III. Analyse

III.1 La psychose maniaco-dépressive

Une norme, une règle, c'est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser, normaliser, c'est imposer une exigence à une existence, à un donné dont la variété, le disparate, s'offrent au regard de l'exigence comme un indéterminé, hostile, plus encore qu'étranger."

CANGUILHEM

Toute maladie étant un fait de civilisation, son aspect change avec le contexte historique et les conditions culturelles. Si la dyade normalité/folie est apparemment une caractéristique de toutes les cultures, il n'en demeure pas moins que ses manifestations revêtent des aspects spécifiques dans chaque société. Le malade bâtit son mal en utilisant les matériaux qui l'entourent. Cela semble s'expliquer par le fait que le mode de représentation n'est jamais identique dans deux cultures différentes. Leurs moyens mis en oeuvre pour appréhender le réel ne peuvent que donner un aperçu de celui-ci, en aucun cas appréhendable dans l'absolu (il est nécessaire d'avoir un espace symbolique pour pouvoir l'intégrer, un langage, quel que soit la forme qu'il revêt).

DEVEREUX, par exemple, dans son "Essai d'ethnopsychiatrie générale", décrit la course de l'Amok, pathologie ne se trouvant qu'en Malaisie. De même, CHARCOT, à la fin du siècle dernier, dépeint la "grande hystérie". Celle-ci n'existe plus de nos jours, que de manière atténuée.

Pour LAPLANTINE, "aucune société n'a un effet directement pathogène. La société produit des modèles, donne des indications, et l'individu suit d'une manière préférentielle, mais d'une manière préférentielle seulement, certains processus de décompensation plutôt que d'autres."

Si l'on suit ce point de vue, il reste à savoir pourquoi telle personne choisit telle pathologie plutôt que telle autre, d'autant plus que ce n'est pas d'une manière consciente que cela peut se produire. Il me parait difficile de choisir délibérément son mal, étant donné que c'est une manifestation dans laquelle on se plonge, sans même s'en rendre compte.

Je me demande dans quelle mesure, depuis FREUD, on n'a pas déplacé les processus magiques, dans la capacité de l'inconscient, à élaborer des possibilités d'action qui échappent totalement à la conscience. La croyance et la suggestion ont remplacé les systèmes d'explication traditionnels pour traduire ce qui échappe à la rationalité.

Le médecin est également soumis à son environnement pour nommer et décrypter l'affection en cause. On peut supposer que les mêmes symptômes appréhendés par deux médecins à des époques différentes, ne seront d'une part, pas décrits de la même façon, et d'autre part, révéleront, selon chacun, des descriptions que l'autre ne jugera pas utile de révéler et réciproquement.

La psychose maniaco-dépressive est décrite par KRAEPLIN, à la fin du siècle dernier. Elle se traduit par l'alternance de deux états (qui sont cependant des processus en eux-mêmes)

- la manie.

- la mélancolie.

La manie, avant de posséder son sens psychologique actuel, était un terme générique pour désigner la folie en général.

"Dans la tradition helléniste, voir, imaginer, rêver, être fou, ces termes peuvent former une unité, à l'inverse de notre culture actuelle, qui verrait dans cette association un non-sens. "Puisque la vue est le sens par excellence" dit ARISTOTE ,"la phantasia" a tiré son nom de la lumière (phaos), car sans lumière, il est impossible de voir" ".

Ce terme regroupe ce qui, "dans l'absolu", est derrière les apparences, les représentations premières (elles-mêmes étant incluses dans des représentations plus générales, se référant à la philosophie de l'époque).

Dans son sens commun, la manie désigne un tic pouvant s'étendre à un ensembles de pratiques plus important que le tic à proprement parler, mais restant cependant très réducteur, par rapport à son sens psychologique.

III.1.1. Les symptômes de la manie

L'état maniaque est dominé par l'accélération des activités motrices. intellectuelles et par l'exaltation euphorique.

Il peut se situer à plusieurs degrés différents, de l'hypomanie à la folie organisée, en passant par la bouffée délirante et la fureur maniaque.

- l'hypomanie, est une forme atténuée de la manie.

- la folie organisée est un état qui précède l'apparition des symptômes au regard d'autrui, alors que le processus de décompensation est déjà mis en place.

- la bouffée délirante est une manifestation psychotique aiguë qui se caractérise par l'apparition d'un délire qui est aussi puissant que ponctuel, qui se résorbe avec ou sans traitement.

