II.1 La rue

Je suis partie vivre dans la rue, suite à un contexte familial que je ne tiens pas à évoquer. Sous le coup d’une impulsion, j'ai choisi de vivre sans toit, sans argent, surtout sans lieu fixe.

Je suis partie avec une carte d’identité, un paquet de cigarettes et les vêtements que je portais sur moi. Nice est la première ville où j’ai côtoyé une petite réalité de la rue. Ce premier jour est ponctué par une rencontre de hasard dans le vieux Nice avec d’anciennes connaissances de l’université. Assis à la terrasse d’un café, nous discutons. Assez rapidement, je distingue la couleur de l’aura des différentes personnes qui m’entourent (depuis deux ans environ, il m’arrive de voir ces halos de couleurs autour ou devant les êtres). Je leur en fais part. A cet instant, un homme doté d’un regard perçant, de longs cheveux et d’une longue barbe arrive. Il me semble évident qu’il se complaît à créer l’image d'un prophète. Après me l’avoir présenté, une des femmes du groupe lui demande :

- "Veux-tu que quelqu’un te dise de quelle couleur est ton aura?"

Il ouvre alors plus grands ses yeux et dit :

- " Qui a le troisième oeil ?"

Il nous dévisage tous et me dit : "TOI!"

Dès lors, il estime qu’il y a des choses très importantes à me dire en particulier. J’apprends qu’il a été, selon ses dires, pendant trois ans, moine bouddhiste en Inde. Il est revenu en France depuis un mois. Il m’informe aussitôt qu’il est séropositif, ce qui ne l’empêche pas de me proposer un shoot d'Ortenal (amphétamine pure) que je m’empresse de refuser. Il insiste en me proposant cette amphétamine en solution buvable. Sur quoi je lui dis de ne pas insister.

A cet instant, un homme avec une guitare nous rejoint, demandant à Deva de lui fournir de l’Ortenal. Ce dernier lui propose une injection, en lui précisant que sa seringue (usagée, ce que j’apprendrai plus tard, en m’en doutant déjà) est propre. Nous montons les escaliers d’un vieil immeuble où j’assiste à cette séance de shoot et d’offrande de maladie. Je ne dis rien, de peur de recevoir la seringue dans quelque partie du corps. La tâche effectuée, nous retournons sur la place de la Préfecture. Lorsque nous restons seuls, il décrète qu’il est "Shiva Destructeur", Dieu Hindou de la Mort et de la Vie. Il me donne un rapide cours de philosophie indienne. Il tente de me persuader d’adhérer à cette pensée en invoquant des arguments dignes d’un prosélyte de secte.

Un de ses amis nous rejoint. Il me met d’emblée mal à l’aise. Il a un regard étrange, plutôt malsain. Il est toxicomane et commence à me parler de ses problèmes personnels. Puis, il me demande ce que je fais. Je lui explique que je compte monter le soir même sur Paris, où précisément, je n’en sais encore rien. Deva propose que l’on se rejoigne à Nîmes auparavant, précisant qu’il a entre temps "quelques affaires à régler". Ne connaissant pas la ville, j’accepte.

Je prends le parti de vivre cette rencontre. Ces deux personnes, à la fois, m’angoissent fortement et m’intriguent par leur manière de pensée et leur savoir; par ailleurs, elles n’étaient pas les premières personnes autodestructrices et marginalisées que je rencontrais.

Je passe la nuit dans une cabine téléphonique en attendant le train et en écoutant la logorrhée de Frédéric, l’ami de Deva. Il me parle de sa situation de S.D.F depuis trois mois, de sa rencontre avec Deva, qui a été pour lui un début d’enseignement. Je reste très critique et très rationnelle par rapport à son discours; cela jusqu’au moment où je ressens des sensations épidermiques et viscérales en l’absence de tous contacts ou stimuli. Je sens alors certaines parties de mon corps me piquer et se réchauffer étrangement. Dès cet instant, j’écoute réellement ce qu’il me dit. Il réussit à avoir une emprise sur moi que j’aurais du mal à qualifier. Sans doute est-ce une technique de manipulation extraite de son enseignement et qui n’avait pas de mal à fonctionner grâce à ma naïveté. Je qualifiais à cette époque son ascendant sur moi d’un point de vue "énergétique", même si ce terme me paraissait flou et incomplet.

Nous prenons le train pour Nîmes, où, dit-il, vit une de ses grand-mères. Il décide de m’enseigner ce que Deva lui a appris. Son discours est très élaboré, d’une apparente logique même s’il échappe à toute rationalité. Je regrette de me souvenir uniquement de certaines bribes de son apprentissage, que j’enregistrais parfaitement sur le coup, avec ses paliers de connaissances, transmis de manière étudiée. Mon désir était de les écrire, ce qu’il refusa de manière implacable. "C’est ta mémoire qui doit se rappeler, pas un papier que tu peux perdre n’importe quand."

