cette occasion, déployés. S'agissant d'un débat capital, les meilleurs présentateurs de télévision, les meilleurs reporters de presse se sont mobilisés. Tout a fonctionné au mieux dans le plus grand souci d'une recherche aiguë de la vérité. Et, pourtant, le résultat en a été l'extraordinaire désinformation que l'on sait, si bien qu'un examen rétrospectif critique de ce processus ne peut que soulever un doute fondamental. Quelles garanties, quels espoirs peuvent être finalement les nôtres, face au désir que nous avons d'être en toutes circonstances, bien informés ?

Il y a certainement quelque chose de fascinant dans l'apparition de ce doute de rumeur qui peut surgir de manière très insolite au détour d'un processus informationnel à première vue très ordinaire ; et cette irruption même de doute dans des univers familiers contribue pour une large part à faire des rumeurs un objet particulièrement intéressant à étudier.

Mais là encore, l'interprétation de Shibutani nous éloigne au maximum de la tentation que nous pourrions avoir d'analyser l'insolite des rumeurs en terme d'insolite, la marginalité habituelle de leur message en marginalité. Car on va encore plus loin que précédemment dans l'affirmation de la normalité, en disant que le fait de générer ou de propager des rumeurs n'est pas en soi un comportement nécessairement erroné. Non seulement donc, il n'y a pas vraiment anormalité dans les circonstances initiales du processus ; non seulement il n'y a pas anormalité dans les finalités des acteurs du système; mais il n'y a même pas erreur comportementale. Ce sont ni plus, ni moins les mêmes comportements qui, dans certains cas, permettent aux gens de s'informer et d'informer les autres ; et qui dans d'autres cas (sans que l'on puisse réellement en faire reproche puisqu'il s'agit des mêmes comportements) conduisent à des avalanches de fausses nouvelles et de rumeurs.

Poussée jusqu'à un tel niveau, la démarginalisation des rumeurs comporte évidemment des conséquences. Elle déplace terriblement les enjeux qui paraissaient initialement être impliqués dans le débat ; faisant évoluer ce dernier vers une possible mise en cause de la notion même de savoir et des processus qui, dans nos sociétés modernes garantissent la bonne élaboration de l'information et du savoir. Si ces processus sont susceptibles d'engendrer des effets pervers sans qu'il y ait réellement malfaçon au niveau de leur mise en oeuvre, jusqu'à quel point est-il raisonnable de tabler sur leur fiabilité ?

Ne pourrait-on point imaginer en particulier que des pans entiers de ce que nous considérons aujourd'hui de bonne foi comme étant du savoir, soient bel et bien seulement des « rumeurs consolidées » auxquelles une partie conférée par d'immensément longues chaînes de répétitions successives finirait par donner, fallacieusement, l'apparence de données réellement prouvées ?

Il est intéressant de noter que l'article de T. Shibutani dont nous venons de faire un particulièrement grand usage comme terme de référence sur la question des rumeurs, et qui s'intitulait lmprovised News : A sociological study of rumor, avait été publié aux Etats-Unis en 1966. Or, en cette même période, un autre sociologue nommé Harold Garfinkel était en train de mettre la dernière main au manuscrit d'un ouvrage à paraître l'année suivante, en 1967, et qui allait jouer le rôle d'une bombe en matière d'épistémologie dans les sciences sociales : « Studies in ethnome­thodology », ouvrage fondateur dans une discipline qui proposait une réinterprétation complète de la notion de savoir en sociologie.

Il y avait donc de manière très claire, et dès cette époque au niveau de la sociologie avancée une convergence de travaux et de préoccupations qui allaient dans le sens d'une mise en doute globale des idées habituellement reçues, concernant la crédibilité que les sociétés occidentales contemporaines estiment devoir accorder à leurs processus cognitifs collectifs. Dans le cas de Shibutani, auteur qui n'était pas appelé à faire largement école, comme dans celui de Garfinkel dont les écrits devaient influencer très profondément la sociologie de son époque, un facteur clé était mis en avant : l'activité de création pure d'informations que développent constamment tous ,les groupes sociaux « de complots » qui sont aujourd'hui connus, en dissimulent cette activité derrière une apparente fonction/ d'interprétation du film quotidien des événements auquel se trouve confronté chaque groupe ainsi considéré.

Lorsque l'on découvre l'importance, l'ampleur et l'échelle de cette activité commune de création pure d'informations, on ne peut manquer de s'interroger sur les conséquences d'un tel état de choses en termes de fragilité du savoir. Dans son ouvrage Rumeurs, le plus vieux média du monde Jean-Noël Kapferer (1987) écrit :

Or, que constatons-nous ? Des informations totalement infondées peuvent traverser la société aussi facilement que des informations fondées et déclencher les mêmes effets mobilisateurs. Les brefs moments de lucidité que procure l'étude des rumeurs débouchent sur le constat de la fragilité du savoir. Peut-être une grande partie de nos connaissances n'ont-elles aucun fondement, sans que nous en ayons conscience.

Mais le débat doit évidemment aller plus loin ; on ne peut le circonscrire à une simple problématique de protection du savoir contre d'éventuelles irruptions d'informations fausses. Car en son arrière-plan, on ne peut manquer de voir se profiler une autre question, qui est celle des motifs de la croyance. Pourquoi ajoutons-nous foi aux informations apportées par les rumeurs ? Pourquoi croyons-nous ce que nous croyons ? J.N. Kapferer (1987) écrit à ce sujet : « Sur un plan épistémologique, l'étude des rumeurs jette une lumière acide sur une question fondamentale : pourquoi croyons-nous ce que nous croyons ? En effet, nous vivons tous avec un bagage d'idées, d'opinions, d'images et de croyances sur le monde qui nous entoure. Or, celles-ci ont souvent été acquises par le bouche-à-oreille, par ouï-dire. Nous n'avons pas conscience de ce processus d'acquisition : il est lent, occasionnel et imperceptible. La rumeur fournit une occasion extraordinaire : elle recrée ce processus lent et invisible, mais de façon accélérée. Il devient enfin observable.

Et ce propos nous renvoie à une autre vaste question encore qui est celle de la distinction à établir entre savoir et idéologie.

Précisons ici que même au niveau concret du savoir nucléaire pris comme exemple, ce n'est pas d'une discussion simpliste et caricaturale qu'il s'agit mais d'une question de fond. Il ne s'agit pas du tout de dire que le système soviétique et l'idéologie marxiste officiellement en vigueur en URSS n'étaient à même de produire que des réacteurs instables de type RBMK (dont un exemplaire a brûlé à Tchernobyl), que le système politico­économique et culturel en vigueur en France a imposé finalement que l'on fabrique dans ce pays des réacteurs extrêmement sûrs de type PWR, tels que ceux que construit EDF, même si c'est sans doute vrai. Il s'agit de savoir, bien plus généralement, jusqu'à quel point des savoirs généralement considérés comme relevant du domaine « de la physique », que nous considérons comme solidement ancrés dans l'expérience, ainsi que toutes sortes d'autres savoirs comportementaux que nous considérons comme « fiables », ne seraient pas néanmoins entachés de contenus nettement moins stabilisés que nous l'imaginons, au moins implicitement, lorsque nous faisons appel à eux. Les « complots » sous-jacents à cet état de fait pourraient être notamment des complots d'Etats-nations entiers, présentant une certaine homogénéité culturelle.

 
A la notion pure et simple de « savoir » l'ethnométhodologie substitue celle d'« ethnosavoir ». Rétablissement de la notion d'écart entre savoir et rumeur.


