Troisième partie Les pieges de la raisonPREMIER CHAPITRE
LE MYTHE DE LA RATIONALITE
L'universalité du contenu
Existe-t-il, ou pas, un élément universel, une espèce de point fixe, à partir duquel la pensée puisse s'organiser ? Si oui, alors, celui qui a trouvé ce point fixe peut légitimement l'imposer aux autres. Sinon, le relativisme a encore de beaux jours devant lui. Querelle d'intellectuels qui n'intéresse personne ? Non. Si en effet tout est relatif, on ne voit pas très bien pourquoi la défense des droits de l'homme serait supérieure à son contraire. Fait plus grave, écrit à ce sujet Tzvetan Todorov, le relativiste conséquent renonce à l'unité de l'espèce humaine, ce qui est un postulat plus dangereux encore que l'ethnocentrisme naïf de certains colons. L'absence d'unité permet l'exclusion, laquelle peut conduire à l'extermination. De surcroît, le relativiste, même modéré, ne peut dénoncer aucune injustice, aucune violence, pour peu que celles-ci fassent partie d'une quelconque tradition autre que la sienne : l'excision pas plus due les sacrifices humains ne mérite réprobation ; or, on pourrait dire que les camps de concentration eux-mêmes appartienne, à un moment donné de l'histoire russe ou allemande, à la tradition nationale(59)
Inversement, s'il existe une vérité absolue, on tombe dans l'universalisme, et ceux qui n'admettent pas la Vérité sont, au mieux, des fous ou des sauvages qu'il convient d'éduquer. Et les fous, chacun le sait, ont une place réservée dans les asiles psychiatriques. En outre, c'est la position universaliste qui sert de fondement à l'ethnocentrisme, qui consiste à ériger, de manière indue(60) les valeurs propres à celui qui parle en valeurs universelles. En écrivant que dans les représentations collectives de la mentalité primitive, les objets, les être, les phénomènes peuvent être, d'une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu'eux-mêmes (6l), Lucien Lévy-Bruhl veut montrer que les primitifs raisonnent autrement que nous, selon une pensée qu'il qualifie de pré-logique. Ce faisant, il illustre la tentation ethnocentriste qui fabrique des catégories universelles sans toujours s'interroger sur l'origine de ces catégories.
L'alternative entre l'universalisme et le relativisme semble donc déboucher sur une situation embarrassante arbitraire dogmatique ou arbitraire relativiste.
Pour sortir de cette impasse, dont l'un des témoignages les plus anciens remonte à la célèbre discussion entre Platon et Protagoras, certains philosophes ont eu recours à la notion de raison. De quoi s'agitil ?
59 : Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Seuil, Paris, 1989, p. 427.
60 : l'expression "de manière indue" n'est pas à prendre dans un sens moral, car l'auteur de ce texte tomberait alors dans le travers qu'il dénonce comment juger du caractère juste ou indu d'une attitude en l'absence d'un système de valeurs explicite ? I1 ne s'agit ici que d'une critique formelle ou logique. La logique elle-même n'est qu'un contenant vide de sens. Et ce qui justifie son utilisation ici vient de la prétention à une normativité scientifique des platoniciens. I1 est donc légitime d'utiliser la forme de la science qu'est la logique comme instrument d'une critique. Une critique analogue n'aurait sans doute pas grand sens appliquée à des groupes ne se réclamant pas de la science.
61 : Lévy-Bruhl Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Alcan, Paris, 1910.
La raison est habituellement définie comme ce qui permet aux hommes de se comprendre entre eux, ce qui leur permet de juger qu'un enchaînement de propositions est correct ou erroné. En ce sens, la raison est la norme de la pensée humaine. Elle permet notamment de percevoir des rapports non seulement entre des énoncés, mais aussi entre des objets. Elle permet donc d'affirmer l'existence d'une rationalité aussi bien chez le primitif que chez le scientifique moderne. En écrivant qu'elle est la chose du monde la mieux partagée, Descartes en fait même le fondement de l'idéal démocratique.
La raison désigne aussi la cause, le principe, la justification d'une chose ou d'un acte mental. On parle par exemple de la raison d'être d'un objet ou des raisons qui justifient un acte. Enfin, Kant lui a donné un sens très particulier. Elle désigne chez lui, ce qui est a priori, c'est-à dire indépendant de l'expérience. I1 distingue deux domaines d'application de la raison. Elle est théorique quand elle s'applique à la connaissance, elle est pratique quand elle s'occupe de la morale.
