L’observateur omniscient (Yves Lecerf, 1995)
1. La formulation par Laplace de l'idée d'une intelligence omnisciente
Dans un passage célèbre de son Essai philosophique sur les probabilités, ouvrage publié en 1825, l’astronome, physicien et mathématicien Pierre Simon Laplace évoque l’idée d’un observateur universel omniscient, et fait de cet observateur un pilier fondateur du concept laïc de déterminisme.
« Nous devons […] envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ».
Ces quelques lignes ont été depuis lors immensément citées et commentées. Dans son ouvrage L’idee du determinisme, le philosophe Alexandre Kojève va jusqu'à donner à ce fragment le nom de « formule de Laplace », bien qu’il ne puisse s’agir en fait, aux yeux par exemple d’un mathématicien ou d’un physicien, nullement d’une formule mathématique mais tout au plus d’un axiome énoncé en simple langage ordinaire et ne décrivant de manière opératoire précise aucun calcul.
« Dans cette formule de Laplace, nous dit Kojève, trois points doivent être soulignés : 1. […] Laplace introduit l’idée d’une « Intelligence », d’un sujet connaissant. Cette Intelligence possède […] une faculté de connaître qui dépasse […] celle de l’homme. […]
Sa connaissance a un caractère temporel ; […] elle contemple le monde […]. Ainsi, l’affirmation par Laplace du déterminisme causal revient à celle de la possibilité de prévoir […]. 2. La prévision est détaillée […]. 3. La precision est exacte. »L’omniscience est un attribut usuel du divin. Et nous souhaitons ouvrir ici une réflexion sur le schéma d’Intelligence omnisciente de Laplace, considéré en tant que possible représentation du divin. Un des points de vue que nous mettrons en avant dans cette réflexion sera celui de l’ethnométhodologie, discipline qui s’intéresse volontiers aux observateurs omniscients universels.
2. L’observateur omniscient de Laplace ne dit rien et ne fait rien. Mais sa présence modifie l’univers en rendant toute chose déterminée
L’observateur omniscient de Laplace réfléchit pour son propre usage. Mais extérieurement il ne dit rien.
Posterieurement à l’énoncé de Laplace, des discussions théoriques concernant un certain paradoxe du « démon de Maxwell » ont démontré que l’intelligence omnisciente de Laplace ne peut en aucun cas intervenir. Ce paradoxe met en œuvre une intelligence omnisciente du même genre conçue par Maxwelle et dénommée pour cette raison « démon de Maxwell ». A la difference de celle de Laplace, cette intelligence intervient pour des sortes de signaux, et le fait avec une telle opportunité qu’elle parvient à créer de l’énergie à partir de rien, chose que la physique n’admet pas.
Il faut compléter (et somme toute confirmer) l’enoncé de Laplace en spécifiant que son « Intelligence omnisciente », qui doit rester totalement inactive, est tenue de considérer que toute communication par elle des informations qu’elle détient équivaudrait à une intervention.
L’intelligence omnisciente n’intervient en rien et ne dit rien.
Son rôle est pourtant gigantesque en ce sens qu’elle apporte par sa seule présence et pour toujours, croit-on, une confirmation de la logique d’Aristote et de saint Thomas. Sa présence et la certitude de son omniscience illuminent le monde en y installant les conditions d’une croyance totale au principe du tiers exclu.
En sa présence, le monde s’interprète d’une seule manière, et il y a par avance exclusion totale d’un phénomène universel d’ambiguïté que les ethnométhodologues découvriront pourtant deux siècles et demi plus tard et qu’ils dénomment alors « indexicalité ».
3. L’observateur omniscient de Laplace refuse d’admettre que le monde est contradictoire
Certes, il a fini par se découvrir après Laplace : 1° que d’une manière générale, le monde est contradictoire ; et 2° que même en physique, des contradictions extrêmement sérieuses ont lieu d’être gérées.
En acceptant comme elle l’a fait la formule laplacienne, la physique classique postulait par cela même, nous dit Kojève, l’existence d’une structure déterminée du monde réel qu’elle étudiait. Ce monde (sous-entendu : de la physique classique) possède réellement, aurait pu faire les prédictions en question. Nous appelerons cette « structure causale ». Cette notion est très complexe.