Etant désormais acquis que ce que l'on prend usuellement pour du savoir (i.e. pour une base de certitude universellement fondée) n'est jamais à l'abri du soupçon d'inclure en soi des mélanges de savoir et d'idéologies ; étant établi en outre que chaque fois que des soupçons de déviation de ce genre ont été historiquement formulés à l'égard d'un quelconque corpus de savoir, ces soupçons se sont trouvés fondés ; faut-il se laisser aller complètement au relativisme des complots ? Faut-il considérer comme perdue d'avance toute bataille visant à l'élaboration sérieuse d'un savoir exempt d'idéologie ? Faut-il renoncer à savoir?

Le problème ainsi posé n'est bien entendu pas nouveau. Au XVIIe siècle déjà Pascal d'une certaine manière l'affrontait, en proposant un acte d'espoir et de foi qui était en même temps un pari. Acte d'espoir encore que l'entreprise encyclopédiste de d'Alembert et Diderot, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Acte de foi, que la publication en 1795 par Condorcet d'une « Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain ». Acte d'espoir et de foi encore, que la formulation par Auguste Comte en début du XIXe siècle, de sa fameuse « loi des trois états » qui affirme que « la pensée », au cours des âges, après être passée par une phase théologique, puis par une phase métaphysique, parviendra un jour à atteindre un statut de science véritable qui sera « positiviste ».

Position éthique d'espoir et de foi que celle, plus tard encore, de l'école marxiste dans la première moitié du XXe siècle.

Certes les enseignements de Marx et Engels avaient conduit à découvrir que la mise à l'écart de la religion n'avait pas suffi à réaliser les espoirs d'Auguste Comte. On avait cru sortir de l'âge théologique pour entrer dans celui de la science ; et on découvrait avec amertume que la disparition du « théologique » proprement religieux n'avait pas du tout suffi à éliminer « l'idéologie ». Mais de grands espoirs subsistaient (croyait-on) de pouvoir remédier à cette situation ; et l'on sait comment se sont alors multipliés, dans les travaux de l'école marxiste, de vastes florilèges d'écrits normatifs proposant mille moyens de restituer le savoir en donnant la chasse aux idéologies bourgeoises.

Prise de position d'espoir et de foi encore que celle de Durkheim à travers sa conviction qu'un affinement progressif de savoir pourrait être le résultat d'une politique résolue de partage international de ce savoir, qui aurait pour effet d'en accroître l'universalité en élargissant l'étendue de sa validité collective.

Prises de position d'espoir et de foi encore qu'un certain nombre de travaux épistémologiques à tendance axiomatique accomplis dans la première et la seconde moitié du XXe siècle. On avait cru en effet, à propos des axiomes qui fondent nos sciences, que des remises en question répétées de ces propositions pourraient conduire à en affiner beaucoup la formulation. On avait cru que ces axiomes, une fois convenablement remodelés, pourraient devenir en quelque sorte comparable à des « matériaux de savoir pur » ; et qu'à partir de telles composantes, on pourrait (par leur assemblage un grand nombre de fois répété) constituer d'immenses édifices précisément de « savoir pur ».

Mais on a vu pourtant, de décennie en décennie, l'espoir devenir constamment plus difficile ; et on sait que plus que toutes autres, les théories sociologiques les plus avancées semblent contribuer aujourd'hui à en saper les bases, puisqu'elles donnent à penser que jamais le savoir ne pourra être complètement séparé de l'idéologie, c'est-à-dire des « rumeurs ».

Or, face à une problématique de ce genre, qui est celle de la recherche indéfinie d'un affinement jamais complètement réalisé, en direction d'un « matériau pur » dont on découvre chaque fois ensuite qu'il n'est pas vraiment pur, il faut bien voir que plusieurs sortes de stratégies, et non une seule comme on le croit d'habitude, sont envisageables :

L'une bien sûr consiste à continuer à progresser dans la même direction, en essayant de séparer le savoir de l'idéologie, avec les désillusions que l'on sait : le simple fait que des hommes et des groupes humains manipulent du savoir perturbe celui-ci en y remélangeant de l'idéologie ; le processus d'affinement et de mélange semblant alors susceptible de se poursuivre sans fin.

Une autre stratégie est celle de l'ignorance volontaire. Faute de pouvoir résoudre le problème, on cesse de s'en préoccuper et l'on prend le parti de considérer les corpus de connaissance produits par notre société comme des « savoirs purs » absolus ; mais il s'avère rapidement qu'une telle stratégie est intenable, car les savoirs partiels que notre société produit sont contradictoires les uns avec les autres.

Une troisième stratégie pourtant est envisageable aussi, bien différente des précédentes, qui est celle par laquelle, à la notion pure et simple de savoir, on substitue celle d'ethnosavoir ; en acceptant d'avance de devoir manipuler des objets qui seront des mélanges de savoir et d'idéologie de complot ; décidant d'en tirer en termes opératoires les conséquences, et de ne retenir parmi ces conséquences, que celles dont la considération permet de gérer convenablement la situation.

Cette troisième stratégie est celle proposée par l'ethnométhodologie. Elle apporte un remarquable renversement de tous les points de vue antérieurs, concernant le problème de la séparation du savoir et de l'idéologie.

Réexaminant les écrits de théoriciens optimistes des siècles antérieurs (d'Alembert, Diderot, Condorcet, Comte, etc.), l'ethnométhodologie fait observer que l'optimisme précisément de l'époque, les a conduit à admettre et accepter que la recherche épistémologique se focalise sur des objectifs qui ne correspondaient pas véritablement à des besoins. Il n'est pas vrai en effet que notre civilisation tant du XVIIIe, que du XIXe aussi, que du XXe, ait pu avoir vraiment besoin d'un savoir universel ; pas plus que nous-mêmes aujourd'hui n'avons vraiment besoin d'un savoir universellement fondé in abstracto.

Certes dans la mesure où l'on s'imaginait alors qu'un savoir universel était immédiatement à portée des efforts des penseurs de l'époque, il était très naturel de vouloir mettre la main dessus. Aujourd'hui encore il serait agréable pour l'esprit de pouvoir croire que les mathématiques enseignées dans les écoles sont les mêmes que celles simultanément dispensées, dans de très lointaines galaxies, à des enfants qui ressembleraient à des martiens jaunes par des professeurs qui n'auraient qu'un oeil au milieu du front. Mais à quoi nous servirait finalement cette satisfaction, d'une table de multiplication et d'une table d'addition partagées en une sorte de supposée communion mystique, avec toutes sortes d'extra-terrestres qui de façon certaine, ne communiquent jamais avec nous ? Et quelle importance donc a contrario, et à partir de là quel inconvénient, si en réalité leur table de multiplication était différente ?

« Le savoir dont une société a besoin pour elle-même » n'est rien d'autre que « le savoir dont cette société a besoin pour elle-même ». Vraie en général, cette affirmation est vraie en particulier dans le cas du nucléaire : certains peuples peuvent juger qu'ils en ont besoin ou peur, d'autres pas.

Bien que ce principe ressemble exactement à une tautologie, il a fallu plusieurs siècles de recherche sociologique, d'Auguste Comte à Garfinkel, pour que l'on veuille bien le redécouvrir. Le « savoir en soi » n'est qu'une utopie. Les seuls objets que nous soyons amenés à manipuler sont des « ethnosavoirs » de complots, d'entreprises, etc., qui entretiennent des relations les uns avec les autres, ce qui les conduit à prendre acte de l'existence de différences de formulation entre les uns et les autres ; et à entreprendre des tentatives mutuelles d'annexion d'un ethnosavoir par un autre.

