"Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens"résumé, notes de lecture, 1er juillet 2003, par laura du site Gratt' Pap (archive)
DE Robert-Vincent JOULE et Jean-Léon BEAUVOIS
Editions PUG (Presses Universitaires de Grenoble), 2002 (Nouvelle version).
La préface de cet ouvrage rappelle au lecteur que ces travaux ont d'abord été publiés en 1987 puis ont été complétés en 2002 par ses auteurs afin d'y inclure de nouveaux éléments : si les techniques de manipulation n'ont guère fait l'objet de grands bouleversements en quinze ans, de nouvelles techniques sont apparues (pied-dans la bouche ; pied dans la mémoire), et surtout les applications de ces procédures d'influence se sont multipliées, ce dont les auteurs ont tenu à faire part à leurs lecteurs.
L'ouvrage débute par un « avant-propos » fantaisiste et non moins humoristique, signé Madame O. En effet, il faut d'emblée préciser que les deux chercheurs n'ont absolument pas comme ambition de rédiger un rapport complexe destiné aux seuls spécialistes et psychologues sociaux mais bien plus de proposer un texte vivant et accessible au grand public. Ainsi, pour illustrer chacune des théories qui pourraient rebuter par leur abstraction, les auteurs ont eu recours à un personnage fictif, sorte de fil rouge, prénommé Madame O., vivant en Dolmatie. Celle-ci connaît de nombreuses « aventures » lors de ses activités quotidiennes qui renvoient directement à des techniques de manipulation qui sont ensuite explicitées.
Un chercheur américain a observé que lorsqu'il demandait une pièce aux passants qu'il croisait dans la rue, il avait quatre fois plus de réussite en précédant sa requête par une simple demande de renseignement. On rencontre dans la psychologie sociale un grand nombre de travaux similaires où les chercheurs amènent en toute liberté des gens à adopter un comportement différent de celui qui aurait été spontanément le leur. Le but de ce traité est de fournir les bases de compréhension des mécanismes de la manipulation. En ce sens, il est destiné à trois types de lecteurs :
- ceux que la notion de manipulation ne dérange pas et qui savent que c'est souvent la seule façon d'obtenir quelque chose de quelqu'un lorsqu'on ne dispose pas d'un pouvoir sur celui-ci.
- ceux qui en ont peur, que ce soit parce qu'ils préfèrent l'exercice d'un pouvoir légitime ou plus humaniste, pour s'en défendre et éviter de manipuler eux-mêmes.
- ceux, enfin, qui veulent juste mieux comprendre le comportement des gens et leur psychologie.
Chapitre 1 : Les pièges de la décision
Une première expérience avec Madame O. nous est proposée : une personne dans un lieu public (la plage par exemple) s'absente momentanément en laissant un objet (sa radio, alors qu'il va se baigner). Une autre personne arrive alors et prend l'objet. On constate que dans un cas sur dix, il y a réaction des personnes environnantes, contre huit sur dix si le propriétaire a, ne serait-ce que rapidement, demandé de jeter un coup d'œil à ses affaires.
Pour expliquer un tel comportement, les psychologues sociaux avancent d'abord la raison la plus évidente : la personne a été engagée à réagir, mais elle ne satisfait pas complètement car les deux situations ne se différencient que par un simple « oui » à une question où il est difficile d'émettre un refus. L'hypothèse plus probable est donc que le sentiment de libre consentement, que le sujet ne pouvait refuser en réalité, l'engage à réagir.
Les chercheurs rappellent l'expérience fameuse de Kurt LEWIN, en 1947 dans le contexte d'après-guerre, où il compare l'efficacité de deux méthodes visant à modifier les habitudes alimentaires des ménagères américaines (consommer des abats plutôt que des pièces nobles). Il constate une nette supériorité de la seconde stratégie consistant en une réunion de groupe avec discussion des ménagères (la première stratégie persuasive était une simple conférence vantant les qualités des abats), et l'on a expliqué ce phénomène par la notion d'effet de gel, reposant sur l'idée d'adhérence des sujets à la décision prise.
