La recherche de la vérité


Concours : Agrégation ; Section : Philosophie ; Session 2017

Intitulé de l’épreuve : « Composition de philosophie sans programme. Durée : sept heures ; coefficient : 2. »


Sujet

La recherche de la vérité

 

Rapport d’épreuve

Le sujet proposé ne pouvait surprendre des candidates et des candidats ayant consacré plusieurs années à s’appliquer au travail philosophique et à la lecture des philosophes, et le jury se plaît à constater que cette application leur a permis, non seulement de mesurer l’intérêt et les difficultés du sujet proposé, mais aussi de construire et d’alimenter l’interrogation qu’ils ont mise en place.

Dans ce contexte relativement favorable, on formulera dans le présent rapport des remarques concernant la problématisation, la construction de l’examen et l’usage de références.

Problématisation

De nombreux candidats sont partis de la question : rechercher quelque chose ne suppose-t‐il pas que l’on connaisse ce qui est recherché ? Ainsi en est‐il du trousseau de clés que je recherche sans savoir où je l’ai perdu, mais en sachant ce que j’ai perdu. D’où la question : comment rechercher la vérité sans avoir une idée, fût‐elle vague, de ce qui guide la recherche ? Les candidats formulent souvent le paradoxe selon lequel la recherche ne peut se proposer un but sans déjà « posséder » ce qui est recherché : si je ne connais pas ce que je cherche, comment rechercher ? Mais si je connais ce que je cherche, pourquoi rechercher ? Néanmoins, certains candidats, qui entendent conférer un statut paradigmatique à la recherche de l’objet perdu, ne se demandent pas à quelles conditions ce « modèle » est transposable à la recherche de la vérité. Ces candidats se contentent d’user hâtivement de la distinction du clair et de l’obscur, ou de l’actuel et du virtuel, pour juger recevable le passage de l’objet perdu à la vérité : quand je sais clairement ou actuellement quel objet j’ai perdu, j’ai seulement une « prescience », obscure ou virtuelle, de la vérité que je recherche.

Nous ne voulons pas dire que les distinctions du clair et de l’obscur et de l’actuel et du virtuel sont nulles et non avenues, mais que l’usage hâtif de telles distinctions a conduit les candidats à neutraliser ce qu’il en est d’une « découverte » de la vérité : il en irait de la recherche de la vérité comme de la recherche d’un objet, à la différence près que serait nécessaire l’aboutissement de la recherche pour que soit connu ce qu’est la vérité, alors que celui qui recherche le trousseau de clés qu’il a perdu ne découvre pas par le succès de sa recherche ce qu’est un trousseau de clés.

La difficulté présentée par la transposition du « modèle » est le danger d’une « objectivation » de la vérité : la vérité est‐elle à découvrir comme un objet que l’on aurait perdu ? Si la vérité est découverte, est‐elle « quelque chose » qui préexisterait à sa recherche et qui serait seulement clairement connu au terme de la recherche ? La vérité est‐elle en attente de la recherche que l’on en fait ? Ou la recherche est‐elle nécessaire pour que la vérité puisse être dite « découverte » ? La convocation du modèle de la recherche d’un objet perdu est bien heuristique, mais à la condition de permettre de rendre problématique le statut de ce qui est recherché : faut‐il identifier la vérité avec ce qui est et qui préexiste à la recherche, ou faut‐il comprendre la vérité comme un rapport entre celui qui recherche et ce qui est ?

Les candidats qui, portant le soupçon sur l’objectivation de la vérité, ont envisagé la vérité comme un rapport entre celui qui recherche et ce qui est recherché, ont souvent rendu problématique le statut de la découverte : dès lors que la vérité ne préexiste pas à la recherche, ne faut‐il pas préférer au concept de « dévoilement » celui de « construction » ? La vérité ne serait pas ce qui est et qui est en attente de sa découverte, mais supposerait plutôt l’élaboration d’un rapport avec ce qui est, rapport qui sera déclaré « vrai » pour des raisons que le sujet de l’élaboration se rendrait apte à expliciter. Néanmoins, ceux qui ont usé de la distinction du « dévoilement » et de la « construction » ont souvent procédé à une récupération hâtive des deux concepts. D’un côté, la recherche est « métaphysique » en tant qu’elle vise à révéler ce qui est ; d’un autre côté, la recherche est « scientifique » en tant qu’elle élabore un rapport avec ce qui reçoit le statut d’objet, des objets non pas recueillis, mais déterminés par l’élaboration.