Le paradoxe de la raison
La raison n'est pas une notion qui peut se penser comme les autres dès que nous abordons ce problème par la pensée ou le langage, nous sommes en train de faire usage de notre raison, que nous le voulions ou non. La raison ne peut donc être pensée que par elle-même. Il y a là un paradoxe si la raison est seule juge d'elle-même, comment peut-elle savoir qu'elle est dans le vrai ? Inversement, celui qui critique la raison, au nom de quoi peut-il le faire si ce n'est au nom de la raison ?
La mise en ordre.
Que cela nous plaise ou non, notre raison est à l' oeuvre dans notre esprit. C'est par elle que nos perceptions sont ordonnées et classées. Nous pouvons ainsi, pour reprendre la formule de Descartes, redresser un bâton dont l'image, à travers l'eau, nous paraît brisée. La raison joue donc le rôle d'un correcteur de nos sens, car ceux-ci peuvent nous transmettre des informations qui ne sont pas toujours utilisables de manière brute. Il faut l'intermédiaire de la raison pour savoir interpréter.
Nos sens ne sont pas les seuls à nous donner des informations trompeuses. Nos actes peuvent aussi paraître dépourvus de raison. Et nos pensées elles-mêmes ne s'enchaînent pas toujours selon un ordre rationnel. On peut dire, par exemple, que le rêve n'est pas rationnel au sens où il se produit sans être le résultat d'une action réfléchie. Mais cet irrationnel n'est pas totalement dépourvu de raison. I1 a sa raison d'être. La psychanalyse s'est fixée pour tâche de rendre compte de tous les actes en apparence irrationnel que l'homme accomplit tous les jours. C'est ainsi que le rêve, les lapsus, les actes manqués, s'ils restent irrationnels du point de vue de la conscience agissante, sont rationnels du point de vue d'une conscience extérieure ou rétroactive.
Pour les psychanalystes, les actes manqués échappent à la raison sans l'hypothèse de l'inconscient. Comme l'écrit Freud, Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés(62)
62 : Freud, Métapsychologie., Idées Gallimard, pp. 66-67
De la méfiance au rejet
D'une manière analogue, certains phénomènes physiques ont pu sembler irrationnels à certaines époques, comme la grêle ou les éclairs. Les hommes n'arrivaient pas à les expliquer comme le résultat d'une loi rationnelle. L'absence d'explication à un moment donné de l'histoire individuelle ou collective ne signifie pas qu'aucune explication rationnelle ne soit possible. L'irrationalité, avant d'être dans les choses, est le résultat d'une insuffisance de notre connaissance ou de notre pouvoir d'agir.
Dans l'exemple des actes manqués comme dans celui des éclairs, l'irrationnel est apparent tandis que la raison se dérobe. Cette apparence d'irrationnel, toutefois, ne constitue pas une véritable limitation de la raison : s'il échappe à ma raison, il reste du domaine de la raison.
Les limites de la raison
Si tout a une raison d'être, si tout est explicable par la raison, il est assez tentant d'en conclure que le domaine de la raison est infini et qu'elle peut traiter tous les problèmes sans restriction. Malheureusement, l'apparition de l'irrationnel, ce qui échappe à la raison universelle, n'est pas simplement une apparence qui pourrait se dissiper pour peu que la raison s'en donne la peine. Deux hypothèses sont alors possibles. Soit la raison est intrinsèquement limitée, ce qui l'empêche d'accéder à la compréhension totale du monde, soit alors, c'est le monde lui-même qui est irrationnel.
Pour Kant, la raison elle-même est impuissante à tout démontrer. I1 lui faut le secours de l'expérience pour affirmer à bon droit quelque chose sur le monde. En l'absence d'une expérience possible, la raison croit appréhender les choses en soi, c'est-à-dire ce qui se cache derrière le phénomène. C'est cette illusion qui la conduit à entrer en conflit avec elle-même. Voilà donc le plus étrange phénomène de la raison humaine (...) Si, comme cela arrive d'ordinaire, nous concevons les phénomènes du monde des sens comme des choses en soi, si nous acceptons les principes de leur liaison, comme ayant valeur universelle pour les choses en soi et non simplement pour l'expérience, (...) il se manifeste un conflit inattendu qui ne pourra jamais s'apaiser par l'habituelle méthode dogmatique parce que thèse et antithèse peuvent être établies par des preuves également lumineuses, claires et irrésistibles (...) et que la raison se voit ainsi divisée avec elle-même, situation qui réjouit le sceptique, mais qui doit provoquer la réflexion et l'inquiétude chez le philosophe critique (63).