Lors d'une telle annexion, bien souvent, l'ethnosavoir placé en position dominante séparera dans l'ethnosavoir dominé, une fraction compatible et une fraction non compatible. La première apparaîtra comme confortative du savoir dominant dans son illusion d'être un « savoir pur » et la seconde sera déclarée superstition et tenue pour croyance fallacieuse.

Si deux ethnosavoirs communiquent sur un pied d'égalité, la fraction compatible commune sera déclarée « savoir pur » ; les fractions non compatibles seront déclarées idéologies ; et l'on s'efforcera de passer des accords de respect mutuel d'une idéologie par une autre.

Est-ce à dire qu'en renonçant à son ambition d'universalité, le savoir soit appelé à perdre sa meilleure base de réalité ? Nullement. C'est bien au contraire par la renonciation à son ambition démesurée d'universalité que le savoir peut améliorer au maximum son assise expérimentale véritable et son ancrage dans la réalité du groupe qui le porte.

Dire en effet que l'arithmétique du 2 + 2 = 4 doit être supposée vérifiable par des nains verts habitant la constellation de Regulus n'accroît aucunement la base expérimentale de validité de l'arithmétique en question ; puisque nous ne pouvons justement pas faire l'expérience d'aller voir si en de tels lieux, on utilise cette arithmétique là en en tirant des satisfactions. Certaines prétentions excessives d'universalité des lois scientifiques doivent donc être démasquées et dénoncées. Elles n'améliorent pas la référence au réel ; elles ne font qu'y ajouter l'illusion de se trouver soi-même au centre du savoir, selon un genre de travers vigoureusement dénoncé depuis plusieurs décennies par l'ethnologie : le travers de l'ethnocentrisme. En tentant d'imposer parfois comme universellement admis leur propre ethnosavoir, certaines bureaucraties politiques ou médiatiques tombent dans ce travers de l'ethnocentrisme « missionnaire ».

 

Les « ethnosavoirs » s'élaborent par la voie des négociations et des compromis que les groupes culturels de « complots » divers nouent en dialoguant à la fois avec eux-mêmes et avec le monde des objets et des animaux.

 
Notre civilisation occidentale a pris pour principe d'admettre, implicitement au moins, que des personnes peuvent ouvrir dialogue seulement avec des personnes ; mais non point avec des animaux ou avec des choses. Mais les comportements d'enfants très jeunes, qui ignorent tout de cette conversation, donnent maintes et maintes occasions d'en redécouvrir le caractère artificiel. Tel très jeune enfant, approchant sa main d'un objet brûlant (par exemple un appareil de chauffage) interprétera le stimulus de douleur comme un message-réponse de l'objet qu'il a essayé d'approcher; réponse perçue comme désagréable : d'où un réflexe de frapper l'objet avec la main à nouveau et de se brûler encore ; puis de frapper encore comme s'il s'agissait d'une personne à qui l'on ne voulait pas laisser en un tel affrontement le dernier mot.

La plupart d'entre nous ont perdu le souvenir de ces dialogues suivis de négociations et de compromis, avec les objets que notre culture place autour de nous comme éléments de nos environnements familiers. Ces objets n'ont la plupart du temps rien de naturel : qu'il s'agisse d'appareils de chauffage, de systèmes d'éclairage, d'immeubles d'habitation, de moyens de locomotion, de centrales nucléaires, une longue élaboration a conduit à les concevoir puis à les construire, en tenant compte du genre de « dialogue d'usage », justement, que ces objets pourraient entretenir avec les individus de la culture et du groupe, de la tribu où l'on utilise ces objets.

On a donc pas lieu d'interpréter la notion d'ethnosavoir comme étant une réduction amoindrie de la notion de savoir. Proposer de remplacer savoir par ethnosavoir n'implique nulle volonté de démission au niveau de la recherche d'une bonne adéquation du savoir avec la réalité ; étant clair : — d'une part certes que l'existence de la réalité des objets matériels qui nous environnent n'a pas à être niée par une épistémologie résolument fondée (comme c'est le cas de l'ethnométhodologie) sur l'observation du quotidien ;

mais que la réalité n'a pas à être mystiquement et fallacieusement non plus identifiée avec l'ethnosavoir lui-même. Un savoir n'est jamais qu'une réduction, un résumé de la réalité. Un savoir tient en très peu de mots par comparaison à ce dont il parle. Un livre scientifique contient beaucoup moins de bits d'informations qu'une cassette télévisée donnant des images de ce dont il traite et de telles images ne sont pourtant qu'un seul plan de vision (seul parmi bien d'autres possibles) fortuitement découpé dans la réalité en question. Il y a donc a fortiori une totale situation d'infinitude du réel, au regard de la description qui en est donnée par un savoir verbalisé quel qu'il soit.

Si bien que par sa fonction de « réduction du réel, à l'usage des personnes d'une culture », le savoir apparaît finalement comme l'expression d'un équilibre de négociation, arbitrant des quasi-infinités de dialogues entre personnes et objets, personnes et personnes, objets et objets ; négociations donc, dont ce qu'on appelle « la Nature » n'est nullement absente.

Le savoir est construit; la société le créé, en dialoguant certes avec le réel, mais en disposant d'une forte marge d'arbitraire puisque le réel fait dans le savoir l'objet d'une réduction.

Et de même que dans toute négociation plusieurs états d'équilibre des forces sont bien souvent possibles, de même, une société donnée, une tribu, un complot, voient la plupart du temps s'ouvrir devant eux des scénarios multiples d'évolution possible en matière d'ethnosavoir.
 

 

Les « complots » (entendus ici au sens très large d'agissements de groupes d'intérêts de n'importe quelle sorte) sont des pointeurs braqués sur des scénarios d'avenir d'ethnosavoir.
 

Dans les pages qui vont suivre, il sera fortement mis l'accent sur les comparaisons que l'on peut dresser entre :

— une réalité instantanée quelconque d'ethnosavoir dans une tribu, un complot, une société donnés ;

— et les quasi-réalités d'ethnosavoir qui auraient pu exister en lieu et place de la réalité d'ethnosavoir présente, si telle ou telle décision de détail, de tel ou tel dirigeant par exemple, avait été antérieurement prise en un sens différent.

Cette perspective fait apparaître clairement qu'en une époque donnée un ethnosavoir donné n'a pas seulement pour fonction d'expliquer le monde aux personnes relevant de sa culture. Il existe en parallèle une autre fonction plus secrète et plus discrète, consistant à s'abstenir de donner une explication différente de celle qui est aujourd'hui donnée. De par le fait même qu'il est quelque part en place, tout ethnosavoir fonctionne comme un tueur d'autres alternatives de savoir; il occupe une place culturelle qui aurait pu, sans lui, être disponible pour un autre ethnosavoir différent de lui, lequel aurait pu expliquer le monde en des termes différents de ceux qui sont le sien.

Les débats d'écoles qui opposent de manière bien connue les universitaires, sont clairement représentatifs des incertitudes d'options qui s'offrent, en un moment donné pour une société donnée, entre plusieurs scénarios futurs d'ethnosavoir.

Cette observation relie bien la notion d'ethnosavoir, développée ici, à celle de « complot », tribu, entreprise, société, etc., utilisée précédemment en association avec celle de rumeur.