Cette structure causale avait pu sembler devoir être ébranlée par la théorie de la relativité, mais en fait ne l’a pas été. Les observateurs relativistes virtuels d’Einstein sont certes infiniment innombrables, et en apparence infiniment contradictoires dans leurs diagnostics ; mais les équations relativistes analysent causalement et prévoient exactement les illusions de perspective relativiste qui créent cette diversité. Il faut, nous dit Kojève (s’appuyant sur l’autorité de Planck), rattacher les théories de la relativité à la physique classique. La théorie de la relativité représente en fait, nous dit-il, « un couronnement de l’édifice de la physique classique ». L’idée du déterminisme y est acceptée intégralement.
Par contre, nous dit-il, le monde de la physique quantique n’est plus causaliste. Des causes identiques (indiscernables en principe) peuvent y avoir des effets différents.
Et cette possibilité échappait évidemment à l’observateur universel de Laplace.
4. Une représentation du Dieu monothéiste catholique se cachait-elle derrière l’Intelligence omnisciente ainsi décrite par Laplace ?
Dans son ouvrage Epistémologie des sciences physiques, Serge Le Strat présente lui aussi le même texte célèbre de Laplace et poursuit : « Il ne faudrait pas croire cependant que Dieu se cache derrière le « démon » ainsi décrit […]. L’intelligence qu’évoque Laplace n’est pas d’une nature différente de l’entendement humain. Elle est seulement suffisamment vaste pour pouvoir déterminer, à un instant donné, l’ensemble des conditions initiales du système que forme la totalité du monde. En ce début du XIXe siècle, le déterminisme cesse d’être une « hypothèse » religieuse pour devenir une verité scientifique. »
Il n’est guère possible en effet de nier que pour beaucoup de grandes ou petites religions monothéistes, le Dieu monothéiste lui-même soit souvent tenu pour particulièrement bien représentable sous les traits d’un observateur universel omniscient. L’intention de Laplace était-elle de tirer parti de ce contexte culturel et de faire jouer dans la science laïque un rôle non dénué d’importance à un concept certes laïque aussi, mais somme toute fort proche d’une pure et simple représentation du Dieu universel omniscient des monothéistes ? Si nous croyons Le Strat, une telle intention n’était absolument pas visée, et Laplace lui-même, dans la suite de son texte, nous le confirme. Mais en ce cas, pourquoi avoir prêté à un tel point le flanc à la possibilité d’une telle accusation ? Pourquoi avoir évoqué en contexte scientiste laïque à la fois avec une telle imprudence et avec un tel succès un schéma présentant d’aussi grande ressemblances avec une représentation du divin ?
5. Les schémas de représentation du divin ne sont jamais anodins
Il nous faut, croyons-nous, insister sur cette question pour le double motif : 1° que le schéma de Laplace conserve encore de nos jours une gigantesque influence, et 2° qu’un schéma de representation du divin, lorqu’il est très largement accepté, est rarement chose anodine.
Au beau milieu de l’univers culturel laïque qui est celui de Laplace, la présence d’un schéma d’Intelligence omnisciente ne pouvait avoir, paradigmatiquement au sens de Kuhn, rien d’anodin.
Au sens de Husserl ou de son disciple en phénomenologie J.-T. Desanti, le schéma d’une telle Intelligence est comme tout schéma scientifique un artefact réellement doté d’existence, en tant qu’objet. C’est un objet abstrait certes, mais un objet, que l’on ajoute, en tant qu’instrument de raisonnement de l’univers.
Au sens des travaux ethnologiques de Robert Jaulin, ce schéma est un objet culturel abstrait, mais il doit être clair que les objets culturels abstraits influencent les comportement de facon réelle.
Au sens garfinkelien, un tel schéma est une construction, une machine destinée à créer localement des critères de distinction entre le vrai et le faux. Et un tel rôle est généralement d’une immense importance.
6. Tout schéma de representation du divin largement accepté est un objet culturel. Mais dans quel rôle et pourquoi ici un tel objet ?