63 : Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, - 52.
La prétention universelle
L'expression c'est irrationnel renvoie à ce que je ne comprends pas, à ce qui, à mon sens, n'aurait pas de raison d'être, à ce qui échappe au principe de raison suffisante. Par exemple, les superstitions ou les divinations sont irrationnelles parce qu'elles n'obéissent pas aux mêmes règles que les méthodes scientifiques. Elles relèvent de la croyance. Toute affirmation qui se prétend rationnelle doit pouvoir, sinon se démontrer ou se vérifier, du moins se justifier. Mais les croyances, du moins certaines d'entre elles, affirment échapper à la raison et ne pas avoir à se justifier.
Les croyances, pour les philosophes rationalistes, sont irrationnelles. Mais cela ne signifie pas qu'elles relèvent d'un irrationnel absolu. Elles le sont dans la mesure où elles ne peuvent pas se justifier par un argument irréfutable. L'astrologie, par exemple, est irrationnelle au regard d'une scientificité rigoureuse. En même temps, l'astrologue sérieux utilise les données astronomiques pour calculer le thème astral de quelqu'un. Dans ce travail fort complexe il détermine des positions planétaires qui changent en fonction du lieu et de l'heure de naissance. Tous les astrologues sont à peu près d'accord sur le calcul d'un thème. Ils obéissent donc à une certaine rationalité en le faisant. Mais ce que contestent les adversaires de cette discipline, c'est le caractère irrationnel de la croyance dans son ensemble. Ce n'est pas le calcul mais l'interprétation qui soulève une controverse.
Autrement dit, à l'intérieur de la sphère qui est la sienne, tout individu suit une certaine rationalité. La question est alors de savoir si cette sphère est elle-même rationnelle.
La revendication irrationnelle
On attribue à Tertullien (Père de l'Eglise, né vers 155, mort vers 225) le célèbre Credo quia absurdum, je crois parce que c'est absurde. I1 ne voulait évidemment pas dire que la religion chrétienne qui était la sienne était absurde ou irrationnelle. Mais il voulait dire que la foi n'est pas une philosophie parmi tant d'autres. La seule façon de lui éviter d'être mise sur le même plan qu'une doctrine quelconque passe par un refus de discuter ses principes mêmes. C'est pourquoi la foi ne doit pas tolérer la discussion. Elle ne se démontre pas. Autrement dit, celui qui croit peut montrer le chemin de la croyance mais ne peut pas convertir autrui par raison démonstrative, pas plus qu'il ne peut être réfuté par une suite d'arguments logiques.
Paradoxalement, l'irrationnel peut être un argument rationnel. Selon Tertullien, en effet, le sentiment d'irrationalité qui peut saisir l'incroyant devant les mystères de la religion est précisément ce devrait le pousser à croire. Si tout était explicable par notre raison, nous n'aurions pas à croire à quelque chose d'irrationnel. Or l'irrationnel existe, donc je dois croire que quelque chose échappe à ma raison.
Tertullien fait donc de l'irrationnel un argument rationnel pour justifier la foi : c'est précisément parce que nous sentons qu'il y a de l'inexplicable que, d'après Tertullien, nous devons croire. Mais dès qu'il est converti, l'homme redevient totalement rationnel à l'intérieur de sa croyance. Tertullien, en dépit de son hostilité aux philosophes de son temps, ne condamne pas la pensée rationnelle : il a bien conscience que la philosophie est indispensable à la réflexion théologique(64).
64 : une version simplifiée de ce texte a paru dans La philosophie au Bac Lettres, ouvrage collectif de Fabrice Guého, Paul Loubière et Fabrice Noval, pp. 150-151, Albin Michel, 1991.
La raison dans l'irrationnel
La folie fournit un autre exemple d'irrationnel. Celui qui est considéré comme fou vit apparemment en dehors de tout contact avec la raison universelle. Mais une étude plus approfondie montre qu'en réalité le fou n'est pas irrationnel. I1 réagit logiquement à une situation illogique.