D'une manière générale les complots entrepreneuriaux, politiques, sociaux ou culturels proposent des scénarios d'avenir. Ce sont des pointeurs sémantiques braqués, non pas sur des réalités présentes, mais sur des réalités extrapolées en forme de scénarios. (Nous renvoyons à la notion de « pointeurs », qui a déjà fait l'objet de développements dans ce chapitre).

Les rumeurs participent très souvent de manière directe ou indirecte, à la dynamique des complots; avec d'autant plus d'intensité que les complots sont générateurs d'ambiguités : ils dédoublent le futur ; ils le démultiplient. Et comme ces divers futurs possibles sont potentiellement porteurs d'ethnosavoirs différents, elles fournissent des bases d'interpréta­tion du présent qui sont, les unes par rapport aux autres, antagonistes.

On a vu cependant plus haut ce qu'il en était des jugements de valeur que la sociologie peut porter sur des « complots ». Dans la mesure où cette discipline s'efforce d'être de moins en moins normative, et de plus en plus observative, ceux qui la pratiquent se sentent en position de plus en plus fausse, lorsqu'il pourrait s'agir d'évaluer négativement des pratiques sociales constituant des agressions délibérées vis-à-vis d'autres groupes.

Une des causes de ce flottement tient, comme on l'a vu, à la crise des valeurs qui agite l'épistémologie ; crise à laquelle l'ethnométhodologie propose de mettre fin par le moyen d'un remarquable retournement de point de vue que nous allons maintenant préciser.

La morale que va suggérer le regard de l'ethnométhodologie ne sera nullement une morale de la démission ; mais au contraire une morale de la responsabilité. Point d'hyper-relativisme générateur d'indécision.
 

 

Une ethnomorale de la responsabilité, vis-à-vis notamment de l'ethnosurvie.

Le renversement épistémologique proposé par l'ethnométhodologie garfinkélienne a été comparé par Jacqueline Signorini (1986) à une double révolution copernicienne. La notion de savoir, supposée jusqu'alors centrale. se destabilise. Mais par contre, la notion d'utilisation locale du savoir, supposée jusqu'alors mouvante, devient centrale. La tribu, le complot, l'entreprise, reviennent au centre de la scène sociale.

Ce jeu de bascule entre une entité, le savoir et son mode d'usage local n'est pas une gymnastique intellectuelle dont on doit s'effrayer ; car l'histoire du droit nous enseigne que sur d'autres concepts, et principale-ment le droit de propriété, des jeux de bascule de ce genre ont été millénairement pratiqués.

En de nombreux pays, il est arrivé que le droit des terres en confère universellement la propriété au prince régnant; faisant de ce monarque un « latifundiste ». Mais l'excès de l'étendue d'un tel droit provoque son affaiblissement : le prince ne cultive pas la terre, il faut des paysans qui en ont donc l'utilisation réelle; il faut aussi des féodaux pour démultiplier la surveillance, le prince n'étant pas en mesure de surveiller tout lui-même. D'où un démembrement vertical du droit de propriété, qui en affaiblit la force.

Et c'est très curieusement dans les moments d'histoire où le titulaire du droit d'usage (le paysan) parvient à se révolter contre le titulaire du droit de propriété (le latifundiaire, le prince) que, dans les faits, on voit réapparaître entre les mains du paysan quelque chose qui est beaucoup plus qu'avant un droit de propriété, quelque chose qui est une maîtrise totale de la terre (alors que précédemment il y avait partage entre maîtrise théorique et droit d'usage) ; d'où finalement un renversement dialectique qui, prétendant supprimer la propriété (i.e. du prince) rétablit un système de propriété (i.e. du paysan) bien plus absolu qu'auparavant.

D'où une similitude de schéma avec la stratégie de l'ethnométhodolo­gie qui, en une époque où la notion universalisante de savoir devient contestée (comme un droit de propriété du prince peut être contesté) pousse les choses plus fortement que jamais dans le sens d'une telle évolution, afin de faire écrouler la notion de savoir (faire disparaître le droit de propriété du prince) et de lui substituer un solide système d'ethnosavoir local (installer une tyrannie locale absolue du paysan sur sa terre) en ne laissant subsister toutefois entre ces îlots d'ethnosavoirs qu'un lien centralisateur très lâche fourni par la théorie ethnométhodologique et son principe d'indifférence (entre ces îlots de propriété paysanne, un lien très lâche d'état libéral non volontariste). La comparaison terre/savoir souligne bien que c'est d'une question de pouvoir, d'appropriation et donc de complot qu'il s'agit.

Le renversement de point de vue apporté par l'ethnométhodologie fournit bien, comme nous l'avons vu, une solution à certains problèmes épistémologiques particulièrement aigus qui ont surgi dans la seconde moitié du e siècle ; problèmes dont la question notamment des rumeurs illustre bien l'énorme difficulté. On a vu en effet comment l'observation de la pathologie des rumeurs, puis de la normalité des rumeurs, pouvait finalement conduire à mettre en doute la possibilité de l'élaboration rigoureuse d'un savoir quelconque.

Certes l'ethnométhodologie semble amoindrir d'une certaine manière la notion de savoir, en lui substituant celle d'un ethnosavoir. Il y a là comme un recul ; mais combien consolidateur en réalité ! En termes d'usage, une personne n'a jamais besoin d'autre chose que d'un ethnosavoir au sein du ou des cercles auxquels elle appartient, sauf à être complètement désincarnée auquel cas elle n'a besoin de rien !

Certes. il peut y avoir quelque déplaisir à renoncer à l'illusion agréable d'être le centre du monde. illusion qui est celle de tous ceux qui prétendent ériger leurs ethnosavoirs particuliers en savoir universel. Mais à tout prendre n'y a-t-il pas finalement un avantage à échanger un savoir universel qui n'existe pas, pour un ethnosavoir qui réellement existe et qui peut être concrètement défini et utilisé au sein de groupes de personnes qui ne sont jamais infinis, étant en réalité plus proches toujours des dimensions d'un « village » que d'une « classe sociale » indéfinie ?

Certes enfin la transformation de la notion de savoir en celle d'ethnosavoir nous fait perdre l'illusion d'être en droit de légiférer normativement et dans l'absolu en termes de comportement devant s'imposer aux populations de l'univers entier. La morale, en particulier, devient « ethnomorale ». Mais ne l'avait-elle pas en fait toujours été et sa prétention de se hausser abusivement vers l'universalité n'avait-elle pas été finalement un moins et non un plus, au regard de ce que l'on aurait pu tirer du simple concept d'ethnomorale ?

Car dire qu'il y a ethnomorale ne signifie pas que l'on puisse faire n'importe quoi et responsabilise au contraire au maximum les différents groupes d'individus existants au regard des comportements qu'ils décident d'adopter; puisqu'ils sont finalement maîtres, à la fois de choisir leurs comportements, et de définir les systèmes de valeurs qui leurs permettront de formuler des appréciations et des jugements à leur sujet.

Sur un plan éthique, l'ethnométhodologie en tant que savoir non incarné, se proclame indifférente ; ce qui signifie qu'en tant que non incarnée, elle n'accorde point de préférence à une morale par rapport à une autre, à un ethnosavoir par rapport à un autre. Mais les personnes qui pratiquent l'ethnométhodologie ne sont pas liées par cette indifférence.

Bien au contraire l'ethnométhodologie les avertit qu'étant incarnées quelque part elles auront un cadre quotidien de vie, celui des divers complots auxquels elles participent; et que ce cadre déterminera les conditions d'élaboration de leur éthnomorale et de leur ethnosavoir.

