SUR LES ETHNOMETHODES PROPRES AU SPECTATEUR
D'UN FILM DE FICTION

Etre spectateur, ce n'est pas simplement assister à la projection d'un film. En effet chacun de nous assiste à la projection comme s'il s'attendait à être ultérieurement interrogé sur le film qu'il vient de voir, sur ce qu'il en a pensé et cela parfois plusieurs mois après la vision du film.

De la même façon que les spectateurs d'un match de football partagent un vocabulaire

technique qui leur est commun, de la même façon, les cinéphiles comme les spectateurs

occasionnels sont capables de résumer le film que l'autre n'a pas vu, d'émettre un jugement sur la réalisation et le jeu des acteurs voire sur le genre même du film. Synopsis, scénario, happy- end, adaptation, adaptation libre, second degré, actor's studio, voilà autant de termes qui permettent à des connaisseursde se reconnaître comme de se retrouver.

L'ensemble de ces références que traduisent des méthodes d'observation rapportables

finissent par constituer de véritables allant-de-soi. Le cinéphile après avoir jaugé son

interlocuteur en usant d'une terminologie plus ou moins savante finit par échanger avec lui des commentaires qui seraient incompréhensibles pour qui n'est pas connaisseur et qui se verrait donc exclu comme membre dans la conversation. Ainsi l'expression de production hollywodienne va sous entendre un film avec happy-end, de même que la dimension méta-sémiotique sous-entend qu'il s'agit là d'un film de la nouvelle vague ( cfrs le cinéma de Godard ).

Ainsi dira-t-on qu'en dépit des apparences, Cassavetes ne s'apparente pas à la nouvelle

vague puisque chez lui, il n'y a pas de second degré.

Aucun spectateur, digne de ce nom, qui n'aille au cinéma sans avoir en arrière pensée l'idée qu'il aura à résumer le film à ceux qui ne l'ont pas vu et même à en débattre avec ceux qui l'ont vu. Il arrive même que l'on discute d'un film que l'on n'a pas vu, ce qui prouve l'existence des "patterns".

Il s'en suit que tout dialogue entre spectateurs après la projection implique que l'un et l'autre soient d'accord avec ce qu'il ont vu, ce que le film rapporte du point de vue de la dénotation.

De temps en temps, lorsque la discussion tourne à la dispute, les interlocuteurs s'aperçoivent qu'ils ne sont pas d'accord sur un détail, une phrase qui jusqu'alors pour chacun d'eux allait de soi. Le débat implique que, s'il existe un niveau partageable du film faute de quoi aucune entente n'est possible, c'est bien celui de la dénotation.

La négociation

Il s'agit bien sûr pour chacun d'entre nous de faire partager l'interprétation que nous avons du film. Le désaccord, donc la négociation, ne peut avoir lieu qu'au niveau de la connotation. Il est évident que chaque oeuvre éveille en chaque spectateur des échos culturels et affectifs différents mais que le débat n'est possible que si la négociation du sens ne porte pas sur le film quant à son niveau dénotatif.

Exemple : Accidental hero. Ce film de Stephen Frears dont le titre anglais est Accidental Hero a été intitulé en français Héros malgré lui qui est un titre qui insiste sur le seul fait que Bernie Laplante (personnage incarné par Dustin Hoffman) ne se voit grandi que lors de circonstances qu'il ne peut maîtriser, or le titre original serait mieux rendu par la traduction Héros par accident en y ajoutant ce deuxième sens selon lequel Bernie Laplante devient un sauveteur malgré lui à la suite d'un accident aérien.

Ainsi, il est très différent aujourd'hui de voir un film au cinéma ou au magnétoscope. Dès que le litige porte jusqu'à la remise en cause de la dénotation, il devient possible, grâce à la vidéo, de contrôler, de vérifier, d'argumenter et d'affirmer.

En fait pour chacun d'entre nous, négocier les significations dans un film revient à nourrir son argumentation de signes dénotés fusse-t-on obligé de les déformer, de les interpréter, de rendre l'intervention du réalisateur suspecte pour asseoir la validité de son point de vue.

Ainsi je m'empresserai de montrer qu'un sens peut en cacher un autre en affirmant qu'un signe filmique est souvent la condensation de plusieurs sens. Par ailleurs, je puis m'appuyer sur ce que le réalisateur n'a pas mis comme un signifiant dans son film pour renforcer mon argumentation, exemple : le titre anglais du film héros malgré lui étant accidental hero, j'en profite pour voir dans ce film un avatar de la distinction aristotélicienne entre substance et accident. Alors que mon interlocuteur affirme que le titre français montre bien que le héros du film n'a rien d'une figure héroïque, je réplique moi que le titre anglais montre bien que nul ne saurait être héros par essence mais seulement par accident. Si le réalisateur avait voulu marquer qu'on pouvait être héros par essence, vais-je continuer à argumenter, il aurait intitulé tout simplement son film : héros.