- la fureur maniaque est un état d'excitation intense qui se traduit par des accès de violences exacerbés.

Les symptômes les plus spectaculaires de la manie sont : la subagitation incessante, l'activité effrénée, toujours désordonnée et inefficace, parfois violente et destructrice. Il existe également une résistance à la fatigue, dépassant les capacités ordinaires de résistance à l'absence de sommeil.

En retournant cette proposition, dans quelle mesure n'est-ce pas le manque de sommeil qui s'instaurant comme une habitude, crée cet état second, proche de la transe?

La pensée est accélérée, chaotique et procède par associations analogiques, enchaînements d'idées, jeux de mots, qui dans un autre état ne paraîtraient pas forcément évident. Dans mon expérience relatée dans le terrain, je fais souvent mention de ce type d'associations.

La production d'images mentales est importante, ainsi qu'une perception aiguë mais superficielle du monde et des êtres environnants. Les pensés, les impressions, les paroles sont prises dans un rythme accéléré, une sorte de processus infernal qui prend fin selon des durées variable. L'écriture effrénée, la destruction après coup de ce qui avait été construit avec passion, est également une caractéristique de la manie. Cet ensemble de symptômes entraînent une sensation de toute puissance. En termes psychanalytiques, l'instance du "sur-moi" est évacuée, au profit du "ça" et du "moi", dans la mesure où cette sensation de toute puissance est associée à une perte totale des interdits sociaux, qui auparavant étaient introjectés. Il n'y a plus d'inhibition, plus de sensation de limites, car plus de contraintes extérieures.

Ceci se traduit par toute une palette d'humeurs différentes, passant de l'euphorie la plus intense à une agressivité violente. Ce sont toujours des réactions d'ouverture totale sur le monde sans prendre en compte le caractère socialisé de celui-ci.

Le rapport au temps dans la manie

Une donnée frappante de la manie, est la modification du rapport au temps. Ainsi, ce dernier semble vivre dans une intemporalité où tout est succession d'événements, sans date particulière. Je me souviens, après coup, d'avoir eu l'impression d'avoir vécu tous ces événements, dans une torpeur se rapprochant d'un hors temps.

HUSSERL insiste sur la prépondérance de la conscience intime du temps pour la structure du monde de la conscience.

Dans la manie, on constate un relâchement de cette articulation temporelle. Cette donnée est comme le note HUSSERL, fondamentale pour l'humain s'inscrivant dans cette articulation, depuis , manifestement, les débuts de l'humanité.

En effet, même si un langage animal existe, il ne s'inscrit jamais dans la proposition interrogative. Et, pour qu'il y ait question, il est nécessaire d'avoir intégré la notion du temps, puisque celle-ci est dans l'attente d'une réponse. Ce qui me fait penser cela, est le résultat d'une expérience effectuée avec des singes. Lors de l'apprentissage du langage humain à ces animaux, des éthologues constatèrent que ceux-ci l'acquéraient sans problèmes, jusqu'au moment où il leur fallait apprendre des questions. Comment auraient-ils pu exprimer la proposition interrogative, s'ils n'ont pas intégré la notion du temps ?

Il est évident qu'en phase maniaque, l'acte de poser des questions existe encore, on ne redevient pas animal, on reste humain mais on est autre au regard d'autrui, alors qu'à l'inverse, on ne se sent pas différents d'eux.

Cela s'explique sans doute par le fait que la mutation de notre personnalité est progressive, nous l'intégrons donc au fur et à mesure. et n'avons pas de regard extérieur par rapport à nous-mêmes.

Le rapport à l'espace dans la manie

Dans la forme d'existence maniaque, l'espace s'élargit et devient infini. Le corps se déplace toujours dans un lieu plus étendu. L'esprit est en pleine perméabilité avec les éléments extérieurs. Les formes revêtent une importance indéniable ainsi que les symboles spatiaux. Par exemple, la focalisation sur mon déchiffrage systématique, à Londres, occupait toute ma pensée, sans laisser de place pour que je m'intéresse à l'écoulement du temps.

Pour HEIDEGGER, dans la manie, "il existe une défaillance de la constitution corporelle du monde propre ou primordial de l'ego, responsable du retrait total, voire de la disparition des moments transcendantaux rétentifs et protentifs et par là des représentations habituelles, au profit d'une pure actualité, tout comme de la défaillance de la représentation dans la structure de l'alter ego et partant de la structure d'un monde commun."

