TROISIEME CHAPITRE

LA VERITE
 
 

Sphère publique, sphère privée

La vérité est à la fois une affaire personnelle et l'affaire de tous. Affaire personnelle dans le sens où elle réclame mon assentiment intime, et que nul autre que moi ne peut me persuader d'une vérité. Affaire de tous dans le sens où elle est nécessaire pour que les hommes puissent parvenir à un accord. La difficulté de la vérité vient donc de cette double exigence : elle doit me convaincre moi et, à travers moi, elle doit s'imposer à tous les hommes.

La vérité, telle qu'elle est abordée par le village des philosophes occidentaux au XXème siècle, peut être une conformité avec une réalité empirique extérieure à nous. Dans ce cas, la vérité est pensée comme adéquation entre l'expression de la pensée et l'objet de la pensée. Par exemple, la proposition la terre est ronde sera vraie si et seulement si le mouvement de la terre est réel. Les propositions, dit Aristote, sont vraies en tant qu'elles se conforment aux choses mêmes (263). Plus généralement, la notion d'adéquation débouche sur celle d'un accord. Le vrai, que ce soit une chose vraie ou un jugement vrai, estime Heidegger, est ce qui est en accord, ce qui concorde. Etre vrai et vérité signifie ici s'accorder, et de ce d'une double. manière. : d'abord comme accord entre la chose et ce qui est présumé d'elle et, ensuite, comme concordance entre ce qui est signifié par 1 'énoncé et la chose (264).

Par la suite, cet accord deviendra un contrat, au sens ou on ne cherche plus l'accord entre la chose et l'esprit, entre le mot et la chose, maisl'accord de celui à qui le discours s'adresse. En s'affranchissant ainsi de la contrainte du réel, la proposition vraie rejoint le formalisme. C'est un peu ce que dit Wittgenstein quand il écrit : Si le monde n'avait point de substance, le fait de savoir si une proposition a un sens dépendrait de celui de savoir si une autre proposition est vraie (265).

Si par réalité on entend les Idées qui sont éternelles et immuables, la vérité devient ontologique. Elle désigne un discours sur l'Etre qui

reproduit non pas une réalité empirique mouvante, mais une réalité idéale.

Elle est aussi un sentiment, une adéquation à une réalité sociale, qui n'est pas réductible à un simple raisonnement. Nous connaissons la vérité, remarque Pascal, non seulement par la raison, mais encore par le coeur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre (266).

A toute personne qui affirme être en mesure de prouver quelque chose, le sceptique peut toujours répondre prouve ta preuve. Doit-on en conclure qu'aucune preuve n'est absolument décisive ? Et qu'aucune vérité ne saurait être atteinte ?

Qu'est-ce qui peut motiver les hommes à chercher le vrai ? Après tout, rien ne garantit que la volonté du vrai soit nécessairement une bonne chose. Une douce ignorance ne peut-elle pas permettre une vie plus agréable ? Si on admet que la vérité existe d'une quelconque manière, il reste à trouver un critère qui permette d'y accéder. Mais il faudrait en outre être capable de montrer que ce critère est lui-même vrai. Est-il possible de sortir de ce cercle ?
 
 

263 ; Aristote, De l'Interprétation, 9, 19 a 33.

264 : Heidegger, De l'Essence de la, vérité, in Questions I, Gallimard p. 163.

265 ; Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 2.0211.

266 .. Pascal, Pensées.
 
 

Un discours sur l'Etre

La vérité, dans la pensée des auteurs occidentaux qui nous sont parvenus, a été très tôt liée au langage. Elle est un discours sur l'Etre, c'est-à-dire un discours qui porte sur ce qui est au-delà des apparences. La vérité n'est donc pas immédiate, elle demande un travail de la raison pour aller au-delà de l'évidence première. Chez Platon, le philosophe doit sortir de la caverne pour atteindre les vraies Idées des choses. Le discours vrai ne sera pas forcément celui qui s'accordera avec l'expérience des sens, mais celui qui sera en conformité avec les Idées.

Si le discours est simplement en conformité avec l'apparence, avec ce qui est mouvant, il ne peut s'imposer à tous, car chacun perçoit les apparences à sa manière. Si Protagoras affirme que l'homme est la mesure de toute chose, s'il professe le relativisme, c'est qu'il se contente de saisir les choses par la sensation au lieu de les saisir par l'esprit. Or la sensation, différente pour chacun ne peut conduire à une affirmation acceptable par tous. C'est seulement en tant qu'elle est discours sur l'Etre que la vérité peut être universelle et s'imposer à tous.

