Cinquième partie : Application aux sciences formelles

PREMIER CHAPITRE

NAISSANCE DE L'EXIGENCE FORMELLE

L'idéologie dominante

La pluPart des auteurs qui se préoccupent de formalisme, qu'ils soient logiciens, mathématiciens ou informaticiens, défendent des positions à la fois idéalistes et dualistes : ils admettent d'une part que nous ne connaissons que des représentations des choses et non pas les choses elles mêmes et, d'autre part, ils reconnaissent l'existence de deux réalités irréductible l'une à l'autre, le logiciel et le matériel par exemple, le sens et la formulation, le nombre et le rapport entre les nombres. Rares sont les membres de ce village qui professent ouvertement des idées contraires. Wittgenstein est sans doute l'exception la plus notable, mais cette partie là de sa pensée est souvent passée sous silence. Les auteurs anglo-saxons préférant souvent se servir de Wittgenstein comme d'un bouclier logiciste destiné à se protéger des attaques continentales.

Pour le philosophe, ce village de formalistes, idéalistes et dualistes, fait partie d'un village un peu plus grand, celui des platoniciens. Nous avons vu dans la troisième partie de ce texte que le platonisme soulevait de nombreuses difficultés non résolues à ce jour. Mais les formalistes soutiennent volontiers que ces difficultés ne concernent que les philosophes qui se préoccupent de questions politiques ou ontologiques, comme Platon avec sa cité idéale. En aucun cas, elles ne sauraient les concerner. Après tout, les postulats de la logique formelle, les nombres ou les algorithmes peuvent fort bien avoir une espèce de réalité ontologique sans qu'on soit obligé d'admettre le reste du platonisme. Dans une certaine mesure, ils essaient de déplacer le platonisme : il n'est plus du côté des Idées, mais du côté de la liaison entre les Idées, c'est-à-dire du côté du jugement, du raisonnement ou de la preuve.

Tout se passe comme si le platonisme était finalement l'horizon indépassable de la pensée occidentale ! A y regarder de plus près, toutefois, les choses ne sont pas si simple. Et l'ethnométhodologie s'avère là encore d'un grand secours. Commençons par voir ce que le village des philosophes comprend lorsqu'il entend le mot Idée.
 
 

Le réalisme logique

Comme nous l'avons vu, avec un I majuscule, le mot renvoie à Platon qui désigne par ce terme les formes intelligibles existant en soi, hors de nos esprits. I1 y a de multiples choses belles, de multiples choses bonnes, affirme Platon, et nous appelons Beau en soi, Bien en soi et ainsi de suite, l'être réel de chacune des choses que nous posions d'abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur Idée propre, postulant l'unité de cette dernière (246). Le monde des Idées, éternel et immobile, s"oppose au monde sensible qui n'en est qu'une copie imparfaite et mouvante.

246 : Platon, République, VI, 507 b

Sans admettre la notion de copie, Spinoza accepte lui aussi la réalité des idées : l'idée vraie (car nous avons une idée vraie) et quelque chose de distinct de ce dont elle est l'idée : autre est le cercle, autre l'idée du cercle. L'idée du cercle n'est pas un objet ayant un centre et une périphérie comme le cercle, et pareillement l'idée d'un corps n'est pas ce. corps même. Etant quelque chose de distinct de ce dont elle est l'idée, elle sera donc aussi en elle-même quelque chose de connaissable (...). Pierre, par exemple est un objet réel ; l'idée vraie de Pierre et l'essence objective de Pierre et, en elle-même elle est aussi quelque chose de réel qui est entièrement distinct de Pierre lui-même (247). Habituellement, on rattache le jugement à l'idée, car c'est lui qui permet le classement de l'idée dans l'esprit. Le jugement est alors pensé comme un acte, une décision de l'esprit. Par lui nous posons qu'une proposition ou une croyance est vraie.

247 : Spinoza, Traité sur la réforme de l'entendement, • 27, ed. Garnier-Flammarion p. 190.
 
 

Idée et Jugement

L'idée et le jugement sont un peu comme les deux côtés d'une même pièce de monnaie. Le jugement s'applique aux idées des choses et non pas aux choses elles-mêmes. Inversement, une idée qui ne passe pas par le crible du jugement a toute chance de n'être qu'une image ou une fuite dans l'imaginaire. Mais, si l'accord ne règne pas en ce qui concerne les Idées elles-mêmes, la plupart des auteurs admettent une relative égalité devant le jugement : La puissance de bien juger, estime par exemple Descartes, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme 1e bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes (248).