Nous ne voulons pas dire que la distinction du « dévoilement » et de la « construction » n’est pas pertinente, mais est dommageable sa neutralisation par la simple juxtaposition des recherches, l’une étant élevée, non par sa procédure mais par sa visée, quand l’autre – c’est‐à dire les autres – est élevée, précisément, comme procédure : de l’ambition métaphysique de révéler ce qui est, se distingueraient les entreprises scientifiques, puissantes comme élaborations et par leurs effets.

Les candidats qui, rendant problématique le concept de recherche, ont pris au sérieux la différence du « dévoilement » et de la « construction », ont souvent fixé l’attention sur ce qu’il en est de la « méthode » : si la recherche n’est pas hasardeuse et conduite au petit bonheur la chance, c’est qu’un cheminement est mis en place, organisé par la définition et par l’application de « règles ». Ces candidats ont souvent cherché du côté de Descartes des éléments nécessaires à la compréhension de la « méthode », et cette convocation a semblé pertinente en ce qu’elle permettait de « résoudre » les difficultés repérées. D’une part, en effet, la revendication de la « déception » invite à sortir de la rumination du cercle de la connaissance de ce qui est cherché pour être recherché ; d’autre part, la prise de conscience que le sujet est porteur de « semences de vérité » invite à retenir le « dévoilement » au détriment de la « construction ». Néanmoins, même les candidats qui ont recouru à bon escient à la référence cartésienne – c’est‐à‐dire à la condition d’avoir au préalable tiré au clair les difficultés que la compréhension cartésienne est supposée pouvoir réduire – ont souvent argué du caractère « local » de l’intervention de la méthode – les vérités mathématiques – pour réinvestir le concept de « construction » en première instance neutralisé, donnant l’impression d’un usage ad hoc de la référence.

 

Construction de l’examen

Si faire preuve du sens du problème consiste, assurément, à activer la conscience des difficultés que pose un sujet, c’est aussi conférer à cette conscience un statut moteur, par la position et la construction de l’interrogation.

À quelle condition l’interrogation est‐elle posée ? Par la formulation d’une « demande », et c’est à la prise en charge de cette demande que s’emploie la construction. Mais quelle demande ? Elle ne saurait être déterminée généralement, indépendamment de la conduite interrogative dont le candidat porte la responsabilité ; et, dès lors que le candidat définit ce qu’est pour lui la demande, il lui revient de rendre effective sa prise en charge.

Ainsi, pour fixer les choses, considérons une demande possible : l’intérêt de l’interrogation peut être attaché au statut de la fin de la recherche. Pourquoi rechercher la vérité ? La vérité est-elle recherchée pour elle‐même ou la recherche est‐elle au service d’une fin extrinsèque ? Si la vérité est la fin de la recherche, en est‐elle aussi la fin suprême ? Ou la recherche est‐elle subordonnée à un « bien souverain » que la vérité n’est pas ? Faut‐il distinguer le terminus ad quem qu’est la vérité du terminus a quo constitué par un état d’insatisfaction ? Si insatisfaction de l’esprit il y a, est‐elle la face négative d’une « aspiration à la vérité » ? La prise au sérieux d’une aspiration à la vérité permet‐elle de récupérer le « paradoxe » d’une recherche qui se porte sur ce dont l’absence est douloureusement éprouvée par celui qui, allant au‐delà de l’insatisfaction, se constitue en « sujet de recherche » ? Est‐il possible d’accomplir la recherche ? L’accomplissement est‐il envisageable en termes de « possession » ? Et si la recherche n’est pas accomplie, faut‐il dénoncer le caractère emphatique, en fait illusoire, de la recherche de la vérité, ou attribuer une positivité à la recherche, qui parvient à des connaissances en lieu et place de la vérité ?

Nous comprenons qu’attacher l’intérêt de l’interrogation au statut de la fin de la recherche ne vise pas, c’est‐à‐dire ne doit pas viser à juxtaposer des questions, mais à organiser plutôt l’examen en fonction de la conscience que l’on prend des difficultés rencontrées. Ainsi, quand on confère à la question de la fin un statut architectonique, on lui subordonne dans le même temps celle du sujet interpellé par la vérité : s’abuse‐t‐il sur sa « volonté de vérité » ? –question à laquelle est dès lors subordonnée celle du sérieux de la recherche : à quelles conditions organiser la recherche ? L’objectif de l’interrogation est constitué par la compréhension de la vérité : si est récusée la confusion de la vérité avec ce qui est, en quels termes envisager le rapport de l’esprit et du réel ? Que vaut la distinction d’une compréhension « formelle » de la vérité, caractéristique du rapport que l’esprit entretient avec lui‐même – idée d’une « vérité de cohérence » – et d’une compréhension « objective » de la vérité, mettant en cause le rapport de l’esprit et du réel – idée d’une « vérité de correspondance » ? Le statut moteur conféré à la question de la fin ne définit pas seulement un objectif, mais également un enjeu : quelle est la normativité de la recherche ? La norme est‐elle théorique ou est‐elle pratique ? Convient‐il de rechercher la vérité pour elle‐même ou pour apprendre à vivre ? Et c’est en fonction de la question motrice que l’examen recourt à des concepts opératoires, comme ceux de « dévoilement » et de « construction », ou également ceux de « courage de la vérité » et de « discipline de pensée ».