Ainsi pensée, la vérité joue sur deux registres : celui du langage et celui de l'Etre. Du côté du langage, le critère de la vérité sera logique, tandis que du côté de l'Etre, le critère sera ontologique. Pour parler à bon droit de vérité, il faudra donc remplir deux conditions. En premier lieu, le discours devra être soumis à la règle de la cohérence interne, règle fournie par la logique. En second lieu, le discours devra être en conformité avec l'Etre, avec ce qui n'apparaît pas immédiatement.
 
 

L'évidence comme critère de vérité

Cette double articulation de la vérité a imprégné la philosophie occidentale et lui a donné ses deux principales définitions. La vérité est d'abord l'adéquation de la chose et de l'Esprit. Autrement dit, la pensée que j'ai est vraie si elle correspond exactement à quelque chose de réel. La réalité, qu'elle soit celle du monde sensible ou celle du monde intelligible, est forcément cohérente (faute de quoi elle ne pourrait pas être). Il faut donc que ma pensée le soit aussi pour pouvoir être une représentation adéquate de ce qui est.

Avant de vérifier si une représentation est adéquate, encore faut-il savoir si nous n'avons pas quelque raison de douter de l'existence même d'un monde extérieur. Auquel cas, la vérité ne serait que la conformité du discours avec la logique. Examinant ces jours passés si quelque chose existait dans le monde remarque Descartes, et connaissant de cela seul que j'examinais cette question, i1 suivait très évidemment que j'existais moimême, je ne. pouvais pas m'empêcher de juger qu'une chose que je concevais si clairement était vraie, non que je m'y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement, parce que d'une grande clarté qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma volonté (267). Une fois assurée l'existence d'un monde extérieur à soi, comment savoir que notre pensée correspond bien à ce monde ? Le critère est donné par la vérité elle-même : Pour avoir la certitude de la vérité, écrit Spinoza, nulle marque. n'est nécessaire en dehors de la possession de l'idée vraie ... Seul peut savoir avec ce qu'est la plus haute. certitude celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective d'une chose (268).

267 ; Descartes, Méditations métaphysiques, IV,

268: Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, • 27.
 
 

L'objectivité du phénomène

Cette conception sera questionnée par Kant, selon qui nous ne pouvons avoir d'idée vraie au sens de Spinoza ou de Platon parce que la chose en soi (le noumène) n'est pas connaissable. Au lieu d'une idée parfaite des choses, nous ne pouvons jamais avoir qu'une représentation phénoménale des choses. Autrement dit, nous ne connaissons rien directement, notre connaissance ne se règle pas sur les objets. Dans une certaine mesure, Kant qui introduit la subjectivité dans la pensée rationnelle, est un ancêtre de Garfinkel : Que l'on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec 1a possibilité désirée d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose â leur égard avant qu'ils ne soient donnés (269).

269: Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, PUF, p. 19.
 
 

A la recherche du réel

A partir de la critique kantienne, un bon nombre de philosophes se sont interrogés sur la capacité de notre esprit à appréhender le réel. Le point de départ consiste à définir ce que l'on entend par réel ou réalité. On pourrait croire que le village des scientifiques, en particulier celui des physiciens, tombe d'accord sur ce qu'est le réel puisque leur métier est précisément de le décrire. Force est de constater que les choses ne sont pas plus simples dans le domaine de la physique que dans celui des sciences humaines.

Le mot réel recouvre deux notions différentes (270). La première est celle du sens commun, à savoir que le réel est ce qui existe indépendamment de nous et de notre capacité de connaître. C'est l'interprétation traditionnelle qui a dominé jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, grosso modo. Spinoza au XVIIème siècle, définit la "substance" comme ce qui existe indépendamment de moi et que je peux essayer de connaître. Mais ce n'est pas moi qui en suis la source. La substance n'a pas besoin d'être pensée par l'homme pour être. L'idée conjointe à cette première notion donne à la science la mission de lever le voile des apparences, pour trouver le réel.

Par exemple, nous voyons les couleurs. Si nous creusons là-dessous, nous découvrons qu'il s'agit en fait d'un échanges de photons de longueurs d'onde etc. qui constituent la réalité que la science nous permet de découvrir. Ceux qui acceptent cette définition de la réalité pensent évidemment que le réel existe. Pour éviter les confusions, Bernard d'Espagnat appelle "réalité indépendante" le réel tel que nous venons de le définir (271). Ajoutons que le mot indépendante ne signifie pas qu'on ne peut pas agir dessus, mais que la réalité continue d'être sans qu'une intervention humaine soit nécessaire.