248 ; Descartes, Discours de la méthode, 1
 
 

L'opposition Héraclite/Parménide

La philosophie occidentale s'est construite à partir de l'opposition entre Héraclite et Parménide. Pour le premier, le monde est en perpétuel devenir, nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve. Les choses ne sont jamais stables, elles sont toujours soumises à un mouvement incessant. Dans un tel univers, l'esprit est saisi de vertige devant la pure diversité du monde sensible. Non seulement tout change, mais l'esprit, à son tour, quand il essaye de fixer les choses, est saisi dans ce mouvement incessant. C'est pourquoi, quand bien même il existerait une chose qui se tiendrait en dehors du champ du changement, nous ne pourrions pas la voir notre esprit, sans aucune permanence, ne pourrait pas comparer deux images ou deux idées d'une même chose.

Au contraire, pour Parménide, to on emmenai, l'être perdure, le monde est immobile et le mouvement n'est qu'une illusion. I1 est facile de se moquer et de prouver le mouvement en marchant. Mais cette boutade n'a pas de valeur au pays des philosophes la marche n'est peut-être qu'une illusion et, comme l'a montré Zénon d'Elée, l'hypothèse du mouvement conduit elle-aussi à des conséquences troublantes : il faudra attendre le XXè siècle pour trouver la faille mathématique du raisonnement ! Plus sérieusement, Parménide établit la réalité de l'Etre et oppose l'opinion empirique à la pensée logique.

Ethnométhodologiquement parlant, ces deux positions correspondent à des expériences de notre vie quotidienne : les choses se modifient chaque jour, mais en même temps, elles restent identiques à elles-mêmes puisque nous pouvons les identifier. Le fleuve n'est jamais le même étant donné que l'eau qui le compose coule. Mais il continue néanmoins à être ce fleuve particulier. I1 y a donc une certaine permanence dans les choses.
 
 

La première réconciliation

Les Idées, découvertes par Platon, constituent une tentative pour concilier les deux points de vue. Au delà de la matérialité multiple et changeante, il existe une forme commune à toutes les choses. Par exemple, derrière la multiplicité des lits possibles, il existe une forme idéale du lit, éternelle et immuable. Il y a trois sortes de lits, écrit Platon, l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense que Dieu est l'auteur ... Une seconde est celle du menuisier. Et une troisième, celle du peintre (249).

Chez Platon, les objets matériels sont une copie de l'Idée intelligible. Mais toute copie est inférieure à l'original. Le lit que le peintre dessine sur son tableau est une copie du lit fabriqué par le menuisier. A son tour, ce dernier est une copie du lit intelligible dont la divinité est le créateur. Plus généralement, le monde sensible est une copie imparfaite du monde intelligible.

Comment pouvons-nous néanmoins accéder à ces Idées parfaites ? Les Idées platoniciennes, en effet, n'ont pas grand chose à voir avec ce que nous appelons aujourd'hui idées. Elles ne sont pas le résultat d'une reconstruction mentale effectuée à partir de l'expérience. Selon Platon, notre âme a déjà contemplé les Idées avant d'être unie à notre corps. Au moment de la naissance, nous oublions cette vie antérieure, mais nous gardons la possibilité de nous souvenir de ces Idées. Le philosophe a pour mission de nous faire sortir de la caverne, c'est-à-dire de nous aider à nous souvenir. En d'autres termes, Platon est obligé de recourir au mythe, par définition hors du champ de la réfutation, pour justifier sa métaphysique.

Plus généralement, les idées sont des représentations intellectuelles. Le problème se pose alors de savoir d'où viennent les idées. Existent-elles à l'extérieur de notre esprit comme le pense Platon ? Sont-elles en nous dès notre naissance ? ou bien viennent-elles de l'expérience ?

249: Platon, République, X, 597 b.
 
 

La solution empirique

Les empiristes, au contraire, estiment que les idées n'ont pas d'existence en dehors de notre esprit. Pour eux, elles dérivent de l'expérience. C'est à force de voir des objets qui ont une certaine ressemblance que je parviens à fabriquer une idée. Ce ne sont plus les objets qui sont la copie des Idées, mais ce sont les idées qui dérivent des objets du monde sensible. Si nous avons des idées, le problème consiste à savoir comment nous pouvons les mettre en rapport les unes avec les autres de manière à former un tout cohérent. C'est là qu'intervient la faculté de juger. Supposons donc, écrit Locke, qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit : comment vient-elle à recevoir des idées ? (...) A cela je réponds en un mot : de l'expérience ; c'est là le fondement de toutes nos connaissances ; et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, que nous pouvons avoir naturellement (250).

250 ; Locke, Essai concernant l'entendement humain, II, 1
 
 

La faculté de juger

Le fait d'associer deux idées et d'affirmer leur liaison constitue un jugement. Dire, par exemple, "ce vêtement est bleu" c'est porter un jugement. Mais comment l'esprit est-il amené à se prononcer ?