Dans l'imagerie populaire, écrit David Cooper, le schizophrène est le prototype du fou, i1 est l'auteur d'actes insensés parfaitement gratuits et toujours empreints de violence à l'égard d'autrui. I1 se moque des gens normaux (...) mais en même temps, il leur fournit des éléments de sa propre invalidation. Il est l'homme illogique, celui dont la logique est malade. Ou du moins le dit-on. Mais peut-être pourrions-nous découvrir un noyau de sens au coeur de ce non-sens apparent. (...). Son choix, au dernier point critique, est entre la soumission totale, le complet abandon de sa liberté d'un côté, le départ hors du groupe (...). La plupart des futurs schizophrènes trouvent à ce dilemme une réponse globale qui souvent coïncide, dans l'état des choses du moment, avec celle que la famille trouve pour eux : en quittant leur famille, mais en ne la quittant que pour entrer dans un hôpital psychîatrîque (65).
Une telle situation, dite paradoxale peut conduire l'individu à prendre une décision qui paraîtra forcément absurde à un observateur. La mère, par exemple, qui dit à son enfant montre que tu es une grande fille (ou un grand garçon) le place dans une situation irrationnelle. Soit l'enfant obéit, et il montre qu'il est enfant, puisqu'il obéit. Soit il refuse, et ne montre pas qu'il est grand. Quelle que soit la réaction de l'enfant, elle suscitera la moquerie ou, pire la punition. Le fait d'être en permanence soumis à de tels paradoxes conduit l'individu à une forme de folie : la schizophrénie, c'est-à-dire le fait de fuir la réalité et de se retirer dans un monde imaginaire. Tout le travail du courant antipsychiatrie consiste à trouver la raison d'agir de celui qui est considéré comme fou. Au lieu de se contenter de lui donner un étiquette et de le plonger dans la marginalité d'un hôpital psychiatrique, le médecin peut essayer de comprendre la rationalité d'un comportement qui passe pour irrationnel. C'est alors qu'il peut agir efficacement sur les causes de ce comportement pour l'amener, éventuellement, à changer.
65 : David Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie, pp. 39-41, Seuil, Paris, 1970.
L'opposition rationalisme/empirisme
Schématiquement, la tradition philosophique occidentale distingue le courant des rationalistes et celui des empiristes. Le premier prétend que la raison est non seulement universelle mais qu'elle permet de parvenir à la vérité. Pour les empiristes, au contraire, c'est l'expérience, et l'expérience seule, qui permet l'accès à une vérité. L'opposition entre ces deux courants, très tranchée jusqu'au XVIIIe siècle, est beaucoup moins virulente aujourd'hui. Dans le village des philosophes, rares sont ceux qui prétendent aujourd'hui bannir l'expérience hors de leur territoire.
Inversement, tout aussi rares sont ceux qui rejettent la raison. Le problème est plutôt de savoir quel est le statut des informations collectées, qu'elles le soient par l'intermédiaire de la raison, par celui de l'expérience ou enfin par celui de la croyance (terme vague, à dessein, qui englobe aussi bien les superstitions que les religions, la magie ou l'intuition).
Pour reprendre la thèse kantienne, on peut en effet distinguer entre les connaissances qui relèvent de l'expérience (ex. la Terre tourne autour du Soleil, la vérification est expérimentale), celle qui relèvent de la raison pure indépendamment de toute expérience (ex. . 7 + 5 - 12) et enfin, celles qui sont telles qu'un homme pourvu de raison peut donner ou refuser son assentiment sans qu'on puisse pour autant le déclarer fou (ex. Dieu existe). Imaginons un instant que ces trois types de propositions soient beaucoup moins différentes qu'on ne le croit, qu'il y ait de la croyance dans 7 + 5 - 12, du rationnel dans le magique et du raisonnement dans l'expérience. Cela ne signifierait pas pour autant que ces propositions aient le même statut épistémologique, mais que la différence soit à chercher ailleurs.
Quelle est donc cette raison qui se donne comme universelle et qui prétend organiser notre pensée ? Pour commencer, nous allons repérer sa signification usuelle.