Cet effet de gel peut même prendre la forme d'escalade d'engagement. Une expérience met ainsi des volontaires face à un choix pour favoriser un projet parmi deux. Puis, quelques temps après, on leur demande à nouveau de faire ce choix mais en présentant la situation où leur précédent choix n'a pas porté ses fruits alors que l'autre a mieux réussi que prévu. Néanmoins, la grande majorité va persévérer dans leur choix alors qu'un groupe contrôle ne va pas hésiter à changer. Dans cette escalade d'engagement, la victime commence par un choix libre puis continue en persévérant dans son choix en refusant ses tors, évitant inconsciemment les réflexions critiques sur sa consistance.
Dans la vie quotidienne, les phénomènes de dépense gâchée et de piège abscons, toujours liés à l'effet de gel, provoquent souvent des échecs, que nous pourrions éviter en sachant les repérer à temps. La dépense gâchée augmente ainsi l'effet de persévération directement en proportion au coût mis en œuvre par la victime elle-même. Un exemple simple est la personne qui voudra voir jusqu'au bout un film décevant dont elle aura payé la place alors qu'elle serait sortie si elle l'avait obtenu gratuitement ou vu à la télévision. Dans le piège abscons, il y a toujours le phénomène de persévération qui empêche la victime de remettre en cause son choix alors que de nouvelles possibilités se présentent. Il s'agit par exemple de la personne qui va persister à vouloir attendre le dernier bus sous la pluie alors que des taxis se présentent.
Si les exemples cités semblent anodins et quotidiens, on peut trouver des exemples de plus grande envergure, comme l'escalade de l'engagement des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam. Même si le phénomène d'escalade d'engagement ne saurait suffire à expliquer la situation, le fait qu'il ait fallu un nouveau président ( donc non impliqué dans les décisions précédentes) pour y mettre fin peut laisser perplexe…
Ces manipulations, même si elles sont inconscientes et non intentionnelles (souvent il s'agit d'auto manipulation), posent les bases des mécanismes de manipulation. En effet, elles ne reposent pas sur une activité persuasive mais sur des technologies comportementales qui servent des stratégies plus élaborées, décrites dans les chapitres suivants.
Chapitre 2 : L'amorçage
En dehors de l'auto manipulation où les gens se trouvent finalement piégés eux-mêmes par leur décision initiale, il existe une autre variété de pièges qui requièrent l'intervention d'autrui comme élément déclencheur et relevant alors à proprement parler de la manipulation d'un individu par un autre. Dans l'amorçage, le manipulateur joue sur les effets de persévération de l'activité de décision pour accomplir son dessein : la technique consiste principalement à formuler dans la première proposition un mensonge, une omission ou un leurre mais qui est ensuite révélé dans la deuxième proposition. Le sujet persévérant accepte la seconde proposition alors que celle ci formulée directement n'aurait pas aboutie. On remarque aussi que plus on laisse le sujet libre de son choix, plus la technique est efficace.
Les bases de la manipulation sont
l'engagement et l'illusion de liberté. Cependant, il faut discerner
l'engagement selon deux cas :
- l'engagement dans un acte non problématique qui renforce les convictions
du sujet
- l'engagement dans un acte problématique qui modifie ses convictions dans
un sens de rationalisation.
Dans ce deuxième cas, des expérimentations passionnantes ont été réalisées. Citons celle de KIESLER, en 1977 : des étudiants, naturellement favorables à un principe de cogestion étudiants-enseignants devaient rédiger librement un texte prônant les avantages d'une telle cogestion, avec dans un premier groupe une faible rémunération et dans un deuxième groupe une rémunération plus importante. Ensuite, tous devaient lire un texte opposé à cette même idée de cogestion, puis on mesurait l'attitude des étudiants vis-à-vis de la cogestion. Kiesler trouve dans les résultats une confirmation du rôle de l'engagement préalable : les sujets les mieux rémunérés furent influencés par le texte de contre-propagande et ont modifié leurs attitudes, contrairement aux autres sujets. En effet, étant plus rémunérés, ces sujets étaient moins engagés personnellement dans la rédaction préalable du texte pro-cogestion, tandis que ceux qui ont reçu peu d'argent se sont plus impliqués et ont donc persévéré dans leurs opinions pro-cogestion, voire même sont devenus encore plus favorables (« effet boomerang » ). On saisit à travers cette expérience le rôle fondamental de l'engagement pour modifier une attitude.
