CINQUIEME CHAPITRE

DE LA PREDICTION AU HASARD
 
 

L'antinomie de la prédiction

Si Kant a fait de la liberté le troisième conflit des idées transcendantales, c'est parce qu'il avait compris, avant que Laplace n"invente son démon, quelle serait la conséquence d'un strict déterminisme. Russell prétend que Kant a commis des erreurs de logique qui lui ont permis d'arriver à la réfutation d'une thèse et d'une antithèse (225). I1 lui reproche d'avoir mal compris le concept d'infini. I1 est vrai que Russell se contente de réfuter les deux premières antinomies mais étant donné que la troisième utilise elle aussi la notion d'infini (de généralité illimitée), on peut penser qu'il n'aurait pas hésité à la rejeter aussi.

Au moment où il écrit Our knowledge of the External World, Russell cherche à purifier la philosophie de ses problèmes mal posés. S'il s'attaque aux antinomies c'est qu'il y voit une forme de défi à la logique. Quand des logiciens comme Gödel ou Church découvriront les procédures d'indécidabilité, les antinomies paraîtront une espèce d'anticipation. A la fin de son livre, Russell défend la thèse qu'on peut parfaitement admettre le déterminisme dans les cas où nous avons des preuves expérimentales, mais que nous n'avons aucune raison de l'admettre a priori d'une manière générale. Il admet donc la possibilité d'une prédiction en ce qui concerne les faits physiques observables.

225 : B. Russell, Our knowledge of the External World, trad. P.Devaux, La Méthode scientifique en philosophie., Payot, 1971, pp. 164 sq.
 
 

Un déterminisme sans prédiction.

Néanmoins, quelques auteurs se sont attachés à montrer que la notion du déterminisme était indépendante de la notion de prédiction. Popper ne mentionne pas ces tentatives et il est raisonnable de supposer qu'il ne les connaît pas. Cournot est sans doute celui qui a le plus développé une telle distinction. Il n'est certes pas le premier à distinguer la causalité de la prédiction. Aristote avait déjà esquissé une semblable possibilité avec sa théorie des futurs contingents. Mais la nouveauté de Cournot consiste à admettre le déterminisme sans admettre la prédiction. Son dessein était sans doute de retirer au hasard son côté irrationnel, voire magique, pour en faire une analyse conforme avec son idée de la science. I1 dit par exemple : De même qu'une chose doit avoir sa raison, alors tout ce que nous appelons événement doit avoir une cause. Souvent la cause d'un événement nous échappe, ou nous prenons pour cause ce qui ne l'est pas ; mais ni l'impuissance où nous nous trouvons d'appliquer le principe de causalité, ni les méprises où il nous arrive de tomber en voulant l'appliquer inconsidérément, n'ont pour résultat de nous ébranler dans notre adhésion à ce. principe, conçu comme. une règle absolue et nécessaire (226).

Dans cette citation on remarque d'abord que Cournot prend soin de ne pas confondre la cause d'un événement et la raison de quelque chose. Ce sont les choses qui ont une raison d'être. Un événement n'est pas, il se produit. La raison est une nécessité métaphysique alors que la cause est une nécessité scientifique. Cournot admet qu'on puisse passer de l'une à l'autre sans qu'on puisse pour autant les identifier. Nous reviendrons plus loin sur la distinction entre la raison (ou l'explication, la justification) et la cause. Un événement ne peut donc être justifié. Ce n'est pas chez Cournot une simple question de terminologie. Il veut au contraire se séparer de la métaphysique des raisons pour se cantonner à la science des causes. On remarque ensuite un certain dogmatisme dans son raisonnement puisqu'il justifie la causalité par la nécessité du principe de raison.

I1 écrit plus loin : Nous remontons d'un effet à sa cause immédiate, cette cause à son tour est conçue comme effet et ainsi de suite, sans que l'esprit conçoive, dans l'ordre des événements, et sans que l'observation puisse admettre aucune limite à cette progression ascendante (...). Cette chaîne indéfinie de causes et d'effets qui se succèdent, chaîne dont l'événement actuel forme un anneau, constitue essentiellement une série linéaire (227). Cournot insiste bien ici sur le fait que l'esprit humain (c'est-à-dire nous) part de l'effet pour aller vers la cause. Au schéma traditionnel A est la cause de B, il substitue : B est causé par A.

Ces deux énoncés, quoique voisins, sont passablement différents. D'un strict point de vue logique, le premier signifie que A est une condition suffisante de B, mais qu'une autre cause pourrait elle aussi avoir B comme effet. Par exemple le choc de deux boules de billard à l'instant t est la cause de leur emplacement à l'instant t + dt. Mais on peut concevoir, tout en admettant un déterminisme rigoureux, que l'un des joueurs les mette exactement à la même place sur le tapis, sans que leur emplacement ait été causé par un choc. Si donc des mêmes causes on descend aux mêmes effets, il ne s'ensuit pas que des mêmes effets on remonte aux mêmes causes. Cournot ne suggère évidemment rien de tel. I1 veut plutôt dire que c'est à partir de l'effet qu'on peut envisager la cause. I1 rejoint ici la démarche de Galilée qui choisit l'étude de B avant de passer à celle de A.