Le terme raison est l'un des plus employé dans le village des philosophes. Faute de pouvoir donner la définition universelle du terme, voire son essence, nous nous contenterons de donner une définition admise par le village des philosophes, celle de Louis-Marie Morfaux dans son Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines. Il s'agit là d'un ouvrage didactique destiné aux élèves ou aux étudiants. Les définitions qu'on y trouve incarne à mon sens la coutume la plus générale actuellement en vigueur chez les philosophes. Elles sont plus courtes que celles qu'on trouve dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande ou dans le dictionnaire de la langue philosophique dePaul Foulquié et Raymond Saint-Jean ou encore dans L'Encyclopédie philosophique universelle des Presses Universitaires de France. Enfin, ce ne sont pas des définitions de recherche qui sont proposées par Louis-Marie Morfaux, mais il donne l'état de la question.
Définition
Raison (lat. ratio, calcul, compte ; méthode, plan, faculté de calculer, de raisonner, raison, jugement ; explication ; raisonnement, argumentation ; théorie, doctrine, de rei, ratus sum, penser, être d'avis).
Phil.
a) faculté de juger propre à l'homme (dit par Aristote animal raisonnable, c'est-à-dire doué de raison, zôon logikon) et commune à tous les hommes (opp. aux autres animaux) . "La puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes" (Descartes, Méth. I) ;
b) cette faculté de juger est dite faculté des principes, en ce sens qu'elle est ordonnée à un système de principes a priori, c'est-à-dire indépendants de l'expérience, auxquels doit se conformer tout exercice de la raison (jugement, raisonnement), du point de vue, soit logique et formel (principes d'identité, de non-contradiction, du tiers exclu) soit épistémologique, s'appliquant au réel sensible (principes du déterminisme, de causalité et, dans certains domaines, de finalité), ces deux derniers étant réunis par Leibniz sous le nom de raison suffisante (Mon. 32) ou déterminante : "jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins du raison déterminante, c'est-à-dire qui puisse rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon" (Théod. I, 44) ;
c) faculté discursive de raisonner (dite parfois raison raisonnante), de combiner des concepts et des propositions pour aboutir à une démonstration ;
d) faculté de percevoir et d'établir des rapports nécessaires (rationalisme) ou constants (empirisme) entre les choses : "faculté de saisir la raison des choses, ou l'ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre connaissance, s'enchaînent en procédant les uns des autres" (A. Cournot) ;
e) principe universel d'explication et de justification : "L'idée de la raison des choses éclaire tout, coordonne tout et guide (...) le moraliste, le politique et l'historien comme le naturaliste, le physicien et le géomètre. C'est le flambeau de tout le monde : il faut bien que ce soit aussi le flambeau du philosophe" (A. Cournot) ; c'est à ce titre que la raison a pu être personnifiée et que la Convention en 1793 a établi le culte de la Raison ;
f) raison constituante et raison constituée (A. Lalande) : la raison constituante est la tendance de l'esprit à l'identité du divers, à la réduction de l'inconnu au connu, rendue manifeste par "l'histoire" de la notion de raison et du corps des principes qui, établis et formulés, se cristallisent provisoirement dans une raison constituée ; ex. les conceptions de l'espace, du temps, du nombre, de la matière, etc. qui se sont succédé dans la pensée occidentale.
2. Méta.
connaissance naturelle (par la lumière. naturelle) en tant qu'elle s'oppose à la connaissance révélée. (par la lumière surnaturelle), objet de la foi : "la raison est l'enchaînement des vérités ; mais particulièrement, lorsqu'elle est comparée avec la foi, de celle où l'esprit humain peut atteindre naturellement sans être aidé des lumières de la foi" (Leibniz, Théod. Discours... 1) ;
b) connaissance directe de l'absolu, de l'être tel qu'il est, qui est l'objet de la métaphysique traditionnelle (psychologie, cosmologie, et théologie rationnelles) : "Dieu a fait la raison pour l'apercevoir comme il a fait l'oeil pour voir et l'oreille pour entendre" (V. Cousin).
3. (Crit.)