« Laplace », nous dit encore Kojève, s’interrogeant précisément sur l’utilité logique d’un tel schéma, « avait introduit dans sa formule la notion d’une Intelligence. N’est-il pas possible de définir l’idée du déterminisme causal du monde pris dans son ensemble sans avoir recours à la notion d’un sujet connaissant pouvant faire des prévisions ? » Suite à quoi Kojève s’interroge sur d’autres possibilités et poursuit : « Nous répondrons donc négativement à la question. Laplace avait bien raison d’introduire dans sa formule une Intelligence faisant des prévisions, car […] la notion d’un monde déterminé mais imprevisible, car […] Ce qui nous intéresse ici n’est pas de déterminer la nature d’un sujet fictif qui pourrait jouer le rôle de l’Intelligence de Laplace, mais de savoir en quelle mesure et sous quelles conditions l’homme, en tant que physicien, peut réaliser l’idéal laplacien. »
Il y a, croyons nous, dans cette réponse de Kojève la marque et tous les symptômes d’un immense aveuglement. Ce théoricien passionné du déterminisme ne peut pas manquer de voir l’étrangeté d’un artifice faisant intervenir un schéma d’Etre surnaturel comme base logique initiale d’une explication laïque du fonctionnement de la nature. Et il en voit du reste l’anomalie, d’où sa question sur l’évitement possible d’un tel sacrifice. Suite à quoi, ayant cherché lui-même d’autres solutions que cet artifice, Kojève n’en trouve point.
Mais qu’importe, dit-il alors finalement. Après tout, l’Intelligence ne fait qu’observer. Sa règle est de n’intervenir en rien. Après tout, le fait de placer le schéma d’une telle intelligence dans notre univers ne dérange rien. Elle est inerte. Après tout, nous pouvons cesser de nous préocuper d’elle et vaquer à nos affaires humaines. Consacrons tous nos efforts à des réflexions sur l’activité exercée par l’homme en tant que physicien.
Or pourtant, si ce schéma d’Intelligence omnisciente ne joue aucun rôle, pourquoi Kojève est-il par ailleurs contraint de reconnaître qu’on ne peut s’en passer ?
7. L’Intelligence omnisciente de Laplace reste encore en tant que schéma largement présente et puissante dans l’univers des sciences sociales.
Un point reste embarrassant : dans l’univers de Kojève, les choses sont ou bien ceci, ou bien cela. Ou bien la physique est causaliste, ou bien elle ne l’est pas. La question du tiers exclu se pose en physique, mais dans le monde de l’épistemologie il s’emble que l’on ne se la pose pas.
Insidieusement, l’univers occidental des sciences sociales, l’univers occidental de l’histoire, l’univers occidental de la philosophie et de l’épistémologie, persistent à maintenir la tradition certes bien commode après tout d’un vrai en soi ou d’un faux en soi, tradition culturelle qui présuppose en fait un observateur universel du même type que celui de Laplace.
Lorsque l’on chasse cet observateur universel de quelque part, il revient immediatement s’installer à un niveau supérieur, en métaposition de la position d’univers qu’il vient de devoir quitter.
Kojève parvient bien à voir les limites de l’observateur laplacien en physique, mais il ne voit pas aussi facilement celles d’un observateur exactement semblable sociologiquement placé en position de force en épistémologie, dans son propre univers.
Depuis les années 60, l’ethnomethodologie garfinkelienne radicale s’emploie activement à donner la chasse à l’observateur universel des sciences sociales. Mais si cet observateur est une représentation du divin, ne court-elle pas le risque d’entreprendre un travail sans fin, s’agissant d’une représentation que de toute manière, et sans même en avoir vraiment conscience, une majorité de gens pourraient vouloir rétablir ?
8. Théologies cataphatiques, théologies apophatiques
La science n’est pas la théologie. Mais la science ne peut se désintéresser du problème de l’universel ; et l’on voit bien que les théologies gardent de façon intéressante le souvenir de discussions multiséculaires concernant d’immenses variétés de représentations d’observateurs universels omniscients.
Selon ce que les théologies s’autorisent à dire au sujet du monde, on peut les classer en cataphatiques et en apophatiques ; étant clair qu’une distinction est en outre à faire entre le discours divin et le discours de ceux qui se prétendent qualifiés pour parler en théologiens.