Par ailleurs, Frédéric est caractériel, impulsif, agressif, ce qui, je lui précise n’est pas en accord avec son enseignement. Il a, de plus, des tendances suicidaires. Il garde toujours cinq francs en poche, sa seule fortune pour s’acheter une seringue, se l’injecter vide dans les veines, "pour en finir". Je me sens dans l’obligation de jouer l’assistante sociale, même si un chantage est manifeste dans son désir suicidaire.

A Nîmes, nous sommes accueillis par sa grand-mère qui le supplie de rester vivre chez elle. Elle parle de son fils (le père de Frédéric) qui a séjourné plusieurs années en hôpital psychiatrique, après avoir été, paraît-il, fait interner de force par sa femme. Il en est sorti depuis six mois, vivant une existence d’alcoolique retournant par épisode vivre chez sa mère. J’ai une pensée pour "Germinal" de ZOLA dans cet appartement jaunâtre et sinistre où seule la grand-mère raconte inlassablement les malheurs de sa famille et de sa vie. Nous passons une nuit chez elle. J’entame une seconde nuit blanche sans pouvoir ni vouloir trouver le sommeil, à ressasser les différents événements de ces deux jours.

Le lendemain, nous montons sur Paris.

A peine arrivés, Frédéric me confie qu’il est recherché par la police pour avoir volé et battu sa mère. Il décide alors de se retrancher en banlieue. Nous passons une heure chez sa tante et ses cousins endeuillés à Saint Maur. L’oncle de Frédéric, mort un mois auparavant, occupaient toutes les paroles, intarissables. Je n’attends, qu’une seule chose, pouvoir m’échapper de cette atmosphère de larmes et de plaintes.

En sortant, nous cherchons un lieu pour dormir; nous découvrons le porche d’un immeuble désaffecté, ce qui nous permet de nous protéger de la pluie. Je ne dors toujours pas cette nuit là, n’en éprouvant ni le besoin, ni le désir. Notre seul ravitaillement, par ailleurs, consistait en pains invendus de la veille, généreusement offerts par une boulangère de Saint Maur.

Les journées consistaient en marches quasi ininterrompues dans les banlieues et les bois avoisinants, ponctuées par le discours de Frédéric.

Chaque jour qui passe le rend de plus en plus exigeant par rapport à l’enseignement qu’il me promulgue. J’y vois d’une manière plus accusée un mysticisme quelque peu frelaté et ridicule.

- "Tu dois réciter "Om Mani Padme Hum" le plus de fois intérieurement en une journée. Plus tu le réciteras et plus tu te purifieras. Il me dit de même pour le "Nam Myoho Renge Kyo".

Me voilà récitant des mantras silencieusement, décidant de jouer le jeu jusqu’au bout, ne sachant pas si son discours a un vrai fondement ésotérique ou s’il est un salmigondis de préceptes de sectes.

J’applique avec rigueur cette discipline, me tais de plus en plus, choisissant de laisser de côté tout esprit critique, sans doute pour vérifier le bien fondé de son enseignement.

Par ailleurs, les phénomènes sensitifs ressentis en sa présence m’ayant quelque peu déstabilisée, je suis de plus en plus réceptive à sa manière d’aborder la vie; il me semble qu’à un moment l’impact de la Parole s’arrête pour laisser place au vécu plus fort des sensations. J’ai conscience de l’ambiguïté de mon état d’esprit, passant parfois d’un certain scepticisme à une acceptation totale. Ce qui me paraît sûr au demeurant est mon désir profond à cette époque de vivre avec rien, sans logement, dans l’errance la plus absolue. Les jours et les nuits passent, sans que je puisse toujours fermer un oeil, de plus en plus alerte et en éveil. Les divers lieux trouvés pour la nuit sont : le porche d’un gymnase dont nous avions escaladé la barrière, des entrées d’immeubles déserts, et d’une "maison de la culture".

Frédéric endormi, je marche, et en tournant la tête, j’aperçois de la lumière s’échappant d’une porte-fenêtre à l’arrière de la bâtisse. Je m’en approche et peux apercevoir quelques personnes s’adonnant au plaisir de la sculpture. Je frappe et entre, et ressens immédiatement un immense bien-être tant dû à la chaleur de la pièce, qu’à la bienveillance spontanée des gens. Je demande si je peux rester, "pour avoir chaud". Ils comprennent, à mon accoutrement que je suis sans logis et m’offrent du café et des cigarettes.