Le souci de Cournot semble être une nouvelle fois d'éviter une spéculation, de type métaphysique, portant sur des causes qui ne sont pas actuellement présentes.
 
 

226 : A. Cournot, Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique. philosophique, - 29, Hachette pp. 49-52.

227 : Ibid., p. 50.
 
 

La contiguïté

I1 insiste d'autre part sur la notion de cause immédiate. Ce qui l'intéresse, en tant que savant, ce n'est pas un quelconque événement ayant précédé ce dont on cherche la cause. I1 veut réduire asymptotiquement le temps qui s'écoule entre l'effet et la cause. Il cherche l'événement contigu dans le temps à l'effet. On a ici l'impression que son rationalisme le porte à voir dans les faits quelque chose qui ressemble étrangement à l'évidence de Descartes. On a bien chez les deux auteurs la comparaison avec une chaîne, causale chez Cournot, discursive chez Descartes. L'évidence et l'immédiateté sont les plus petites séparations possibles entre deux idées ou entre deux faits. L'objection de Leibniz à Descartes s'appliquera aussi bien à Cournot : qu'est-ce donc que cette immédiateté qui semble comme la vérité chez Spinoza être à elle-même son propre critère ? Quel est le support matériel de la chaîne causale ? Si, avec Cournot, on refuse la notion d'essence, on tombe ici dans une impasse et on se retrouve contraint à admettre qu'une entité aussi ambiguë que le temps est en dernier ressort ce qui lie deux événements.

Cournot ne semble pas s'être préoccupé de cet aspect de la causalité. A la manière de Leibniz, il énonce le principe, il le formule, sans jamais vraiment l'expliquer. Mais, comme nous l'avons indiqué, l'originalité de Cournot consiste à séparer le déterminisme de la prédiction.
 
 

La matrice impossible de tous les paramètres

Cournot est certes conscient que l'interférence des séries causales peut être fort complexe. Il rejoint ici J.S. Mill qui écrivait avant lui : rarement, pour ne. pas dire jamais, subsiste cette séquence invariable entre un conséquent et un antécédent unique. Elle existe habituellement entre un conséquent et la somme de plusieurs antécédents, la réalisation simultanée de tous ces derniers étant indispensable pour produire le conséquent, c'est-à-dire pour qu'infailliblement succède ce conséquent. Dans de tels cas, il est courant qu'on mette à part l'un de ces antécédents, qui seul reçoit le. nom de Cause, tandis qu'on appelle les autres simplement Conditions (228).

Cournot, qui n'avait sans doute pas eu connaissance de ce texte admettait semblablement qu'un événement se rattache à une multitude, ou même à une infinité de causes diverses. Alors les faisceaux de lignes concurrentes par lesquels l'imagination se représente les liens qui enchaînent les événements selon l'ordre de la causalité, deviendraient plutôt comparables à des faisceaux de rayons lumineux, qui se pénètrent, s'épanouissent et se concentrent, sans offrir nulle part d'interstices ou de solutions de continuité dans leur tissu (229). Mais, dans ce cas, rien n'interdirait au démon de Laplace de connaître cette complexité et de prédire l'événement causé par ces faisceaux de lignes concurrentes. La notion d'une infinité de causes rend évidemment impossible pratiquement la prédiction. Et si le démon n'est qu'une vaste intelligence humaine débarrassée de ces restrictions contingentes, il ne peut embrasser une infinité. On peut toutefois supposer qu'il dispose d'un temps infini qui rend à la rigueur la prédiction théoriquement envisageable.

228 : J. S. Mill, A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, éd. française Germer Baillière et Cie, 1880, t. I, p. 370.

229 : A. Cournot, op. cit. 29.
 
 

Les chaînes causales indépendantes

Cournot ne s'arrête pas là. I1 pense que la complexité des causes est compatible avec l'idée de chaînes causales indépendantes les unes des autres. Le hasard intervient quand deux chaînes se rejoignent. Par exemple, Desaix est tombé à Marengo le jour même où Kléber était assassiné au Caire (230). Les deux faits n'ont rien de commun et le hasard, ou le caractère de fortuité, ne tient qu'au caractère d'indépendance des causes concourantes.

Cournot se reconnaît un précurseur en la personne de Jean de la Placette qui a écrit en 1714 : le hasard renferme quelque chose de réel et de positif, savoir un concours de deux ou trois événements contingents, chacun desquels a sa cause, en sorte que leur concours n'en a aucun que 1 ' on connaisse (231). L'analyse de Cournot est plus élaborée en ce sens qu'il ne se contente pas de parler en termes de probabilité. Les événements dus au hasard ne sont pas rares à cause du hasard. C'est au contraire parce qu'ils sont rares qu'ils nous surprennent. Par exemple, si d'une urne contenant un nombre égal de boules blanches et de boules noires, on extrait une boule blanche, cela n'a rien de rare ni de surprenant, pas plus que l'extraction d'une boule noire ; pourtant l'un et l'autre événement doivent être considérés comme des résultats du hasard, parce qu'il n'y a manifestement aucune liaison entre les causes qui font tomber sur telle ou telle boule les mains de l'opérateur et la couleur de ces boules (232).