Dans la perspective où l'ethnométhodologie restitue chacun de nous, point de relativisme empêchant de distinguer une rumeur vraie d'une rumeur fausse. Il entre en effet dans le rôle de tout groupe humain quelqu'il soit, famille, tribu, entreprise, parti, d'autodéfinir pour son propre usage des règles permettant de distinguer le vrai du faux.

Il est donc aberrant d'imaginer que la distinction entre le vrai et le faux puisse n'être pas définie. Notre expérience nous montre que « localement » (et le mot « localement» a beaucoup d'importance en cette matière) il se trouve toujours des critères pour fonder cette distinction.

En particulier, il n'y aura guère de difficulté à définir des différences permettant de départager localement plusieurs scénarios d'avenir même si lesdits scénarios sont porteurs d'ethnosavoirs variés. L'ethnométhodolo­gie ne départage pas les scénarios les uns des autres. Mais elle fournit aux protagonistes d'une action, des cadres de raisonnement qui les poussent à prendre des décisions responsables.

Un exemple de raisonnement sur scénario sera donné en détail un peu plus loin, à propos des avenirs de l'industrie nucléaire.

Ils feront apparaître que la survie à long terme et sans danger de la société où nous nous trouvons passe par le maintien de l'industrie nucléaire et de l'industrie du traitement des déchets nucléaires.

Mais qu'il existe a contrario des scénarios fort agréables pour quelques temps, de transe antinucléaire et d'hystérie antinucléaire, qui à long terme seront les générateurs de danger pour l'ethnie car il y aura perte de l'aptitude à affronter les problèmes nucléaires dans un monde nucléaire de toutes façons.

L'ethnométhodologie ne dit pas du tout que l'on doive collectivement préférer sa survie. Elle nous laisse la liberté de préférer l'hystérie et la transe. Mais nous savons bien pour notre part ce qu'en une telle matière, sans avoir besoin des conseils de personne, nous choisissons.
En outre, l'ethnométhodologie nous incite à raisonner par scénarios d'ethnosavoir et à découvrir que le scénario de survie n'est pas, quoi qu'ils en disent, celui qui pousse en avant les « verts » et les « anti-nucléaires ».

 
 


Les options de scénarios d'ethnosavoir nucléaire qui s'offrent pour les décennies à venir aux différents pays (complots nationaux) du monde et tout particulièrement à ceux de l'Europe Occidentale, à l'URSS, au Japon et à la France.

 Depuis près de 10 ans, sous les assauts répétés d'un certain nombre de rumeurs favorisées par des lobbies pétroliers et géostratégiques, relayés aussi par l'action de diverses associations « anti-nucléaires », un grand nombre de nations occidentales ont été comme brusquement saisies de doutes au sujet de leur propre ethnosavoir nucléaire, c'est-à-dire de l'évolution des négociations de savoir qu'elles entretiennent avec ces objets très particulier que sont leurs centrales nucléaires. Il y a là une situation qui mérite selon nous d'être approfondie sous l'angle qui nous intéresse ici.

Les centrales nucléaires sont à travers leurs composants comme à travers l'arrangement de ceux-ci, représentatifs d'une extraordinaire accumulation d'ethnosavoirs multiples. Chaque vanne, chaque joint, chaque composition d'alliage métallique y incarne en termes de savoir-faire, des cascades de compromis où l'on a mis en balance des facteurs techniques, des facteurs économiques, des certitudes et croyances, voire même de simples préférences fondées sur les habitudes de telle ou telle équipe, sur la commodité plus grande de tel ou tel tour de métier. Il a fallu pour construire de tels objets déployer d'immenses efforts de rassemble-ment de compétences, efforts de production de compétences aussi puisqu'il y a 40 ans, dans un pays comme la France, l'industrie nucléaire n'existait point, et la physique nucléaire pratiquement point non plus.

Les différences fantastiques, techniques, de conception, dans le rôle du personnel, etc., existant entre les réacteurs RBMK soviétiques (dont un exemplaire a brûlé à Tchernobyl) et les PWR construits par EDF illustrent bien à quel point il ne s'agit point de « savoir pur » mais d' « ethnosavoir».

Il importe de comprendre que les choix de scénarios nucléaires autour desquels tant d'initiatives de propagande « antinucléaire » s'efforcent, avec tant d'acharnement, d'ameuter les électeurs de tant de pays démocratiques, sont aussi des scénarios d'ethnosavoir; i.e. des scénarios de vie ou de mort pour des ethnosavoirs.

Il n'est pas pensable en particulier qu'un ethnosavoir concernant une famille de techniques aussi complexes que celles liées à l'énergie nucléaire, puisse survivre et s'entretenir en l'absence des artefacts autour desquels il s'est créé.

La propagande « anti-nucléaire » se garde bien, dans les scénarios d'avenir qu'elle prétend dessiner, de laisser apparaître cet aspect des choses, lorsqu'elle réclame l'arrêt de l'utilisation des centrales nucléaires, ou même l'arrêt seulement de la construction de centrales nucléaires nouvelles. Elle se garde bien d'attirer l'attention de l'opinion publique sur le fait qu'alors, il cesserait d'exister des spécialistes compétents en techniques nucléaires.

Or, les projets nucléaires d'un grand nombre de nations du monde ont été suffisamment affirmés pour que l'on sache qu'à coup sûr l'URSS et les pays de l'Europe de l'Est, par exemple, persisteront dans leurs efforts de développement d'un vaste ethnosavoir nucléaire, autour d'un programme important de production d'électricité nucléaire, avec maintien d'un nombre suffisant de commandes nouvelles. Les réacteurs de type RBMK, construits par les Soviétiques, dangereux et instables selon l'ethnosavoir français, continueront à fonctionner.

Nous savons aussi que le Japon entretien des projets de continuité de même nature que ceux de l'URSS. Par ailleurs on sait que les Américains n'envisagent pas du tout l'arrêt des 103 réacteurs producteurs d'électricité aujourd'hui en service sur leur sol ; et que ni les Britanniques, ni les Allemands n'envisagent non plus pareille aberration ; qu'en France EDF ne pense pas devoir être amené à une telle éventualité qui créerait l'équivalent, tout simplement, d'un désastre national ! D'autre part, il est hors de question que les sous-marins et les navires de surface nucléaires américains et soviétiques cessent de sillonner les océans. 11 est exclu aussi, au moins à horizon visible, que les deux « grands » envisagent de détruire la totalité de leurs stocks d'ogives, de fusées, etc. Bref, il est exclu que l'on vive demain dans un monde de bons sauvages tous « dénucléarisés ». Le monde est « nucléaire » et il le demeurera, qu'on le veuille ou non.

Dans ce monde fatalement nucléaire, ce que proposent les « anti­nucléaires » aux peuples de l'Europe de l'Ouest (mais pas à ceux de l'URSS et des pays de l'Est), c'est en quelque sorte un scénario de retour à l'état de naïveté nucléaire des aimables populations polynésiennes bordières des régions où furent effectuées, avant le traité d'août 1963, tant d'expériences américaines d'essais d'armes nucléaires dans l'atmosphère. Aux populations de ces atolls, on le sait, l'armée américaine n'avait guère demandé leur avis avant de les irradier, de les soigner puis de les transplanter.