- "Je peux vous emprunter de la terre pour faire du modelage ?

- - Non, le cours est bientôt terminé, c’est trop tard."

Je discute avec diverses personnes, observant leurs "oeuvres" jusqu’à la fermeture de l’atelier. Un des élèves me demande où je dors, je le lui montre. Trois quarts d’heures plus tard environ, il revient avec un thermos de café et des sandwichs. Nous parlons un peu, puis, voyant Frédéric toujours endormi, le "cher homme" me propose "une passe" moyennant finance, que je refuse tout en le congédiant.

Je ne ressens toujours pas de sensation de fatigue, et cette énergie nouvelle m’étonne de plus en plus.

A cette époque, j’explique ce phénomène par la rupture avec mon ancien mode de vie, qui tout en n'étant pas très bourgeois n’en était pas moins rassurant.

Je ne supporte plus le caractère instable et autoritaire de Frédéric, Je lui annonce que je décide de continuer mon chemin, seule. J’assiste à une crise caractérielle effroyable, et à son désir de me culpabiliser. Il précise qu’il se donne la peine de m’apprendre des choses et que finalement cela n’aura servi à rien.

Je ne supporte plus cette voix criarde et pars en courant vers la station de métro la plus proche.

Instinctivement, je m’assieds, le dos très droit, les pieds légèrement "rentrés", se rejoignant presque.

"D’abord à tous les niveaux, il vaut mieux que ta colonne vertébrale reste droite, et de positionner les pieds de cette façon, cela te permet de te protéger par rapport aux énergies négatives des autres. Il y a moins de chance que l’on ne t’agresse, si tu as cette attitude", avais-je appris.

Je retourne à Paris. Je marche des nuits entières sans m’arrêter. Je reste une bonne partie de la journée dans le métro, voyageant de lignes en lignes, m’assoupissant au maximum dix minutes chaque jour. Je connais pourtant des personnes qui me sont proches sur Paris, mais il ne me vient pas à l’idée de les contacter. Le manque de sommeil, de nourriture, "l’enseignement- lavage de cerveau" esquissés, je perds mes repères d’alors et de nouveaux repères vont m’apparaître.

Je découvre "le langage du métro". Il consiste à suivre la direction que prend le pied, la jambe ou la main d’une personne, observer les "correspondances" qu’elle peut avoir avec la ligne directrice d’une autre main ou pied. Si l’un des deux me dirige vers une place vide spécifique, c’est elle sur laquelle je vais prendre place. C’est la "bonne place" sur laquelle il ne peut rien m’arriver de fâcheux, où je suis susceptible de discuter avec une personne qui, me semble-t-il pourra m’apprendre quelque chose. Puis, ce système me paraît imparfait puisque, certaines fois, je me retrouve devant des visages ou des postures qui m’angoissent ou m’inquiètent. Instinctivement, je me mets dans ces cas-là à pincer les lèvres l’une contre l’autre, pour ne pas que l’esprit d’une autre personne m’envahisse.

Une des rares choses dont je me souvienne du "fameux enseignement" est l’observation de l’iris: si au dessous de l’iris, le blanc apparaît, cela est sensé signifier que la dite personne est à un niveau plus élevé d’un point de vue spirituel que toute autre n’ayant pas cet espace blanc visible entre l’iris et la paupière inférieure.

Ainsi, pour me déplacer dans le métro, je me mets à observer les yeux des passagers, et si un blanc se dessine, je suis le pied ou la main (le plus expressif des deux, dans l’attitude de la personne observé au premier moment ) et je me dirige à partir de ce repère.

En observant un plan de métro de Paris, je me rends compte que la forme générale de la ville ressemble à un cerveau. Je passe alors beaucoup de temps à observer les lignes, leur couleur, le nom de leurs stations et ce qu’elles évoquent pour moi. Un repère resurgit subitement dans mon esprit : contacter mon meilleur ami. Je possède une feuille de papier où différents numéros de téléphone dont je me souvenais, sont inscrit. Je réussis à le joindre.

Lorsque je pense actuellement que cet épisode n’a duré que si peu de temps, j’ai du mal à l’envisager, du fait de n'avoir, pour ainsi dire, pas dormi. Je garde toujours autant d’énergie. Olivier m’annonce qu’il va à Bordeaux le lendemain soir et qu’il tentera de se faire réformer. Je l’accompagne à la gare d’Austerlitz. En chemin, comme j’ai froid, il me prête sa veste. Nous arrivons deux minutes avant le départ du train. Nous discutons; lorsque le train s’apprête à partir, il s’y précipite. A peine le train disparu, je réalise que j’ai sa veste avec tous ses papiers. J’attends le prochain "Paris/Bordeaux". Je calcule que je devrais arriver à temps, avant qu’il ne parte en direction de la caserne.