230 : Ibid.

231 : J. de la Placette, Traité des jeux de hasard, La Haye, 1714.

232 : A. Cournot, op. cit.,- 31, pp. 53-54.
 
 

Le hasard inéluctable

On peut encore imaginer que néanmoins tout se tienne dans l'univers et qu'en conséquence la rencontre inopinée de deux séries causales indépendantes soit en réalité déterminée. Une telle objection ne serait pas recevable pour Cournot qui tient à rester dans le cadre de l'humain. Certes, si on suppose que Dieu sait tout, on trouvera toujours un moyen de justifier sa connaissance de l'avenir. Quand bien même elle prétendrait reposer sur un déterminisme orthodoxe, l'argumentation serait circulaire, puisqu'elle s'appuierait subrepticement sur un déterminisme métaphysique.

Cournot poursuit ainsi son argumentation : Soit qu'il y ait lieu de regarder comme fini ou comme infini le nombre des causes ou des séries de causes qui contribuent à amener un événement, le bon sens dit qu'il y a des séries solidaires ou qui s'influencent les unes les autres, et des séries indépendantes, c'est-à-dire qui se développent parallèlement ou consécutivement, sans avoir les unes sur les autres la moindre influence, ou (ce qui reviendrait au même pour nous) sans exercer les unes sur les autres une influence qui puisse se manifester par des effets appréciables. Personne ne pensera sérieusement qu'en frappant la terre du pied il dérange le navigateur qui voyage aux antipodes, ou qu'il ébranle le système des satellites de Jupiter ; mais, en tout cas, le dérangement serait d'un tel ordre de petitesse, qu'il ne pourrait se manifester par aucun effet sensible pour nous, et que nous sommes parfaitement autorisés à n'en point tenir compte. Il n'est pas impossible qu'un événement arrivé à la chine ou au Japon ait une certaine influence sur les faits qui doivent se passer à Paris ou à Londres ; mais en général, il est bien certain que la manière dont un bourgeois de Paris arrange sa journée n'est nullement influencée par ce qui se passe actuellement dans telle ville de Chine ou jamais les Européens n'ont pénétré. Il y a là comme deux petits mondes, dans chacun desquels on peut observer un enchaînement de causes et d'effets qui se développent simultanément, sans avoir entre eux de connexion, et sans exercer les uns sur les autres d'influence appréciable. Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d'autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu'on nomme des événements fortuits ou des résultats du hasard (233).

233 : Ibid.,- 30.

Le battement de l'aile du papillon

Si nous avons cité Cournot un peu longuement c'est pour bien mettre en évidence les points suivants : il insiste sur la nécessité de ne parler de cause qu'en cas d'influence manifeste. On peut supposer que le battement de l'aile du papillon aura une incidence sur le temps qu'il fera demain, mais tant qu'il ne s'agit que d'une hypothèse qui n'est étayée par aucune observation, nous sommes autorisés à ne pas en tenir compte. Cournot est tout simplement en train de prendre ses distances par rapport au déterminisme métaphysique pour mieux défendre un déterminisme scientifique plus restreint.

Si on analyse à présent le hasard de Cournot on trouve quelque chose qui ressemble étonnamment à sa vision de la causalité. Une telle interprétation a de quoi surprendre mais elle semble découler logiquement des textes cités. En effet, ce qui nous autorise à parler de hasard, c'est une rencontre de séries causales indépendantes. Cette rencontre pourrait tout aussi bien s'appeler concomitance. Desaix et Kléber meurent le même jour. Qu'est-ce qui me fait associer ces deux événements indépendants ? Ce n'est pas, comme chez Bergson, le simple résultat de la recherche d'une signification humaine. C'est une relation temporelle qui est ici en jeu. Ma main rencontre une boule noire dans une urne au lieu d'une boule blanche. Voilà qui est contingent. Mais il y a rencontre entre les positions des boules et la position de ma main. Les deux séries se retrouvent liées dans le temps.

Nous avons vu plus haut que la causalité immédiate (la vraie causalité scientifique) n'était pas autre chose qu'une quasi concomitance temporelle. La différence entre le hasard et la nécessité se ramène donc chez Cournot à la différence entre la succession et la simultanéité. L'impossibilité de la prédiction concerne en réalité l'impossibilité de prédire que deux événements indépendants seront ou ne seront pas simultanés. Vidée de tout contenu essentiel ou métaphysique, la contingence se retrouve soumise à une espèce de temps aveugle. On peut raisonnablement se demander si les conclusions de cette conception ne se ramène pas à une forme de fatalisme naïf, tel qu'on en trouve l'expression mythologique dans la nécessité (anangkê) grecque. Cournot n'aurait sûrement pas admis ces conclusions mais, l'affirmation des essences mise à part, on voit mal comment il aurait pu les refuser.