I1 y a une autre école de pensée qui met sous ce mot quelque chose de tout-à-fait différent. Les premiers frémissements apparaissent avec Descartes quand il estime possible de douter de l'existence même d'une réalité. Son approche l'amène à justifier l'existence du réel grâce à l'existence de Dieu qui ne peut pas avoir pour dessein de nous tromper. Par conséquent, nous pouvons dire que le réel existe bien et que nous pouvons le connaître. Vient ensuite Berkeley, beaucoup plus radical, qui pense que nous ne connaissons que des idées. Malheureusement, rien ne prouve qu'il y ait quoi que ce soit derrière nos idées. Et si par hasard il y avait quelque chose, rien ne prouve que nos idées aient un rapport avec ce quelque chose. Berkeley en arrive ainsi à affirmer qu'une chose n'existe que si elle est perçue. Quant à la matière, son existence est problématique. C'est ensuite Kant qui a définit une nouvelle notion de la réalité. Selon lui, la chose en soi, c'est-à-dire l'objet tel qu'il est indépendamment de moi, n'est pas connaissable. I1 donne donc à la réalité un sens tout-à-fait différent. Elle devient l'ensemble des représentations que nous nous faisons des objets, l'ensemble des phénomènes au sens etymologique, c'est-à-dire l'ensemble des apparences. Cette deuxième réalité, Bernard d'Espagnat l'appelle "réalité empirique".

270 : Une partie de ce paragraphe a paru sous forme de propos tenus par Bernard d'Espagnat et recueillis par Paul Loubière dans le journal Libération du mercredi 9 mai 1990.

271 : cf. Bernard d'Espagnat, Une Incertaine Réalité, Gauthier-Villars, 1985, pp. 181 sq.

Cette manière de parler, qui consiste à distinguer deux notions, hérisse beaucoup de gens. Les gens de la première catégorie disent qu'il n'y a qu'une seule réalité qui mérite ce nom, la réalité indépendante. Les autres affirment évidemment le contraire. Je crois qu'il vaut mieux comprendre ce que disent les uns et les autres avant de trancher. Une anecdote, peu importe qu'elle soit vraie ou fausse, raconte que les anciens Egyptiens ne connaissaient qu'un seul fleuve, le Nil qui coule du sud au Nord. A l'époque, ils n'avaient qu'un seul mot pour désigner les deux notions de Nord et d'aval. Un beau jour, ils ont découvert l'Euphrate, qui coule en sens inverse. Ils ont alors, paraît-il, connu une période d'angoisses philosophiques intense parce qu'ils n'arrivaient pas à distinguer l'aval et le Nord. L'ambiguïté du mot réalité, ou réel, que nous employons, conduit à des difficultés qui peuvent être évitées si nous prenons la précaution de distinguer deux notions qui sont confondues sous un même mot.

Aujourd'hui, l'ensemble des physiciens, du moins ceux qui se sont préoccupés de mécanique quantique, préfèrent la notion de réalité empirique. Cette notion, à son tour, engendre deux courants de pensée. Le premier affirme que le réel indépendant existe bel et bien, mais malheureusement il est tout-à-fait inconnaissable. C'est grosso modo la thèse de Kant. La science se contente donc d'étudier les phénomènes, tels que je viens de les définir. Une autre manière de comprendre cette notion de réalité empirique consiste à dire que cette notion d'une réalité indépendante de nous n'a vraiment aucun de sens. I1 faut rejeter la partie de la thèse de Kant qui concerne la chose en soi, il vaut mieux ne parler que de la réalité empirique. Hélas, si on supprime le substrat de la réalité empirique, on tombe dans un idéalisme intégral, à la Berkeley.

Ce dilemme, explique Bernard d'Espagnat, mes collègues scientifiques l'évitent soigneusement. Ils évitent même de se poser la question. Ils jouent de l'ambiguïté. Ils prétendent avoir un accord de façade avec les mécanicistes, très nombreux, notamment chez les biologistes, pour qui le monde. est un mécano. Cette position est évidemment commode pour vulgariser ce qu'on fait : le monde se réduit à une espèce de lego, à des engrenages de roues dentées, à des petites billes qui s'entrechoquent etc. Les physiciens qui jouent du flou philosophique, peuvent ainsi proclamer leur accord avec les purs mécanicistes, qui érigent en absolu l'objet dans des formes bien précises. Mais les physiciens savent très bien que les choses ne se passent pas ainsi. Laisser les choses dans l'ombre est, après tout, une forme d'obscurantisme.