Répétons qu’il ne saurait être question de déterminer d’une manière univoque la problématisation. Problématiser, ce n’est pas seulement « poser un problème », mais c’est définir une conduite argumentative en fonction de la demande que l’examen prend en charge, en usant des concepts et des exemples que l’on juge opportun de convoquer en rapport avec les difficultés que l’on identifie. La dissertation n’est pas philosophique par son objet, au sens où elle parlerait de philosophie, mais par le traitement de son objet, par le mode de la considération des difficultés qu’elle exprime.

 

Usage des références

Il serait aventureux d’envisager la recherche de la vérité, non seulement en faisant table rase de ce que les philosophes ont compris de cette recherche, mais aussi en neutralisant les efforts de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, explicitement ou non, se sont intéressés à la connaissance. Il est non moins certain que la dissertation ne saurait être une doxographie, en s’appliquant à recueillir et à communiquer ce qui a pu être pensé de la recherche de la vérité. Éviter l’écueil de la doxographie est nécessaire et possible dès lors que l’on fait appel à des conceptions ou que l’on expose des exemples en fonction de l’argumentation que l’on entend développer.

L’usage des références est effectivement évalué en vertu d’un double critère : celui, d’une part, de l’opportunité et celui, d’autre part, de la précision. La référence est‐elle en rapport avec la conduite adoptée dans la dissertation ? La référence est‐elle envisagée d’assez près pour permettre de faire la lumière sur la difficulté dont la conscience a conduit à faire appel à cette référence plutôt qu’à une autre possible ? Convoquer une référence, ce n’est pas exposer globalement une doctrine, mais prélever une séquence analytique précisément déterminée, ce qui suppose une connaissance suffisamment détaillée de la conception sollicitée pour que la séquence puisse être mise en rapport avec l’examen conduit indépendamment de la référence.

Or force est de constater, non seulement que les références prennent trop souvent la place de l’examen, au lieu d’être convoqué par lui, mais aussi qu’elles donnent lieu à des développements de survol qui ne procurent que peu de bénéfice à l’examen. Ainsi, de nombreux candidats ont fait appel à la conception platonicienne de « l’anamnèse ». Mais, même ceux qui ont convoqué Platon en fonction de la conscience d’une difficulté au préalable mise en évidence – la difficulté d’une recherche aveugle si elle ne connaît pas ce qu’elle cherche, et vide si elle part à la recherche de ce qu’elle connaît – ont tiré un bénéfice faible de la référence convoquée. Ne précisant pas ce qu’il en est des conditions de l’anamnèse, mais se dépêchant de déclarer que des « essences » sont ses objets, ces candidats n’ont pas mis l’anamnèse en rapport avec le concept de recherche : l’anamnèse survient‐elle à l’improviste ? Faut‐il distinguer, d’une sollicitation « occasionnelle » des choses sensibles, une « conversion » et un « exercice » nécessaires à l’accueil de ce qui n’est pas sensible ? Or au lieu de thématiser une « conduite de recherche », les candidats ont opposé, à une conception « essentialiste » de la vérité, une conception « empirique », déplaçant hâtivement les accents de l’interrogation, l’ambition théorique étant invitée à rabattre de sa superbe pour s’intéresser à ce dont une connaissance « positive » est possible.

Ou encore, nombreux sont les candidats qui se sont référés au concept de « falsifiabilité » défendu par Popper. Mais, même ceux qui se sont appliqués à justifier le recours au concept au nom d’une limitation de la prétention théorique, ont conféré un statut plus formel qu’opératoire à la « falsifiabilité », la distinguant simplement d’une conception directe de la vérification d’une hypothèse. Méconnaissant la lutte de Popper sur le double front de « l’inductivisme » et du « conventionnalisme », les candidats n’ont pas pris au sérieux le concept de « système d’hypothèses », ni cherché ce que veut dire la « révision » d’un système, de telle sorte qu’ils ont conféré à la « falsifiabilité » une pertinence proche de celle de la vérification directe, dont elle est pourtant supposée prendre avantageusement la place.