J’arrive à Bordeaux, le cherche à la gare routière où je pense pouvoir le rencontrer. Je vois une foule d’appelés en train d’attendre différents cars. Je m’approche d’un chauffeur, lui explique la situation, ne voyant pas mon ami parmi les futurs appelés. Un militaire dont le statut m’échappe et qui à dire vrai me laisse indifférente, me demande ce que je fiche là. Je ré explique la situation, une deuxième fois. Il déplie sa liste et m’annonce qu’il est parti depuis une demi-heure. Je retourne à la gare, réalisant que jusqu’à présent, voyageant sans papiers, sans billets, j’avais eu la chance de n’avoir rencontrer que des contrôleurs complaisants. Je fais une déclaration de vol de sac à la police de la gare de Bordeaux. On me demande de décrire l’individu en question.

- "C’est tout à fait la description que l’on nous a signalé d’un type qui est actuellement au poste. Vous allez être obligée de nous suivre pour témoigner". On m’emmène dans un fourgon à la police judiciaire où, évidemment je ne reconnais pas la personne en question.

- "C’est dommage, la description correspondait vraiment bien !"

En milieu d’après-midi, on me dépose à la gare. Je ne connais pas Bordeaux et pars pour une errance de trois jours dans cette ville, toujours sans dormir. Je décide de remonter sur Paris, choisissant d’abandonner ce mode de vie, de m’inscrire à l’université et de choisir un sujet de mémoire. Finalement, je monte dans un train en partance vers Lorient, sous le coup d’une impulsion. Tout me parait loin, sauf cette énergie qui me pousse à m’orienter vers des directions qui m’échappent, directions de plus en plus hypnotiques dues au manque de sommeil.

A Lorient, je pose en tant que modèle vivant aux beaux-arts et continue mes nuits de marche. Au fil des rencontres, je me mets à jouer avec les mots d’une manière qui ne m’est pas habituelle et qui devient systématique. Lorsque je ne marche pas la nuit, j’écris d’une façon frénétique. De plus en plus souvent, des associations d’idées s’enchaînent, des phrases à double sens résonnent de plus en plus. Tout fait sens. La moindre forme architecturale, la moindre lettre, la gestuelle, les nombres me paraissent renfermer un sens caché que je tente de déchiffrer.

Je repars sur Paris. Je relaterai maintenant un épisode qui a de l’intérieur un caractère d’étrangeté. Après avoir rencontré et discuté avec un couple de brésiliens, je les suis en direction de la Porte des Lilas. J’ignore où je m’engage, mais une seule chose importe : vivre toutes les situations qui sont offertes par les circonstances, créées ou subies.

Dés que nous sommes arrivés dans leur appartement, le langage du brésilien change. Il devient beaucoup plus métaphorique, avec une recherche de style très étudiée. Il parle par énigmes. Je lui demande ce qu’il pense d’une personne que je connais. Il me répond à la fois avec une précision extraordinaire et des périphrases ambiguës. Je continue à lui poser la même question pour d’autres personnes. A la fois , il me donne des informations que je connais déjà et par ailleurs m’apporte des éclaircissements sur des éléments que j’ignorais. Ici encore, je laisse tout esprit critique, toute supposition sur une éventuelle technique d’hypnose, pour vivre cet épisode dans toute son étrangeté. Je ne demande qu’à le croire tant il me parait évident "qu’il sait".

Il change de sujet :

" Tu as été possédée par une personne utilisant de la magie noire."

A sa manière incantatoire de parler, il fait resurgir en moi des souvenirs enfouis depuis longtemps. Pendant qu’il s’exprime, je décompose intérieurement ce qu’il dit, la polysémie des phrases et les associations d’idées. Je m’approche de la femme, qui ne dit rien. Le brésilien me met dans un état d’angoisse de plus en plus violent, associé à une curiosité accrue. Entre les indices qu’il me donne et mon raisonnement analogique, j’arrive, peu à peu à voir de quelle personne il veut parler. Je lui demande alors de confirmer ou d’infirmer ma conviction.

Je regrette de ne pas avoir eu un magnétophone, pour enregistrer cette séance, quelque peu énigmatique, que je nep peu relater que d’une manière imparfaite. La précision m’échappe, du fait de l’état second dans lequel je me trouvais, qui était encore plus accentué lors de cet épisode.

Cette expérience se déroule jusqu’au matin. Par la suite, nous sortons et le couple me laisse sur la place de la République. Sur le trajet, je leur pose beaucoup de questions sur ce qui s’est passé. Le brésilien se contente de répondre :

- "Ici, en France, on ne comprend pas."