chez Saint Thomas et les scolastiques, la raison, bien que ne faisant qu'une faculté avec l'intellect, s'en distingue comme l'acte de la pensée discursive par rapport à la pénétration intuitive et intérieure de la vérité ;
b) chez Kant :
A. Raison théorique ou spéculative
1) au sens large, ce qui est a priori dans la pensée et ne provient pas de l'expérience, rationnel s'opposant à empirique : "connaissance par raison et connaissance a priori sont choses identiques" (R. prat., préface, 14) ; en ce sens, elle comprend toute la théorie transcendantale des éléments (esthétique et analytique transcendantales) ;
2) au sens étroit, elle se distingue, en outre, de l'entendement : "toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l'entendement et finit par la raison (...). Nous distinguerons la raison de l'entendement en la définissant comme la faculté des principes (...). Si l'entendement peut être défini la faculté de ramener les phénomènes à l'unité au moyen de règles, la raison est la faculté de ramener à l'unité les règles de l'entendement sous des principes" (R. pure, Dial., Introd. II A);
3) idées transcendantales de la Raison, qui sont les postulats de la Raison pratique : les propositions qui dérivent du principe suprême de la raison et qui sont transcendantes par rapport à tous les phénomènes, c'està-dire dont on ne peut faire un usage empirique, sont les Idées transcendantales, qui se ramènent à trois classes contenant l'unité absolue soit du sujet pensant (psychologie rationnelle), soit de la série des conditions du phénomène (cosmologie rationnelle), soit de la condition de tous les objets de la pensée en général (théologie rationnelle), lesquelles définissent l'objet de la métaphysique et dont nous pensons l'existence par une disposition naturelle irrésistible sans que nous puissions les connaître par la raison spéculative, mais qu'impose la loi morale comme postulat de la Raison pratique (Dieu, la liberté, l'immortalité de l'âme).
B. Raison pratique ou raison pure pratique :
l'expression de raison pure ne s'applique pas seulement à la raison théorique ou spéculative, mais à la raison pratique qui "dans sa liaison avec la raison pure spéculative" a la primauté : "l'intérêt de son usage spéculatif [de la raison] consiste dans la connaissance de l'objet poussée jusqu'aux principes a priori les plus élevés ; celui de son usage pratique consiste dans la détermination de la volonté relativement à un but final et complet". Or, "si la raison pure peut être pratique par elle-même et l'est réellement, comme le prouve la conscience de la loi morale, il n'y a toujours qu'une seule et même raison qui, au point de vue théorique ou pratique, juge d'après des principes a priori" et, en ce qui concerne les propositions (ou postulats) qu'exige l'accomplissement de la loi morale, "elle doit, dès que ces propositions sont inséparablement liées à l'intérêt pratique de la raison pure, les admettre", d'où il suit que "dans l'union de la raison pure spéculative avec la raison pure pratique pour une connaissance, la primauté appartient à la dernière (...), puisqu'en définitive tout intérêt est pratique et que l'intérêt même de la raison spéculative n'est que conditionné et qu'il est seulement complet dans l'usage pratique" (R. Prat. Dial., ch. II, III). V. Rationnel, Rationalité, Rationalisme, Preuve morale à : Téléologie, Théologie.
4. Pol.' Raison d'Etat : le plus souvent péj., considérations d'intérêt public par lesquelles on prétend justifier certaines mesures préjudiciables à des intérêts privés ou à une personne et contraires à la justice et à l'équité ; ex. on a invoqué la raison d'Etat pour ne pas revenir sur la condamnation de Dreyfus reconnu innocent(66).
De cette définition, on peut retenir que la raison est spécifique à l'homme, elle permet de juger a priori, indépendamment de l'expérience, qu'elle doit se conformer à la logique ou à une épistémologie admise dans le village des scientifiques, enfin, elle est universelle. Mais la raison pose deux questions. D'abord, sur quoi s'exerce-t-elle ? Ensuite, comment peut-on garantir la forme de la connaissance, donnée par la raison ? En d'autres termes, il faut s'interroger sur le contenu et sur le contenant : le premier est constitué des idées, des concepts ou de l'expérience, le second prend aujourd'hui, de plus en plus, une forme logico-mathématique.
Le contenu
A quoi s'applique la raison ? Pour les philosophes essentialistes, la cause est entendue, la raison s'applique à des Idées, des essences ou des concepts. Elle n'a que faire de l'expérience. Elle est transcendantale. L'universalité des Idées, des essences ou l'universalité potentielle des concepts, garantit sa propre universalité. Que cette universalité soit mise en doute et voilà que la raison n'est plus un garde fou contre la construction d'un monde imaginaire qui se prend pour le monde réel. Encouragée par une telle preuve de la force de la raison, écrit Kant, la passion de pousser plus loin ne voit plus de limites. La colombe légère, lorsque dans son libre vol, elle fend 1"air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C'est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible parce que ce monde oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l'entendement pur. I1 ne remarqua pas que ses efforts ne lui faisaient point gagner de chemin, car il n'eut point, pour ainsi dire, d'endroits où se poser et de support sur lequel il pût se fixer et appliquer ses forces pour changer son entendement de. place (67).