Ce serait au cas où nous cesserions en France de construire des centrales nucléaires que les activités nucléaires — celles des autres — deviendraient « dangereuses » pour nous. Comment progresser, par exemple, dans la connaissance des questions de sûreté, de pollution, de soins à donner à des irradiés (par exemple en cas de conflit chez les autres), etc., si l'on s'arrêtait de construire des installations toujours plus modernes, plus performantes ? Non seulement nous aurions à payer notre énergie plus cher, mais ce serait sans contrepartie « positive » d'amélioration de sécurité, au contraire au prix d'une détérioration de la situation sur ce plan aussi. Le monde deviendrait bien plus dangereux pour nous tous, parce qu'il sera « nucléaire », qu'on le veuille ou non.

Cela fait du reste partie des objectifs poursuivis implicitement par les super lobbies des deux « grands », que de parvenir à une telle situation et de conserver un savoir-faire nucléaire, civil et militaire, exclusivement pour eux-mêmes, tout en le supprimant ailleurs. Le modèle de comportement vis-à-vis des paisibles populations de l'atoll d'Eniwetok, c'est celui que Soviétiques et Américains ambitionnent d'appliquer à notre égard pour simplifier leur (difficile) tâche de cogestion du monde. Si nous perdions notre savoir-faire nucléaire, en cas de conflit, les masques à gaz protégeant contre l'inhalation de poussières radioactives devraient être américains ou russes, les hôpitaux pour blessés irradiés devraient être américains ou russes ; nous serions entièrement dépendants du bon vouloir de ces divers « alliés » possibles pour notre santé, notre sécurité et pour celle de nos enfants. S'il n'y avait plus de programme nucléaire en France, il n'y aurait plus de surveillance de la radioactivité du territoire ; nous serions soumis à ce que voudraient bien nous dire nos grands amis, etc.

On sait qu'aux Etats-Unis la « conquête de l'Ouest fut essentiellement le fait de nouveaux arrivants disposant d'un ethnosavoir d'armes à feu, attaquant des Indiens démunis de cet ethnosavoir et ne disposant que d'un ethnosavoir d'arcs et de flèches. Telle serait alors notre propre situation sur la planète Terre.

Dans un monde où nous n'empêcherions pas que le nucléaire produise des déchets ailleurs, qu'on le veuille ou non, la seule certitude véritable de protection écologique dont il soit possible de doter notre pays, consiste dans le maintien sur place d'une industrie puissante précisément spécialisée dans le traitement desdits déchets nucléaires, permettant que nous-mêmes et nos descendants ne cessions jamais d'être constamment capables de faire face de la manière la plus efficace qui soit à des problèmes de déchets nucléaires, en vue de les résoudre élégamment et promptement. Et l'on sait que de nombreux progrès sont possibles dans ce sens.

L'ethnosavoir nucléaire fait un tout. Il représente un héritage dont nos enfants auront besoin pour être capables de veiller eux-mêmes sur leur sécurité, énergétique et militaire, sur leur santé et sur leur environnement. Il ne fait aucun doute qu'en France, en termes objectifs, c'est-à-dire en termes de comparaisons de scénarios d'avenir et de risques impliqués au niveau de chacune des options de perpétuation d'ethnosavoir ainsi ouvertes, le principal facteur de menace écologique nucléaire qui pèse sur notre environnement est constitué par l'existence précisément d'associations « antinucléaires », par la propagande hystérique que ces groupuscules ne cessent d'émettre de tous côtés et par l'obscurantisme dans lequel ils essayent de faire sombrer notre société sur cette question.

Toutes choses égales d'ailleurs, les extrêmistes « antinucléaires » sont à notre civilisation ce que les plus fanatiques des pasdaran intégristes de Khomeiny ont été à l'Iran : même climat de vociférations, même parti pris acharné de régression, même volonté de démission de l'esprit face aux difficultés des temps modernes. Notre civilisation, qui a des principes de douceur, avait donné asile à l'Iman Khomeiny pendant l'exil qui avait précédé sa prise de pouvoir. Elle écoute avec bienveillance aujourd'hui les vociférations inconséquentes de ces « antinucléaires ». Elle a permis aux uns et aux autres de répandre en toutes directions leurs rumeurs obscurantistes. Puissent les historiens du futur n'avoir jamais à nous reprocher, comme inconséquence et comme lâcheté, cette tolérance et cette bienveillance.

Au moindre accident nucléaire plus grave que Tchernobyl survenant en URSS, à la moindre explosion en Europe d'une arme nucléaire soviétique, les citoyens français seront bien heureux de pouvoir faire appel aux services de savants éminents tels que le Professeur Pellerin, récemment encore vilipendé et publiquement diffamé sur les ondes, la même année où les extrémistes anti-nucléaires les plus violents ont aussi assassiné deux spécialistes éminents de l'ethnosavoir nucléaire, le Professeur Beckurts en Allemagne et Georges Besse en France (ce dernier, rappelons-le, avant d'avoir été nommé Président de la Régie Renault avait été l'un des principaux responsables du programme nucléaire français).

Certes, le scénario d'un Khadali disposant d'une bombe atomique et exerçant un chantage à la manière décrite dans le roman de fiction Le cinquième cavalier (déjà cité) a de quoi faire peur; mais que dire alors d'un scénario où il serait seul à disposer d'un tel moyen de pression

 Il n'y a strictement rien de surprenant à notre avis dans la détermination dont font preuve aujourd'hui l'URSS et le Japon dans la poursuite de leur programme nucléaire civil et dans l'amélioration avec une belle continuité de leur ethnosavoir nucléaire : ces deux pays ont été les seuls au monde à connaître l'un plusieurs accidents graves, et l'autre deux catastrophes nucléaires. Dans ces deux pays, on a compris que les seuls scénarios susceptibles de mettre une grande nation du e siècle en situation de danger nucléaire étaient ceux comportant la disparition de l'ethnosavoir nucléaire de la nation en cause, dans un monde où de toute manière d'autres nations sont susceptibles de manipuler dangereusement des objets nucléaires.

 
 

 
L' « affaire Tchernobyl » dévoile la rivalité de complots en France d'un ethnosavoir de transe médiatique à court terme, avec un ethnosavoir de survie à long terme, dans un monde qui sera de toute manière nucléaire.

 
Dans son ouvrage déjà cité, le sociologue J.N. Kapferer évoque l'image d'un personnage qu'il représente de façon un peu rigide, et qu'il appelle « l'ingénieur, le technicien ».

Le technicien, selon J.N. Kapferer, vit dans des « sociétés technicien­nes ». lieux plutôt tristes et en tout cas austères, où l'on a moins l'occasion de se distraire qu'ailleurs, car les rumeurs y sont prohibées. II nous dit en effet ceci à propos des expériences réalisées par Allport et Postman en 1948 au sujet des déformations sémantiques des messages de rumeurs par rapport à leurs versions initiales :

Reproduites depuis dans tous les cours de sociologie et de communication, ces expériences ont contribué à enfermer le phénomène de rumeur dans le discrédit. Les rumeurs devaient être condamnées en vertu de l'idéal de toute société technicienne : transmettre des informations très soigneusement contrôlées.

Avec l'apparition de la notion de contrôle, le grand mot est lâché. Ce que J.N. Kapferer nous laisse entendre, c'est qu'il pourrait y avoir finalement deux types de sociétés : d'une part, les sociétés « techniciennes », où l'on pratique la censure :

« La rumeur est une information parallèle donc non contrôlée. Pour l'ingénieur, le technicien (...) cette absence de contrôle évoque le spectre d'une défaillance sur l'autel de la fiabilité de l'information. Il faut donc la supprimer. Or, nous dit Kapferer : « Il n'existe qu'une seule façon de prévenir les rumeurs : en interdisant aux gens de parler. Le souci apparemment légitime de ne voir circuler que des informations fiables mène droit au contrôle des informations, puis à celui de la parole » ;  et d'autre part, les sociétés de liberté, où l'on s'amuse autant qu'on le désire.