Je sors de la voiture avec de multiples interrogations, et m’oriente dans Paris, selon les lettres qui sont inscrites sur les murs ou sur les devantures des magasins. Le K, le H, le W, le X, le Y, le Z m’effraient plus que les autres. Lorsqu’elles m’apparaissent trop nombreuses d’un côté , je me dirige dans le sens inverse.

La calligraphie des caractères renferme également un sens. Plus elle est anguleuse, plus je me méfie du lieu où elle se trouve.

Cette perception animiste rend vivant chaque signe.

Je me dirige vers la gare Saint-Lazare, pour prendre un train, au hasard. Là, une personne que je ne connais pas engage une conversation. Au bout d’une heure, elle me propose de partir à Londres. Elle doit s’y rendre le soir même. Je lui dis que je n’ai pas d’argent. Elle me propose de la rembourser plus tard. elle prend deux billets pour Dieppe. Nous rejoignons cette ville dans la soirée. Depuis le début du voyage jusqu’à l’arrivée dans la capitale anglaise, je ne cesse d’écrire des textes, que je détruis partiellement, recomposant des phrases avec les passages restants. Cela prend une tournure quasi- obsessionnelle. Cette manie au sens commun du terme s’amplifiera durant la première période de mon internement.

Au cour du trajet, la personne que "j’accompagne" me soutient qu’elle est le fils de Dieu. Telle est sa conviction, je ne ferai rien pour la persuader du contraire. Les différents événements que je traverse me paraissent tellement surréalistes, que plus rien ne me surprend. Au contraire, les phénomènes me paraissent s’emboîter dans une chaîne logique. Je vis réellement tous ces moments, avec une très forte intensité, mais il me semble avoir "basculé" dans un monde qui est à la fois le même et autre. Je remarque une cohésion troublante entre ce que je vis intérieurement et extérieurement, dans les événements. Depuis le début de mon périple, je ne rencontre pratiquement que des personnes qui ont une logique délirante et qui me parait à cet instant tellement plus compréhensible.

Je ne suis pas étonnée. J’ai la sensation d’être passée "derrière les apparences." Il me semble que chaque personne que je rencontre a un rôle symbolique non pas à jouer, mais à vivre. Il y a les bons, les mauvais personnages, et ceux qui naviguent entre les deux, ceux qui préfèrent se dissimuler, ne veulent pas choisir leur camp, où sont libres à tel point qu’on ne peut définir qui ils sont vraiment.

A plusieurs périodes différentes, je représente des connaissances sur un jeu d’échec, avec une figure correspondant au caractère de telle personne et à son rôle par rapport aux autres.

Alexandre partage une étroite maison avec quatre autres personnes qui ont entre vingt-cinq et trente ans. Je me dirige aussitôt dans la salle de bain afin de me doucher. J’aperçois, par la suite, un rasoir et de la mousse. Je commence à me raser la tête, laissant au sommet du crâne une mèche de cheveux.

J’ignore les raisons qui me poussent à commettre un tel acte. Mais c’est dans un état de torpeur que je l'accomplis.

Lorsque je sors de cette salle de bain, un des colocataires s’incline devant moi et me dit: "Hello, Miss Dalaï Lama".

Alexandre écarquille les yeux, surpris, mais ne dit rien. Fatigué, il compte dormir. Je lui demande de me noter l’adresse et le numéro de téléphone sur un papier, car j’envisage de découvrir un peu Londres dans l’après-midi. Il me donne une Livre, et me voilà partie, et définitivement, pour la simple raison que je ne retrouverai plus cette adresse (après avoir égaré le papier où les coordonnées avaient été notées).

En marchant, les lettres des enseignes me font de plus en plus peur. Lorsque je vois les lettres K, W, H et U, je change de trottoir, me dis qu’il y a un chemin à découvrir pour être hors d’atteinte d’un danger : danger de quoi ? Je l’ignore, mais je sens une menace impalpable m’entourer. Je regarde systématiquement les plaques d’immatriculation des voitures en stationnement. Selon les différentes lettres inscrites et leur ordre, je passe du côté droit au gauche de la voiture.

Ainsi, lorsque je vois une plaque où est inscrit KMI, je passe à droite du véhicule: car le I, non dangereux se situe à droite, mais, par contre, le K, lettre menaçante est à gauche.

Je marche ainsi des kilomètres, longeant un côté ou l’autre des autos. Pour choisir la trajectoire des rues que je dois emprunter, je me fie aux panneaux de signalisation. Toute représentation d’un signe pointu représente pour moi, un danger.