A la lumière de ce passé, il semble pouvoir être suggéré que l’origine des difficultés que soulève l’observateur universel de Laplace ne tient pas à la nature surnaturelle de cet observateur silencieux, mais plutôt à la nature simpliste des pensées qu’on lui prête.
Cet observateur crée la représentation d’un Dieu qui présente la caractéristique de sembler se soumettre docilement aux très raisonnables principes d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. C’est un Dieu d’apparence simple et rustique. Il accepte d’être présent et de se taire, laissant à des commentateurs le loisir de présenter leurs propres opinions simples et rustiques comme des approximations de ce que Dieu voit et de ce que Dieu pense. Ce genre de représentation du divin fait en réalité de Dieu un soliveau, prêt à cautionner en silence les abus de n’importe quelle caste d’experts ou de prêtres.
En revanche, ce Dieu permet aussi à tout un chacun de se mouvoir dans des univers conceptuels simples, univers que peut-être des prêtres ou des personnages très autoritaires inventent, univers auxquels il semble par son silence accepter sans doute de donner sa caution, mais univers auxquels sa présence impose finalement aussi des régularités causales. Des représentations d’un tel Dieu ont à certaines époques médiévales troublées aidé l’Eglise catholique à rétablir des structures d’état de droit.
Ce Dieu qui accepte silencieusement que des prêtres disent à sa place ce qu’il est supposé penser, ce Dieu n’est pas exactement celui dont la bible parle dans la révélation. Le Dieu de la Bible interdit que l’on construise de lui des représentations. Or, prétendre savoir ce que sur tel ou tel sujet Dieu pense, dire publiquement ce que sur tel ou tel sujet Dieu pense, c’est bien d’une certaine manière dire de Dieu quelque chose qui peut construire de lui de façon très précise une représentation.
Il existe dans la tradition chrétienne de l’Occident, une lignée de théoriciens de la théologie pour qui la nature de Dieu est par nature inconnaissable, ou pour qui en tout cas cette nature échappe à toute possibilité de représentation. Cette lignée passe par des références médiévales telles que maître Eckhart, Ruysbroek, Jean Tauler. D’une certaine façon peut-être aussi Abélard. Une de ses références modernes pourrait être Kierkegaard. Mais une autre de ses options modernes pourrait aussi être la recherche de l’instauration d’un véritable oeucuménisme.
Aucune intervention totalitaire musclée d’une représentation de la volonté de Dieu n’est dans une telle perspective innocente, car en décrivant pour l’imposer la supposée volonté de Dieu, on est indirectement en train de décrire Dieu. Et au sens de la logique révélée biblique ainsi interprétée dans la rigueur extrême, il n’est paradoxalement point d’intégrisme qui ne soit outrecuidant et blasphématoire, par sa simple prétention de se faire le porte-parole du divin.
La révolution épistémologique que tente d’instaurer l’ethnométhodologie se situe sur un tout autre plan que celui de la théologie. Mais pour cette raison précisément, elle s’oppose à ce que la science utilise sans le dire des schémas de représentation du divin. Elle fait appel à des représentation de l’universel qui se veulent totalement neutres. Elle introduit une rupture nette tant au regard du propos de Laplace qu’au regard de celui d’une majorité de théoriciens de sciences humaines. Elle pose en axiome ultime qu’il n’existe point de représentation universelle de l’universel (c’est-à-dire en théologie point de représentation universellement acceptable de Dieu). Elle fournit une base de réponse à la crise moderne de la raison.
Références bibliographique
Jaulin (R.) 1977 : Les chemins du vide, Christian Bourgeois.
Kojève (A.) 1990 : L’idée de determinisme, Librairie Général Francaise
Laplace (P.-S.) 1825 : Essai philosophique sur les probabilités, ouvrage réédité en 1986 par Christian Bourgeois.
Lecerf (Y.) et Parker (Ed.) 1987 : Les Dictatures d’intelligentsias, PUF.
Le Start (S.) 1990 : Epistémologie des sciences physiques, Nathan
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