J'essaie donc de dissiper ce flou artistique qui nimbe le réel pour obliger les gens à regarder les choses au fond. S'ils me disent que seule la réalité empirique a un sens, alors je leur demande s'ils sont idéalistes. La plupart d'entre eux ne sont pas près à 1e reconnaître. il y a bien star des exceptions comme Costa de Beauregard et Michel Bitbol qui a publié. récemment une traduction de Schrôdinger, précédée d'un texte très intéressant qui s'appelle l'élision. Au moins ces deux auteurs ont-ils l'avantage d'avoir une position claire, même si je ne la partage pas. Si, au contraire., un physicien me dit qu'il admet l'existence d'une réalité indépendante, comment expliquer que les expériences effectuées sur les micro-particules ne. puissent pas être décrites en terme d'objectivité forte ? (272)

272 ; B. d'Espagnat, Libération, 9 mai 1990.
 
 

Le réel quantique

La mécanique quantique peut-elle décrire une réalité indépendante ? D'abord la thèse de Selleri implique la localité. Il croit que le principe de localité est un principe auquel on ne peut renoncer. Il reconnaît, je ne sais pas s'il le. reconnaît dans son livre, mais j'ai beaucoup discuté avec lui, et maintenant en tout cas, il reconnaît parfaitement que cela implique. des violations de la mécanique quantique. C'est-à-dire que, d'après lui, le jour où on sera capable de faire les expériences d'Aspect de façon un peu plus précise, on observera des déviations par rapport aux prédictions de 1a mécanique quantique. Mais la mécanique quantique, même dans les plus bizarres de ses prédictions, a toujours été confirmée. On ne voit pas très bien pourquoi un principe philosophique aurait des chances de gagner contre elles. D'autres physiciens, Einstein lui-même (avant le théorème de Bell), sont réalistes au sens où la science peut décrire une réalité indépendante, sans pour autant prédire des violations de la mécanique quantique. Ils doivent alors renoncer à la localité, contrairement à Selleri. Il y a entre eux une grande différence. Parmi eux on peut citer John Bell lui-même, David Bohm, Vigier.

A mon avis leur position est plus forte que celle de Selleri. Il y a en Italie un modèle qui est paru récemment, tout-à-fait différent de celui de Bohm (qui est l'ancien modèle de de Broglie). Il satisfait aussi à ce desiderata d'être interprétable en terme de réalité indépendante, comme l'était autrefois la physique classique, mais en contrepartie ... chaque fois qu'il y a une tentative de description de la réalité indépendante et que vous voulez que cette description ne contredise pas les prédictions observables de la mécanique quantique, il faut abandonner la non-séparabilité. Ce qui pose autant de problèmes philosophiques. L'une de leur grande difficulté vient de la relativité.interpréter de façon réaliste cette non-séparabilité implique d'une certaine manière la transmission d'influences instantanées. On se rattrape très bien si on prend 1e point de vue opérationnaliste parce qu'on peut démontrer qu'on ne peut pas propager de signaux interprétables. Si je veux vraiment interpréter en termes réalistes, je suis obligé d'admettre 1a nonséparabilité. Ce qui est quand même problématique. Et nous avons ce schéma de la mécanique quantique qui est très beau et auquel nous ne sommes pas près à renoncer. De toute manière, je crois que cette histoire de non séparabilité montre qu'il y a une grande distance entre le monde des phénomènes et quoi que ce soit qu'on puisse appeler réalité indépendante. Même ceux qui croient dur comme fer à l'idée d'une telle réalité, sont bien obligé de constater que cette description est très éloigné de celle des phénomènes. Et les livres de physique, les manuels, sans le dire, sont fondés sur l'opérationalité. Autrefois, du temps de la physique classique, les concepts étaient rattachés aux choses qui existaient autour de nous. Et puis ensuite on disait qu'il y a telle ou telle propriété, et on peut les observer de telle ou telle manière. Aujourd'hui, les concepts sont rattachés à deux notions : la préparation des systèmes et la mesure. Cette position est cachée. Par exemple, la notion d'état est définie comme la manière de préparer un système. L'état d'une particule est présentée comme la manière de présenter une particule.

Bohm est partisan du fait qu'on peut décrire 1a réalité indépendante. i1 écrit quelque part que le Big Bang n'est qu'une petite ride à la surface de la réalité. Un livre comme celui de Weinberg triche. I1 laisse entendre au lecteur que les électrons, les protons tout cela, ce sont de petites boules qui se choquent. Finalement, c'est ça l'impression qu'on en tire. L'un des messages fondamentaux de la science moderne est justement cette distance qu'il y a entre les phénomènes et quoi que ce soit qu'on puisse appeler réalité. Je crois qu'il y a un message important. Je vois là comme une espèce de retour à ce que j'appelle le grand réalisme, c'est-à-dire le réalisme à la Spinoza, dans lequel la substance, la réalité ultime, est quelque chose de très éloignée des banalités du quotidien (273).