L'indexicalité

Avant la projection du film, chaque spectateur, connaissant le titre du film, ayant vu les affiches, parfois ayant une image familière des acteurs ou du réalisateur, quelquefois ayant lu un résumé du film, ce spectateur arrive dans la salle avec des présupposés voire une idée arrêtée sur ce qu'il va voir.
Sa vision est préalable, indexicalisée, elle dépend de l'opinion de ceux qui l'accompagnent, des fortunes, des infortunes qu'il rencontre dans la vie quotidienne à l'époque où il va voir le film, des préjugés sociaux, politiques, xénophobes qu'il nourrit à cette occasion.

Tout ce contexte peut être décisif pour l'interprétation du film ; mieux encore, je n'apporte pas du tout le même sens au film, ni la même attention, selon qu'il soit pour moi un moyen de détente, un moyen d'évasion ou le sujet d'un devoir à rendre ou l'objet d'un débat à animer.

Par ailleurs au cours de la projection, des incidents (coupures, état de la copie, distance à l'écran, réactions intempestives ou complices de la salle) peuvent modifier ou altérer la bonne idée que je me faisais du film.

La réflexivité et la position de prééminence

Première attitude réflexive : la réflexivité se confond avec la négociation du sens. Le film ne devient compréhensible que dans la mesure où il plonge le spectateur dans une situation intra-mondaine (vivre avec son corps ce qui se passe à l'écran, il faut avoir peur quand le héros a peur, se sentir poursuivi quand il est poursuivi...) :

Deuxième attitude réflexive : le spectateur sait très bien qu'il ne s'agit que d'un film mais que ce film propose une conception du monde, une esthétique du cinéma. Les touristes français, en Afrique, lorsqu'ils assistent à une séance de cinéma, sont stupéfaits de voir à quel point les autochtones participent à l'action du film. Ils menacent le traître d'aller chercher leur propre fusil, ils crient désespérement au héros de prendre garde à l'embuscade ou à la menace imminente dans son dos, ils font des promesses d'amour d'une obscénité non voilée à l'héroïne.

Les européens croient que les indigènes manifestent là une réaction puérile et une crédulité sans bornes quant à la réalité de la fiction. Ils prennent donc les spectateurs qui participent pour des idiots culturels. Or ils se trompent car cette participation active et violente appartient au procès du sens du film. Le spectateur traduit par son intervention auprès de l'assistance de son degré d'adhésion à la cause du héros, de la qualité de son émotion etdu jugement qu'il porte sur le monde que le film lui permet de dévoiler. Mieux que cela, le spectateur critique ouvertement, en procédant ainsi, le parti pris du réalisateur, les invraisemblances du scénario, l'absence de savoir-faire du héros. Ainsi le spectateur anonyme traduit combien il aurait mieux assuré le rôle.

Troisième attitude réflexive : dans le fond, je sais très bien que la fiction du film m'interpelle directement : qu'est-ce-que pour moi la peur ? Puis-je moi aussi maîtriser mon destin ? Pourrai-je partager la conception de l'amour et du bonheur que laisse entendre le réalisateur à travers son film ? Quel pas infranchissable y a-t-il entre la figure héroïque du film et l'idée que je me fais de moi-même ? Quels désirs, fantasmes et passions inassouvis réveillent en moi les images chocs du film ?

Quatrième attitude réflexive : derrière mille et un détails du film, je devine et je pressens l'intention du réalisateur, le projet du héros, l'intentionnalité de l'oeuvre.

En définitive, l'oeuvre m'est entièrement transparente et s'il subsiste des archipels

d'incompréhension pour moi dans ce que je viens de voir et entendre, je juge qu'il y a là vice de forme, mais jamais ignorance de fond.

C'est l'ensemble de ces attitudes réflexives qui explique que le spectateur adopte envers l'oeuvre une position de prééminence. Autrement dit, il juge l'oeuvre, l'interprète, lui donne un sens comme s'il devait lui-même faire ou refaire le film.

C'est la preuve que chaque spectateur, loin d'être un idiot culturel, adopte un point de vue critique et se constitue en archi-spectateur.

Nous définirons l'archi-spectateur (cfrs l'archi-lecteur de R.Barthes) comme la position qu'adopte tout spectateur qui prendrait fait et cause pour n'importe quel spectateur possible, en regardant le film du point de vue du réalisateur qui chercherait à se mettre dans la peau du spectateur.

Exemple : je comprends très bien ce film mais quelqu'un qui n'a jamais divorcé peut-il

comprendre lui aussi ?

Les japonais et les américains, que peuvent-ils trouver dans les films de Pagnol ?

je m'offre donc le luxe de pouvoir me mettre à la place du spectateur qui ne pourrait

comprendre le film. J'assume ainsi tous les rôles de spectateurs potentiels.