Ainsi, dès que je vois le symbole , je ne suis pas le sens de la flèche (pointue). Je pourrais prendre le sens inverse, mais il m’apparaît que je "dois" prendre "la tangente". Je suivrais donc le chemin suivant :

Parfois, je prends les sens interdits, qui devraient me permettre de trouver une signification symbolique dans la rue prise, puisqu’elle est en "sens inter-dit". Cela signifie pour moi, qu’il y a un sens entre les lignes d’un discours que j’écouterai dans cette rue. Lorsque je n’entends rien, ni ne croise personne, j’essaie de déchiffrer des messages sur les murs, dans les enseignes.

Le code de la route devient pour moi, "le code de ma route à suivre". Je ne peux pas prendre le sens des voitures puisque je ne suis pas une voiture, ni le sens inverse puisque je ne suis pas l’inverse d’une voiture : je prends donc l’oblique, "la tangente".

Je regarde également les architectures, leur forme pointue ou non, afin de savoir sur quel trottoir je "dois" marcher.

Si j’aperçois, sur mon chemin, une bâtisse aux formes pointues, j’apparente cela à un éventuel danger : je change donc de trottoir. Ainsi, je ne passerai jamais près une église puisqu’elle s’achève par un clocher pointu.

Des kilomètres ainsi, passant de quartiers en quartiers: Picadilly Circus, Soho... Les nuits, je continue d’avancer, sans m’arrêter, sans dormir. Le symbolisme des lettres s’amplifie de plus en plus. Je revois Londres, avec son orientation qui me paraît pure dans certains lieux, malsaine dans d’autres.

La plaque d’immatriculation des bus indique, selon moi, une direction "négative" ou "positive", d’après le type de lettres inscrites sur celle-ci. Un W montre une orientation sinistre.

Tout obéit à des codes, où toutes les significations ressortent.

Je préfère aller du côté de Green Park, Crystal Palace (pas de W sur le bus de couleur verte).

Lorsque je tente de monter dans un bus possédant un W sur sa plaque, le chauffeur me refuse l’accès car je n’ai pas assez d’argent.

Les nombres ont également une importance grandissante. Ainsi, je "dois" aussi prendre des bus n’ayant pas de chiffres impairs. De plus, certaines destinations inscrites m’indiquent les cars à prendre ou ne pas prendre (les indications comprenant des H W K, les ...Town, les destinations où est inclus le mot Death).

Dans certains quartiers de Londres, l’hostilité est plus grande, où les personnes se dirigent vers une destination que j’appelle "La Rose Pourpre du Caire". Les magasins y ont plus de teintes rouges sur leurs devantures. Les gens y sont plus hostiles, semblant échapper à leur caractère propre. Ils me paraissent sous influence d’un pouvoir négatif et très puissant.

Une des proches banlieues de Londres se distingue en deux parties : West End et East End. West End, commençant par un W, il me faut aller vers East End, chercher l’Est où je rencontre des gens qui semblent purs et éthérés; j’y entends les paroles d’une chanson des Doors, "The End", quand Jim Morrison disait : "The West is the Best". Est-ce la bonne indication pour passer à travers "les portes de la perception", dont parlait Aldous HUXLEY.

Pour éviter une situation paradoxale, je pense trouver la réponse dans l’inverse de ce qui est dit, et continue de me diriger vers l’est.

Dans les cars, je monte au premier étage, où les forces hostiles sont moins présentes; telle est mon impression, puisque se sont des personnes marginalisées qui y sont le plus souvent Non pas que je le prenne à cette époque comme une référence en soi mais au moins sont-ils moins méprisants que les autres devant mon accoutrement.

Après cette opposition bas/haut, une autre antinomie la supplante : l’opposition caché/montré, impliquant que l’évidence n’est pas dans les apparences. Cet état d’esprit se répercute dès lors, dans ma façon de me déplacer dans la ville. L’évidence y est ici représentée par les bus qui étant visibles, représentent le bien en apparence, le bien étant ici le "non-menaçant". Je ne me déplace donc systématiquement plus qu’à pieds, ou utilise le métro, celui-ci étant du domaine du caché; c’est donc à l’intérieur de celui-ci que je cherche maintenant, des messages permettant de se diriger.

A cette époque, il me parait évident que bien d’autres personnes interprètent ces symboles pour trouver leur chemin. Selon s’ils se trouvent dans le camp du bien ou du mal, ils prennent des directions opposées. Il me sera difficile d’expliquer cette certitude selon laquelle d’autres gens connaissent ces codes (la raison rationnelle étant, sans doute, que ne me pensant pas seule à posséder cette interprétation, je ne me considère pas comme "folle") selon ma logique du moment. Je tenterai cependant de le faire.