273 : B. d'Espagnat, conversation privée.
 
 

La vérité de la proposition

Etant donné l'impossibilité de tomber d'accord sur ce qu'est le réel, bon nombre de philosophes, notamment dans le monde anglo-saxon, mais aussi, on l'a vu, en Autriche, ont essayé de rattacher la notion de vérité au langage. Une analyse fine de la structure des propositions permettra, dans cette optique, d'éliminer les propositions qui ne sont pas porteuse de sens. on distingue habituellement trois types de proposition susceptibles d'être vraies.

1. Les propositions a priori. Leur vérité peut être déterminée par le recours seul de l'esprit. Elles sont telles que tout homme doué de raison doit les admettre. Les vérités mathématiques, par exemple, sont de ce type.

2.les propositions empiriques. Leur vérité est vérifiable par l'expérience. Les lois physiques, par exemple, sont de ce type. I1 suffit de faire une expérience pour se convaincre de leur vérité. Ces propositions supposent évidemment un accord métaphysique préalable sur la possibilité du réel d'être connu. Ce qui, on vient de le voir, n'est pas simple.

3. les propositions antinomiques. Leur vérité ne peut être déterminée, ni a priori, ni par le truchement d'une expérience. La raison peut croire qu'elle est capable de les atteindre, mais il s'agit là d'une illusion. L'existence de Dieu ou le fait que le monde ait un commencement dans le temps et une limite dans l'espace sont de ce type. En lançant cette notion de propositions indécidables, Kant limite les prétentions de la raison. Cette idée sera reprise tout au long du XXème siècle par d'autres auteurs qui chercheront si des propositions de ce type ne polluent pas d'autres disciplines. Wittgenstein trouvera par exemple certaines limites intrinsèques au langage, Gödel et Church démontreront les limites de l'axiomatique de Peano et, plus généralement, les limites de tout système formel. Turing montrera celle des nombres calculables et, en conséquence, celle des ordinateurs.
 
 

Le vrai comme acte

Le philosophe américain William James propose une analyse radicalement différente de la vérité. Elle n'est plus un accord théorique avec le réel mais elle se définit par des possibilités pratiques d'action sur le réel. L'accord que cherche James est avant tout pratique : le fait d'être en accord avec une réalité, n'est pas donné par une adéquation de la chose et de l'esprit ; le vrai consiste tout simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que le juste consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre Conduite (274).

I1 s'agit plutôt d'être conduit vers la réalité ou dans son entourage. Dans ces conditions, le critère de la vérité est fournit par le succès pratique d'une action. Je dois d'abord vous rappeler ce fait que posséder des pensées vraies, c'est, à proprement parler, posséder de précieux instruments pour l'action... Doivent-être tenues pour vraies... les idées nous disant quelles sortes de réalités, tantôt avantageuses pour nous, tantôt funestes, sont à prévoir ; et le premier des devoirs de 1 'homme est de chercher à les acquérir. Ici, la possession de la vérité, au lieu, tant s'en faut ! d'être à elle-même sa propre. fin, n'est qu'un moyen préalable à employer pour obtenir d'autres satisfactions vitales (275). Se voulant avant tout philosophie de l'action, le pragmatisme modifie la valeur habituelle de la vérité. Elle n'est plus une valeur de la raison, elle devient une valeur d'existence.

274 : James, Le Pragmatisme, leçon VI.

275 : Ibid.
 
 

Le contrat véridique

L'attitude ethnométhodologique consiste à prendre la recherche de la vérité comme une démarche sociale. La vérité n'est pas une valeur en soi qui doit avoir un critère inattaquable. Elle est une action et, en tant que telle, elle est soumise au verdict du groupe à l'intérieur duquel elle s'exprime. L'ethnométhodologie reprend à son compte la vision de la vérité comme accord. Il ne s'agit plus d'un accord entre la chose et l'esprit, mais d'un accord entre membres. La vérité est alors un contrat, et, comme Rousseau parle de contrat social, on peut parler d'un contrat véridique. Une fois les règles de déduction et les principes de base établis dans un groupe, les membres savent construire des vérités, c'est-à-dire des propositions qui seront admises dans un groupe. Dans une certaine mesure, la vérité ethnométhodologique est grammaticale. Il y a une règle du vrai comme il y a une règle du bon langage. Mais la notion de bon langage est évidemment dépendante du temps, du lieu et de l'échantillon de population considéré.