Le jury a, également, constaté une inégale répartition des références : certaines sont convoquées en nombre – Platon, Descartes, Kant, Nietzsche, Heidegger, Popper –, d’autres plus rarement – les Sceptiques, Anselme, Wittgenstein, Bachelard, Foucault, Habermas –, d’autres beaucoup plus rarement – étrangement : Spinoza, Malebranche, Leibniz, Hegel. Quelle que soit la référence choisie, les critères de la pertinence sont les mêmes, à savoir, répétons‐le, une convocation en situation d’analyse et une précision telle qu’il soit possible de retenir un enseignement de la convocation. Une dissertation philosophique n’est ni une collection doxographique, ni un essai à l’emporte‐pièce, mais un exercice, c’est‐à‐dire une expérience du problématique qui suppose l’appropriation des systèmes philosophiques par l’application continuée à la lecture.

Mentionnons précisément, pour terminer, une copie qui s’est appliquée, parmi d’autres, à un cheminement réglé. Mettant en rapport les pratiques policière et expérimentale, la copie a organisé l’interrogation en fonction du statut problématique de la garantie de la recherche. L’existence de la vérité est‐elle nécessairement supposée pour que la recherche ne soit pas erratique? Si tel est le cas, ne faut‐il pas définir les critères de la vérité pour se lancer à sa recherche ? Se référant au Ménon (80 d) et après avoir noté l’origine sophistique de l’aporie – comment rechercher ce dont on ne sait pas ce qu’il est et le reconnaître si l’on tombe dessus ? – la copie remarque qu’il est souhaitable de distinguer la recherche d’une vérité – concernée par l’aporie – et la recherche de la vérité, dont il n’est pas nécessaire d’expliciter la notion pour partir à sa recherche : ne pas savoir ce qu’on cherche ne signifie pas nécessairement une ignorance radicale de ce qui est cherché.

La copie retient dès lors deux leçons. D’une part, la recherche de la vérité peut supposer la parenté de ce qui cherche et de ce qui est cherché ; d’autre part, la recherche de la vérité peut consister à rechercher des vérités. Deux voies distinctes – qui ont en commun l’abaissement du caractère problématique de la garantie de la recherche et de la détermination liminaire des critères de la vérité.

Après avoir développé la première voie, qui substitue à la question de la garantie de la recherche celle des conditions d’accès à ce qui est, et qui interroge le statut de l’aspiration au vrai, la copie envisage la seconde voie, thématisant le concept de « procédure » en fonction d’un soupçon visant l’abaissement de la recherche par l’usage du concept d’« appariement à ce qui est » de l’être qui cherche, rendant également problématique l’unité du concept : si la recherche de vérités multiples a pour condition générale ou abstraite la possibilité de chercher la vérité, les vérités sont‐elles les résultats de procédures singulières, chaque procédure étant habilitée à décider de sa pertinence et des résultats auxquels elle aboutit ? La reconnaissance de la pluralité des procédures prétendant à l’établissement de vérités multiples invite à relancer la question de la « garantie », qui avait été auparavant neutralisée. Si les procédures ne sont pas des médiations visant – certes diversement – ce qui est, ne s’arrogent‐elles pas le droit, au nom de leurs compétences propres, de porter leurs objets à la qualité de réalités ?

La copie interroge ainsi la procédure démonstrative et lui confère un statut paradigmatique, c’est‐à‐dire normatif : il ne saurait être question de réduire la différence de la démonstration et de l’expérimentation, ni celles des expérimentations, mais de retenir de la démonstration la solidarité d’un « système de propositions », de sa construction et de sa communicabilité. La prise au sérieux du concept de « communicabilité » conduit la dissertation à s’opposer à une double thèse, celle, relativiste, selon laquelle les systèmes de propositions seraient assimilables à des « opinions » ; et celle, absolutiste, selon laquelle ce qui est serait le « transcendantal » des systèmes ; pour lui préférer une thèse normative : les systèmes de propositions définissent des vérités qui n’épuisent pas la recherche de la vérité – et non la vérité – comme valeur commune. La copie s’en tient fermement à cette thèse normative qui répond à la question de la « garantie » de la recherche de la vérité en arguant d’une « bonne volonté » comme expression d’une confiance en la possibilité de l’accord de ceux qui cherchent.

À l’instar de ce développement, les meilleures copies, dont le nombre est loin d’être négligeable, ont montré que les étudiants en philosophie sont parfaitement capables de cet exercice qui fait la singularité d’une pensée authentique, où la conduite de l’interrogation en appelle à la lecture des philosophies et où celle‐ci oeuvre, en retour, au sérieux de l’examen.