Avant tout, je dois préciser que le premier signe qui me fait penser que l’underground est un lieu de protection, est qu’il est représenté de la manière suivante :

La diagonale qui le traverse indique qu’il n’est pas nécessaire de prendre la tangente en ce lieu, puisque la circularité qui l’entoure indique un non-danger. Je reviens maintenant, à ce qui me laisse supposer que je n’étais pas seule à avoir déchiffré ces codes. Pour le décrire, je dois le replacer dans son contexte.

Marchant une nuit, non loin de Victoria Station, j’entends les bruits d’une manifestation dans une rue avoisinante. Un passant m’explique que c’est un rassemblement d’un mouvement catholique. Du mot catholique, je passe à la représentation des clochers d’églises (pointus, donc dangereux) et de la croix.

A l'inverse, il vaut mieux se diriger vers l'Antéchrist, puisqu'il est "l'en T Christ." Son symbole est donc le T, donc la croix du Christ ôtée ( au T) de la partie supérieure de sa barre verticale :

La forme pointue des droites tirées à chaque extrémité, de cette "anti-croix" en forme de T, représente un triangle ayant une pointe en bas, donc moins dangereuse que celle du christ ayant une pointe en haut.

Si l’on réunit chaque extrémité de ce symbole par des traits, on peut voir apparaître quatre angles, donc un aspect menaçant de cette religion, quel que soit le lieu où l’on se situe pour voir la croix :

Il me semble que par le déchiffrage des symboles architecturaux ou autres, on apprend à se diriger vers des situations, des étapes qui sont des paliers pour accéder à d’autres perceptions (offrant des éléments manquant auparavant pour continuer sa recherche vers ce qui échappe). C’est vers un ineffable que je voudrais saisir que je tente de m’orienter à travers le déchiffrage (erroné ou non) de ces formes symboliques que l’on peut trouver en tout. Cependant, elles ont aussi leurs pièges qui m’ont amenée plus d’une fois dans des impasses.

Lorsque le passant m’informe sur cette manifestation catholique, je me dirige vers la station de métro de Victoria Station, je vois une foule de personnes, certaines, manifestement de la rue, d’autres non. Je commence à parler à un groupe, en leur demandant pourquoi ils sont réunis ici. Ils me parlent alors de la manifestation et plusieurs se mettent à la critiquer. Leur réaction me semble confirmer mon interprétation. Ces personnes, refusant le versant négatif, la pointe, la croix, se retrouvent devant Victoria Station .

Il a suffi que j’aie cette certitude, pour que je sois, plus tard, détrompée ou plutôt pour m'apercevoir que les pièges, les faux- semblants, les masques de bons personnages existent partout. Ainsi, l’un des membres du groupe m’intrigue. C’est un homme d’une cinquantaine d’années qui parle en rythme, avec des rimes, d’une manière incantatoire. J’essaie de déchiffrer des messages à travers les paroles de ce poète improvisé. Ma connaissance de l’anglais est trop imparfaite pour que je comprenne tous les mots, qui plus est, leur sens caché, mais je me laisse imprégner par ce rythme, et, parfois, des significations surgissent dans mon esprit.

Je me souviens seulement, qu’elles se rapportaient à mes interrogations sur les formes, les lettres, les couleurs.

Il me propose de venir boire un thé chez lui : j’accepte. Son logement n’est pas très loin de Victoria Station, et lorsque la porte se referme sur moi, je me reproche de n’avoir pas regardé le numéro de son appartement.

Si le chiffre avait été pair, je ne me serais pas trompée sur mon intuition, et effectivement, cette personne pourra me donner des éléments d’informations. Si le chiffre avait été impair, je serais tombée dans un piège de perceptions, de suppositions. Et même, si cela en est un, il peut être intéressant à vivre puisque le propre du piège est de déstabiliser, de créer des réactions que nous ne soupçonnions pas, pour en sortir.

Des livres recouvrent presque tous les murs. Pendant qu’il prépare le thé, je parcours du regard les différents ouvrages se rapportant essentiellement à l’histoire. Il me tend une boisson ayant plus la couleur du café que du thé. Je la goûte. J’ignore ce que c’est, mais ce breuvage est infâme, amer, imbuvable. Je le lui dis. Il prend un air étonné et me prépare une autre décoction.

Je commence à être mal à l’aise.