Je pense que cette modification spatio-temporelle peut être rapprochée de celle retrouvée dans certains états modifiés de conscience. Cette manie, telle qu'elle nommée et catégorisée par la nosographie psychiatrique, est un état second. Elle ne peut se résumer à un ensemble de symptômes. Elle est un déplacement dans une autre perception et une autre représentation du monde. Mais en quoi est-elle plus fausse que les autres ?

"Les états modifiés de conscience sont des modes de fonctionnement impliquant à la fois des niveaux du conscient et de l'inconscient et sont des médiateurs entre les deux modes. La transe profonde est le niveau d'hypnose qui permet aux personnes de fonctionner convenablement et directement à un niveau inconscient sans qu'interfère l'esprit conscient." écrit GODIN.

La manie telle que je l'ai vécue, et dont on m'a cataloguée était associée à un processus qui conduit inévitablement à se trouver en état d'hypnose. Cela par l'absence de sommeil, le peu de nourriture, la déstabilisation du mode de vie. C'est un état où l'on accepte plus facilement tout ce que nous vivons, éventuellement, ce que nous subissons. N'est-ce pas cette méthode qu'utilisent les sectes pour effectuer "un lavage de cerveau" chez les disciples ?

Dans mon cas, la première période dans la rue commençant avec un apprenti-guru peut se traduire comme telle. Cependant, ne me souvenant guère de ses tentatives d'inductions, je ne pense pas avoir été véritablement marquée par cet enseignement.

Je me demande dans quelle mesure ce premier conditionnement, quant à sa procédure, n'a pas influencé, lorsque je me suis retrouvée seule, une démarche me rendant crédule et réceptive à certains phénomènes (l'efficacité de la suggestion, reposant sur la libération d'un dynamisme inconscient).

Une composante qui n'est pas relatée dans la nosographie de la manie, pourtant très importante dans ce que j'ai vécu, est l'ensemble des impressions cénesthésiques que je vivais, pouvant les partager "à distance". Ce fait qui peut paraître étonnant ou mériter l'incrédulité, vu de l'extérieur, était monnaie courante à Epinay-sur-Seine, entre patients, ainsi que certaines fois à Perray-Vaucluse.

Comme je le relatais plus haut, l'état maniaque se traduit par une vie extrême dans son intensité, ses interactions, son énergie. Par rapport à la vie commune, elle est un état de surexcitation cérébrale.

L'extériorité n'est plus la même puisqu'une pensée analogique, hypersymbolique, intervient. (éléments tirés de notre culture). Cet état est de l'ordre d'un ésotérisme individuel. C'est une construction logique, certes délirante pour les autres, et qui pourtant, pour ma part, s'est emboîtée parfaitement avec les différents éléments et situations de mon vécu.

On peut se demander dans quelle mesure, le délire maniaque, même s'il est différent selon les êtres, n'est pas le déchiffrage d'une signification inconsciente.

III.1.2. La mélancolie

Contrairement au sens commun, la mélancolie, pour la psychologie, désigne plus qu'un état de tristesse. Elle est dans ses manifestations, le contraire radical de la manie.

Elle se traduit par des états de fatigue intense, d'apathie, d'incapacité à communiquer. La personne se trouve dans un état de prostration, qui peut durer des heures. C'est un état de tristesse profonde, de culpabilité. A l'inverse de la manie qui est une suractivation de l'action, même si elle est désordonnée, la mélancolie crée un blocage, par rapport à toute activité éventuelle.

"A l'inverse du maniaque, le mélancolique est dépassé par l'écoulement d'un temps insaisissable et rejeté dans le passé" écrit MINKOWSKY.

Je ne m'étendrai pas sur le sujet de la mélancolie, étant donné qu'elle ne concerne pas directement le sujet traité.

Comme on a pu le constater, ces deux affections le sont avant tout d'un point de vue social. Quoi de plus dérangeant et déstabilisant pour un sujet extérieur, que de se trouver en face de deux types de personnes qui renvoient soit au refoulé, soit à l'angoisse, qui sont le plus souvent étouffés dans les processus de la normalité du plus grand nombre ?

Dans la vie quotidienne, lorsque l'on distingue le normal du pathologique, on suppose que le malade doit être asservi par le pouvoir des gens normaux. Un regard de peur ou de condescendance, un système d'assistanat est mis en place (charité apparente, permettant de ne pas voir l'autre, de par ce qu'il peut renvoyer de pathogène, d'après le regard que chacun en a).

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