Pour Descartes, le jugement relève de la volonté . c'est elle qui affirme ou qui nie. I1 nous est toujours possible de. suspendre notre jugement si nous ne sommes pas en présence d'idées claires et distinctes. C'est par précipitation que nous donnons notre assentiment à des choses que nous connaissons mal et que nous pouvons tomber dans l'erreur. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? s'interroge Descartes, c'est à savoir de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas (251).

Pour bon nombre d'auteurs, la pensée, en tant que telle, se ramène à un ensemble de jugements. Si on veut accéder à la vérité, il faut en effet pouvoir juger quelles idées doivent être liées et lesquelles doivent être séparées. Comme nous pouvons ramener tous les actes de l'entendement à des jugements, l'entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger (252), souligne Kant. Quant au jugement en général, il est la faculté de penser le particulier comme contenu dans le général (253).

251: Descartes, Méditations, IV, Vrin p. 58

252 ; Kant, Critique de la Raison pure, Anal. 2ème section

253: Kant, Critique du Jugement, Introduction, IV.
 
 

Les différents types de jugement

Pour comprendre ce qu'est la pensée, il est donc nécessaire de classer les jugements selon leurs différentes formes. on distingue traditionnellement entre les jugements a priori et les jugements a posteriori. Les premiers ne dépendent pas de l'expérience. Ainsi, quand je dis que "tous les triangles ont trois côtés", je n'énonce pas quelque chose qui dépend de l'expérience : le jugement découle de la définition même du triangle. Mais si je dis "la terre est ronde", c'est par expérience que je peux le vérifier.

On distingue également les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Dans les premiers, le prédicat est contenu dans le sujet. Par exemple, dans la proposition "tous les corps sont étendus", une analyse de l'essence du corps nous conduira nécessairement à la notion d'étendue. Ce type de jugements est du ressort de la logique formelle, ils peuvent se démontrer comme des théorèmes de logique. Somme toute, ils dérivent du principe de non contradiction. Bien qu'ils soient nécessairement vrais, ces jugements ne font pourtant pas progresser notre connaissance : dans une certaine mesure nous savons déjà ce qui est affirmé. Le jugement analytique ne fait que le rendre explicite.

Au contraire, dans le jugement synthétique, on ajoute quelque chose au sujet. Dans la proposition "tous les corps sont pesants", on ajoute la notion de pesanteur à l'essence du sujet "corps". Les deux notions sont radicalement différentes et ne peuvent se déduire l'une de l'autre. Les jugements de ce type, qui ne peuvent se réduire à la logique formelle, nous apprennent quelque chose.

Tous les jugements d'expérience sont synthétique et a posteriori. Jusqu'au XVIIIème siècle, on pensait que seuls les jugements analytiques étaient a priori. Mais Kant a montré que certains jugements pouvaient être à la fois a priori et synthétique, comme les jugements de causalité et certains jugements mathématiques. Dire par exemple que 7 + 5 = 12 est vrai a priori, c'est-à-dire indépendamment de toute expérience. En effet, même si je ne suis jamais allé sur Mars, je sais que la somme de 7 martiens et de 5 martiens donnera 12 martiens ; je suis pourtant dans l'impossibilité de le vérifier par expérience ! Mais en même temps, 12 n'est contenu ni dans 7 ni dans 5. Il s'agit donc d'un jugement synthétique. Ce sont de tels jugements, pour Kant, qui rendent la science possible.
 
 

La nécessité du jugement

Peut-on raisonnablement penser que les idées sont en quelque façon conforme au monde extérieur ? Pour éviter de sombrer dans l'erreur, les sceptiques suspendaient leur jugement, ce qui les amenaient au refus d'affirmer quoi que ce soit et les conduisaient à une indifférence générale. Pour eux, aucune chose n'était préférable à une autre. Mais cette position se heurte à une contradiction : si aucune chose n'est préférable à une autre, la position sceptique n'est pas davantage préférable que n'importe quelle autre position. Il n'est donc pas vraiment possible de refuser son jugement. Tout au plus est-il possible de pratiquer une "suspension du jugement" provisoire.

L'ethnométhodologie suit ce chemin en y ajoutant une précision. Non seulement il faut, à la manière de Husserl pratiquer l'êpochê, mais il faut aussi garder en mémoire qu'un jugement est impossible hors contexte. Le jugement n'est pas simplement une opération d'un esprit désincarné. I1 est un acte social. Les règles du jugement ne sont pas données une fois pour toute, elles sont sans arrêt en train de se créer.