Depuis qu’il est chez lui, une expression dure, presque terrifiante marque son visage. Il fait brûler trois bâtons d’encens. Trois est un message. Je me suis laissée duper par quelqu’un du clan de l’impair, de l’angle, du pointu. L’odeur de cet encens est insupportable. Il m’apporte un liquide aussi noir que le premier. Il a un autre goût mais est tout aussi désagréable. Je pose la tasse. Il se met à rire d’une manière me paraissant complètement hystérique, théâtrale. Le parfum de l’encens est toujours plus intolérable :. je regarde le paquet. Il commence par un K, la lettre la plus dangereuse. J’éteins les trois bâtons dans le breuvage imbuvable. L’homme continue toujours à rire.

Je me recule vers la sortie. Il avance vers moi. Je ne comprends plus ce qu’il dit. J’ouvre la porte, et avant de partir en courant, je regarde le nombre qui y est inscrit. C’est un trois. J’entends encore le rire à travers la porte et prends garde, en partant, de prendre la "bonne" direction indiquée par un panneau.

Après quelques détours, je retourne à Victoria Station où il y a beaucoup moins de monde que précédemment. Le métro n’est pas encore ouvert. De là, j’observe les différentes allées et venues des personnes. Certaines se placent derrière une ligne jaune, tracée sur le sol, se situant environ à cinq mètres de distance par rapport à l’entrée de la gare. Les personnes placées derrière cette ligne me paraissent moins hostiles que celles se mouvant à l’extérieur. Elle représente la frontière entre deux mondes, deux états d’esprit vivant de manière antinomique. Si nous traversons ce tracé, nos pensées changent, nos perceptions sont autres par rapport aux formes de leur vêtements, révélant un message si ils sont en pointe (pointe dirigée vers le haut ou vers le bas).

Je chevauche cette ligne à plusieurs reprises, afin de voir différemment ce qui m’entoure. Lorsque je suis à l’extérieur, je remarque des attitudes menaçantes de la part des personnes qui m’entourent. J’en déduis que ce n’est pas mon camp. Dès que je me retranche derrière la ligne, au contraire, je vois l’attitude des personnes changer, me paraissant moins dangereux parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent franchir la ligne. Si ils ne peuvent pas la dépasser, c’est qu’ils ont choisi de rester dans cet autre camp.

Puisque je n’ai pas choisi le mien par un contrat ritualisé, je peux être d’un côté ou l’autre de la bordure. Je ne sais pas en quoi consiste ce contrat ritualisé, mais il m’aide à expliquer l’attitude des personnes.

Lorsque l’entrée du métro est ouverte, je m’y précipite. Je jette mes chaussures cassées, plus qu’usées d’avoir trop marché. Dans l’un des couloirs annexes, n’ayant pu retenir une envie d’uriner, j’enlève mon jean et me confectionne avec mon gilet sans manches, un cache-sexe, en passant les deux jambes à l’intérieur, le coinçant avec ma ceinture. L’anachronisme de mon accoutrement pour un hiver londonien m’indiffère. Pour le moment, il fait chaud dans les couloirs du métro.

Différentes couleurs de lignes de métro sont indiquées sur le plan collé au mur. Ces teintes donnent une signification sur les chemins à prendre. Elles indiquent les étapes progressives vers deux routes opposées. La première est celle que j’appelle "La Rose Pourpre du Caire". La seconde n’a pas de nom : c’est vers elle que je cherche à me diriger.

Celle de "La Rose Pourpre du Caire" est dominée par les forces chthoniennes. Le rouge est, à mon sens, la couleur la plus susceptible d’être attirée vers les forces obscures. Le pourpre est ce rouge tirant vers le noir, tirant vers le bas. Elle est également la première teinte sur laquelle on se concentre dans les séances d’hypnose ou de relaxation. Ensuite vient l’orange, le jaune, le vert, le bleu, le violet, puis de rares fois, le blanc.

Ainsi, lorsque je regarde les représentations symboliques et colorées des différentes lignes de métro, leur teintes m’indiquent l’orientation à suivre pour trouver la voie : les initiales de l’appellation des stations étant un indice, m’indiquant où je dois descendre.

Me retrouvant à chaque fois dans des impasses, je décide de ne me diriger qu’à pied.

Après plusieurs jours et nuits d’errance, toujours accompagnée d’étrangeté, j’en conclus que tout Londres est un piège, et décide de prendre la "tangente". Je vais au consulat, me faire rapatrier.

De retour sur Paris, je passe chez ma tante pour la voir, avant de partir en Espagne. Il me semble, à cet instant, que ce que Londres n'a pu me faire découvrir, Madrid ou Barcelone me le montreront. J'ignore ce que j'aurais pu y trouver, traquenards ou "révélation". Chez ma tante, je suis accueillie par mon père, qui m’empêche de sortir jusqu’à ce qu’il m’emmène voir un psychiatre.

II.2 L'internement   || Retour TM