« Pour l'homme politique, le citoyen, absence de contrôle signifie absence de censure, la levée du secret et l'accès à une réalité cachée. Il faut donc (...) préserver » [le droit aux rumeurs]. « La conception négative associant rumeur et fausseté est d'ordre technologique (...). La rumeur oppose une autre valeur : il n'est de bonne communication que libre, même si la fiabilité doit en souffrir. En d'autres termes, les fausses rumeurs sont le prix à payer pour les rumeurs fondées. »

Dans le contexte des réalités d'ethnosavoir de l'après Tchernobyl, le ton quelque peu condescendant des allusions ainsi faites à « l'idéal de toute société technicienne » ne peut être considéré comme anodin. Jean‑Noël Kapferer est connu pour ses recherches sur l'image et la publicité. Sa carrière fait de lui un personnage typiquement représentatif du « lobby » des médias, dont l'ethnosavoir favorise le « savoir faire croire » plutôt que le « savoir-faire » tout court. Dans ce milieu, les techniciens, les ingénieurs font parfois figure de personnages étrangers, encore que ce soit de la vente des produits fabriqués par eux que vive l'industrie de la publicité. Si la symbiose est généralement bonne, il arrive aussi que s'observe une certaine incompréhension réciproque. Ce fameux village « technique » dont nous parle Kapferer, est donc en réalité un lieu un peu fictif dont il suppose quelque part l'existence et qu'il oppose au milieu du village professionnel qui est le sien, celui de la publicité et des médias.

Le clivage dessiné, pour fictif qu'il soit, peut s'expliquer par la puissance nouvellement prise par les lobbies médiatiques depuis le milieu du e siècle ; évolution dont il faut certainement se réjouir parce qu'elle est le signe indéniable d'un prodigieux enrichissement collectif, au sens figuré et au sens propre. L'immédiat après-guerre fut une époque en effet : où l'argent de poche des jeunes gens et jeunes filles était suffisamment peu répandu pour que la publicité n'ait guère de raison d'en solliciter comme aujourd'hui, de mille manières, des emplois variés ; et où les distractions de ces mêmes jeunes gens et jeunes filles restaient, faute d'un minimum de moyens (et à la manière de ce que l'on voit actuellement dans beaucoup de pays du monde moins riches que le nôtre) cantonnées dans un registre plutôt sage.

Dans cette société d'autrefois comme en beaucoup d'autres pays du monde actuellement, la majorité des préoccupations des gens étaient « techniciennes », c'est-à-dire orientées vers des préoccupations de survie. Et l'on peut soupçonner sans doute que les préventions de l'auteur cité vis-à-vis des « techniciens » dissimulent pour une certaine part, et sans que lui-même ne s'en rende complètement compte, une certaine dose d'ethnocentrisme, dans le temps et dans l'espace.

On peut se demander en effet si un monde de « rumeurs pures » ignorant des contraintes de la technique et des pesanteurs sociologiques et géostratégiques, ne correspondrait pas davantage en fait à un état bien transitoire d'une société et de son histoire, celui de son déclin, qu'à un état de réalité nouveau et durable, correspondant à un très hypothétique ou éphémère épanouissement. On peut se demander où, sinon dans quelques cercles minoritaires privilégiés et très restreints, l'on pourrait vivre de « rumeurs pures », comme on pourrait vivre d'amour et d'eau fraîche, dans une sorte d'éternelle jeunesse.

N'existe-t-il pas. ici et là, des Samouraïs ambitieux avec leurs sogo­shoshas, des compétiteurs sud-Coréens ou allemands, ne vivant pas le moins du monde d'un seul savoir médiatique, mais appuyant leurs campagnes de publicité sur la production en masse de biens sophistiqués produits à bas prix et de bonne qualité, dont la fabrication met en oeuvre un ensemble très complet de savoirs, humains et techniques, ne devant pas tout à la psychosociologie des foules, même si cette dernière importe ? Ne sont-ce pas les produits de ce type auxquels s'appliquent le mieux les talents des publicitaires, grâce à des ventes dégageant des marges suffisantes ?

Ne se trouve-t-il nulle part aussi, dans le monde de pays pauvres pour lesquels les questions de survie soient essentielles, où il convient de construire en priorité de vrais barrages, qui tiennent dans des régions où sévissent de « vraies » fièvres jaunes, de vrais choléras, dont les maux n'ont rien de fictif ?

Peut-on ignorer aussi que les manifestations de puissance des centrales de désinformation situées dans telle ou telle capitale lointaine ne s'appuient pas seulement sur des astuces de propagande mais, en plus, sur des technologies d'une efficacité certaine ?

Tout ethnosavoir, certes, est respectable, et celui de la transe médiatique l'est en particulier ; mais c'est sur une combinaison harmonieuse des activités de plusieurs sphères d'ethnosavoir que repose le maintien d'un bon fonctionnement de sociétés modernes telles que la nôtre. Le « savoir vendre » nous est encore plus que jamais nécessaire ; le savoir produire » aussi. La concurrence japonaise est là pour le remémorer à ceux qui auraient tendance à l'oublier ; celle des Italiens, des Allemands. des Britanniques, des Américains, également. De ce point de vue, l'affaire des rumeurs de Tchernobyl est révélatrice soudain d'une fissure, pour ne pas dire d'une « fission ». Les vieux équilibres sont visiblement menacés, des rapports de forces vont se modifier, et les enjeux en sont des scénarios d'avenir antagonistes.

Pourquoi de telles tensions apparues autour de cette « affaire », à un tel niveau d'intensité des rapports de force ? Parmi les causes principales précédemment évoquées, n'oublions pas qu'il s'agit d'un enchaînement en série de causes et d'effets, à l'origine duquel on trouve notamment un très net enrichissement de la population et comme conséquence un bouleversement complet de l'éducation qui n'a absolument pas produit les effets escomptés de la part des générations précédentes.

Les vieilles générations « techniciennes » dont parle avec peut-être un peu de légèreté Kapferer, éprouvaient en effet du respect pour les écoles, pour les universités, pour les livres. Elles ont donc estimé (non seulement en France, mais dans la plupart des pays développés du monde) devoir consentir de considérables efforts pour y envoyer leurs enfants. D'où en quelques décennies, une fantastique variation de la proportion des éduqués dans la population ; évolution concrétisée dans les statistiques par une nette augmentation des pourcentages des nombres d'inscrits dans les universités pour la plupart des pays développés du monde entier. En Allemagne fédérale, de 1965 à 1983, le nombre d'inscrits des universités a plus que triplé (passant de 9 % à 30 % de la classe d'âge). En Suisse, ce nombre a triplé aussi (de 8 % à 23 %). En Suède également triplé (13 % à 39 %). En Belgique ce nombre a pratiquement doublé (15 % en 1965, 28 % en 1983). En Italie un peu plus que doublé (11 % à 26 %). Au Japon un peu plus que doublé (13 % à 30 %). En France il s'est multiplié par environ 1,6 (18 % à 28 %).