A la place des Idées ou des essences certains ont préféré parler de définitions, voire de définitions universelles. La critique de Sextus Empiricus est assez révélatrice des problèmes que pose la définition : si nous proposons de tout définir absolument, nous ne définirons rien à cause de 1a régression à l'infini. Mais si nous estimons que certaines choses peuvent être appréhendées sans recourir aux définitions, alors nous aurons montré. que les définitions ne sont pas nécessaires à 1a compréhension ; étant donné en outre que nous sommes capables d'appréhender toutes les choses sans recourir aux définitions, de la même manière que nous appréhendons celles qui n'ont pas été définies, donc nous ne recourrons absolument à aucune définition, et nous aurons montré que les définitions ne sont pas nécessaires (68).
Les adversaires de la métaphysique ont vu dans l'expérience le socle sur lequel la raison pouvait s'exercer. Là encore, pour qu'il y ait universalité, il faut au préalable supposer une universalité de l'expérience. Mais comment garantir qu'une même expérience sera effectivement reçue de la même manière par deux observateurs ? La solution kantienne de l'esthétique transcendantale consiste à supposer une universalité des formes a priori de la sensibilité qui garantit, potentiellement, l'universalité de l'expérience. Et la raison peut alors s'appliquer avec quelque chance de succès. Mais la solution kantienne pose à son tour des questions : quelle est donc le statut de cette raison qui se juge elle-même ?
66 : Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Colin, Paris, 1980.
67 : Kant, critique de la raison pure, traduction de A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1975, p. 36.
68 : Sextus Empiricus, Hypotyposes, traduction de Jean-Paul Dumont, II, 207-208.
Le contenant
On ne s'attendrait pas à trouver trop de difficultés dans l'étude du contenant. La logique et les mathématiques peuvent passer pour la méthode universelle de la raison. Dès lors, il suffirait qu'un problème soit calculable pour que sa solution soit universelle. Pourtant, alors même que la logique formelle commençait à exister, elle a suscité de sévères critiques, notamment de la part de Sextus Empiricus : Ils [les Stoïciens] ont imaginé, pures fictions, de nombreux indémontrables, mais ils en ont défini principalement cinq dont les autres semblent tous dériver ( ). Ces indémontrables dont ils nous rebattent les oreilles, tous me semblent non valides par l'effet de 1a redondance (69)..
Le scepticisme et le relativisme font peu d'adeptes aujourd'hui dans le village des philosophes. On préfère au contraire s'aligner sur la logique qui, vieille de plus de 2 300 ans, peut être considérée comme l'une des sciences les plus anciennes à tel point que certains, Kant par exemple, affirment tranquillement qu'elle n'a pas changé et ne changera pas : Que 1a logique ait suivi ce chemin [celui de la voie sûre d'une science] déjà depuis les temps les plus anciens, souligne Kant, le fait que, depuis Aristote, elle n'a été obligée de faire aucun pas en arrière, suffit à le montrer : je suppose en effet que l'on ne voudra pas lui compter pour des améliorations la mise au rancart de quelques subtilités superflues ou une détermination plus claire de son exposé, choses qui touchent plutôt à l'élégance qu'à la certitude de la science. Ce qu'il faut admirer en elle, c'est que, jusqu'à présent, elle n'a pu faire, non plus, aucun pas en avant et que, par conséquent, selon toute apparence, elle semble close et achevée? (70). La postérité ne lui donnera pas raison sur ce point, nous le verrons.
En dépit de l'extraordinaire confiance que les philosophes ont mise dans la logique, elle n'est peut-être pas universelle. On peut aujourd'hui fabriquer des systèmes formels, utilisables par une machine, qui ne correspondent en rien à l'idée que nous nous faisons de la logique. Petit à petit l'idée surgit que, peut-être, il faut parler de logiques au pluriel. Dès lors, que devient la prétention de la raison à l'universalité ? Ne s'agit-il pas d'une nouvelle forme de dogmatisme ?
Néanmoins, si l'ethnométhodologie, dans la forme que lui a donné Yves Lecerf à Paris VIII, récuse le dogmatisme, elle ne sombre pas pour autant dans le relativisme, comme nous l'avons déjà souligné dans la première partie de ce travail.
70 : Kant, op. cit., p. 15. (D9 : Sextus Empiricus, op. cit., II, 157-159.