De telles évolutions (évoquées dans notre ouvrage Les dictatures d'Intelligentsias, PUF 1987) ont évidemment été le produit de changements économiques globaux. Mais les aspirations de la génération des parents des étudiants fréquentant actuellement les universités y ont joué un rôle, à une époque où l'on s'imaginait que l'accroissement général du niveau d'éducation dans un pays ne pouvait qu'augmenter l'aptitude générale de celui-ci à autogérer sa politique de manière stable.

Or les accroissements de pourcentages d'éduqués n'ont pas du tout eu partout cet effet car ils se sont accompagnés ici et là de glissements de valeurs, tendant à intégrer majoritairement ces éduqués dans des nouvelles sphères d'ethnosavoirs de transe, liées essentiellement à la publicité et aux médias. De nouveaux systèmes de valeurs sont apparus dans lesquels l'aptitude à la transe et l'aptitude à communiquer médiatiquement celle-ci, pouvaient être considérées comme des qualités importantes, et des clés conduisant à la réussite sociale. Les nouveaux héros que les chaînes de télévision proposent ont en effet souvent des préoccupations typiques de transe. Du matin au soir devant les caméras, certains s'agitent en hurlant. Et même non partagées, ces sortes de comportements d'introversion narcissique sans autre issue que l'auto-entretien de la transe finissent par devenir, aux yeux de certains spectateurs, non seulement normales mais encore archétypales.

Il est vrai que certaines franges de public, étant essentiellement préoccupées de se distraire, ont su inventer ainsi une merveilleuse douceur de vivre. La reine Marie-Antoinette avec son Trianon et ses pots de lait fait pâle figure de débutante en comparaison à nos écologistes d'aujourd'hui qui vont traire au Tibet des yacks et en Amérique du Sud des lamas, et qui se cotisent pour faire renaître des forêts entières dans le Sahel. Jean Bart et Christophe Colomb s'amusaient certainement bien moins que Greenpeace, étant exposés à de vrais dangers.

Et surtout quels progrès aujourd'hui apporté au très ancien jeu du « fais-moi peur » ! Nos grand-mères se contentaient de naïves parties de cache cache dans le noir, qui avaient pour noms « bête noire » ou encore minuit sonné, le diable peut entrer ». Or, que valaient de telles amusettes comparées aux délices actuels du « fais-moi peur avec le nucléaire ». On a eu l'occasion dans un chapitre précédent d'évoquer les délicieux frissons de panique aujourd'hui offerts à des prix très modiques par les brochures de propagande de la plupart des associations anti-nucléaires. A côté des enfants de cinq ans qui ont leur Goldorak, des onze ans qui leur King-Kong, certains adultes savourent les délices de leur « terreur-Tchernobyl », avec d'autant plus de confort qu'il n'y a jamais eu l'ombre d'un danger en France et en Europe (le Professeur Pellerin et d'autres experts techniciens étant heureusement là pour l'affirmer).

 Mais où pourraient conduire finalement des scénarios d'ethnosavoir de transes partagées au niveau hexagonal tout entier ? Que pourrait-il advenir d'universités où les étudiants refuseraient toute sélection, et sans doute bientôt aussi tous examens, alors qu'en Asie un milliard et demi d'êtres humains (pour ne parler que de ceux-là) vivent dans un monde de valeurs confucianistes, c'est-à-dire de respect du travail, des études et de la science ?

 Qu'en serait-il d'un système d'information où l'on cesserait de s'intéresser aux différences séparant le vrai du faux, différences qui n'ont en effet guère d'intérêt en termes d'impact médiatique mais qui en présentent de certains par contre lorsqu'il s'agit de survie ? Que pourrait-on faire d'une population dans laquelle on détecte aujourd'hui une proportion statistique incroyablement élevée de vocations à la profession d'acteur, ou de communiquant, en langue française uniquement bien sûr, dans un monde qui, hélas, ne tourne plus seulement autour d'un axe francophone?

 En un certain sens nous ne croyons pas que le problème ainsi posé soit entièrement nouveau. Une très vieille légende en a déjà exploré de longue date les contours : celle de Pinocchio, jeune personnage étrange, mi-pantin, mi-enfant. qui voulait s'amuser du matin au soir, et à qui un renard tentateur avait proposé de l'emmener dans un pays où l'enseignement des écoles ne comportait ni cours ni examen mais seulement des récréations. Hélas, après quelques mois de ce régime, Pinocchio vit ses oreilles se transformer en oreilles d'âne! Et pour ce qui concerne la question des rumeurs (point de censure technicienne ennuyeuse pour imposer au jeune Pinocchio une distinction entre le vrai et le faux) des inconvénients graves apparaissaient au niveau du nez : celui de Pinocchio s'allongeait à chaque mensonge prononcé. Tchernobyl aujourd'hui ne produit pas cet effet, sinon certains nez que nous connaissons seraient longs de plusieurs kilomètres.

Reste tout de même finalement la question de savoir si nous serons un peuple brillant de comédiens, de chanteurs, de clowns et d'acteurs, vautrés dans les charmes d'une merveilleuse civilisation médiatique essentiellement introvertie, faute de connaissance des ethnosavoirs de transe étrangère et même des simples langues étrangères (dont l'acquisition suppose des connaissances, grammaticales et autres) ; ou bien si nous chercherons à développer aussi des ethnosavoirs relevant d'autres espèces, techniques par exemple. Déjà le développement d'un ethnosavoir de transe en russe, chinois ou japonais, marquerait un changement considérable par rapport au cas de figure d'un ethnosavoir de transe limité au strict comportement national artistique, en circuit fermé. Une chose est certaine en tout cas : les chemins véritables de l'écologie et de la protection de l'environnement ne peuvent se limiter à passer par les seuls médias. Ils nécessitent aussi et surtout de la technique et ils supposent l'accomplissement d'efforts. Vingt mille émissions consacrées aux ramassages des papiers dans les rues ne feront pas ramasser un seul papier, puisque les uns seront occupés à parler devant les caméras dans des micros, et les autres absorbés à regarder les écrans ; alors qu'à Tokyo la population ramasse les papiers gras, hommes, femmes et enfants réunis, sans qu'aucune émission de télévision ne soit jamais indispensable à cet effet. De même, des kilomètres de débats sur Tchernobyl n'ont guère servi à autre chose qu'à jouer aux débateurs à propos du nucléaire, sans qu'un seul kWh d'énergie « douce » ait été produit ni qu'on ait avancé d'un pouce dans la voie d'une « autre croissance ».

Nous n'avons pour notre part aucune objection à voir la civilisation de ce pays s'engager sur des voies d'implosion ludique strictement hexagonales. L'accession soudaine d'un très grand nombre de personnes aux tentations de distraction qu'offre la culture pourrait justifier tout à fait cette option. Pourquoi interdire à un peuple de s'offrir quelques décennies de récréation ? Mais l'on sait aussi que lorsqu'on choisit d'être sans arrêt joueur et rien d'autre, on se prépare certaines matinées froides et des réveils durs, d'un genre où l'on découvre que d'autres ont travaillé et produit pendant que l'on s'amusait à dilapider un précieux héritage d'ethnosavoir. Or il se trouve et ce n'est pas de notre fait, que les plus grandes richesses des pays sont aujourd'hui principalement techniciennes et dont nucléaires aussi, puisque l'ensemble des activités industrielles d'une nation est tiré en avant par les secteurs de pointe et par l'énergie. Nous souhaitons pour notre part que l'action d'une fraction de population minoritairement active, et faisant preuve d'un grand talent dans l'entretien des transes ludiques, ne conduise point à dilapider égoïstement et narcissiquement cet héritage, au détriment de l'ensemble et des générations suivantes.