Chapitre 4 : Le pied dans la porte
Pour obtenir une action particulière d'un sujet, action qui a grande probabilité d'être refusée si elle était demandée directement, le pied-dans-la-porte propose de demander une action préparatrice peu coûteuse au sujet. Celui-ci ne doit pas avoir le sentiment d'entrer dans un mécanisme d'engagement et de persévération. En effet, la première action apparemment non engageante renforce les convictions du sujet (engagement dans un acte non problématique), qui se trouve ensuite plus disposé à un acte dans le même sens mais plus coûteux. On obtient encore de meilleurs résultats si on gratifie le sujet pour sa première action. D'autre part, dans le pied-dans-la-porte implicite (échantillons de produits…) de nombreuses expériences ont montré que le toucher dans l'acte préparatoire donne aussi de très bons résultats sans que l'on puisse actuellement fournir d'explication satisfaisante. De plus, le libre choix et le libre service (opposé à une distribution quasi-forcée) sont aussi efficaces.
Chapitre 5 : La porte au nez
Cette technique propose de faire précéder la demande finale (le but réel) par une demande qui a de fortes chances d'être refusée parce qu'exagérée. Le manipulateur se retranche alors sur sa demande réelle que le sujet concèdera plus facilement. Pour être efficace, cette technique requière quelques exigences. Pour une bonne porte-au-nez, il faut d'abord que la première demande soit refusée à 100% (demandez l'impossible !) ; d'autre part, les deux requêtes doivent s'inscrire dans un même projet (de préférence légitimé par une noble cause) ; enfin, l'intervalle de temps séparant les deux demandes doit être le plus bref possible. Diverses interprétations de ce phénomène ont été fournies mais à ce jour, aucune n'est réellement satisfaisante. CIALDINI proposa une analyse fondée sur la norme de réciprocité, qui conduit l'individu à ressentir une pression normative le conduisant à répondre à une concession de la part du manipulateur (refus de la première demande) par une concession de sa part (acceptation de la seconde demande). CLARK et BUSH ont suggéré eux qu'il s'agissait en fait du résultat du contraste que le sujet a ressenti entre les deux requêtes. Enfin, la théorie de l'engagement se trouve ici invalidée de par le caractère exorbitant de la première requête.
Chapitre 6 : Du pied-dans-la-bouche au pied-dans-la-mémoire : autres techniques de manipulation
1) La technique du pied-dans-la-bouche Très simple, cette théorie a été développé en 1990 par HOWARD : il s'agit d'instaurer un dialogue préalable entre solliciteur et sollicité, par exemple en faisant précéder la requête d'un simple « comment allez-vous ? » (dans son expérience téléphonique, il obtient 10% d'acceptation sans et passe à 25% avec la formule).
2) La technique de la crainte-puis-soulagement Cette technique base son efficacité sur l'effet de la crainte (un papier du format d'un PV sur son pare-brise) associée à un soulagement consécutif (ce n'est pas un PV mais une publicité !) . Dés lors, le sujet soulagé sera bien plus enclin à accepter notre proposition.
3) La technique de l'étiquetage Le chercheur DEJONC en 1981 montre que l'étiquetage, c'est à dire l'attribution d'une qualité intellectuelle ou morale à un individu, s'avère plus efficace que la persuasion. Pour obtenir quelque chose d'autrui, il faut choisir un étiquetage spécifique (gentil, intelligent) en prise directe avec l'acte attendu, plutôt qu'un étiquetage valorisant mais sans rapport avec l'acte attendu.
4) La technique du mais-vous-êtes-libre-de C'est sans doute la technique la plus simple et la plus explicite dans son intitulé : il s'agit pour le manipulateur de souligner verbalement que le sujet est absolument libre de choisir ce qu'il désire faire. Cette technique est très utile dans les ventes de calendriers (ex : « les gens donnent environs 5 euros, mais vous êtes libres de donner ce que vous voulez » ).
5) La technique du un-peu-c'est-mieux-que-rien En faisant une quête par exemple, si l'on vous fait savoir que même une somme ridiculement faible sera quand même satisfaisante, il est difficile de refuser… Cette technique est très utile pour les bénévoles ou militants qui souhaitent recueillir des fonds pour leurs associations.
6) La technique du ce-n'est-pas-tout Il s'agit ici d'une technique particulièrement adaptée à la vente et au marchandage : cela consiste à faire sa proposition et à ajouter immédiatement, avant toute réaction de la victime, un cadeau supplémentaire, une réduction impromptue ect…
7) Le pied-dans-la-mémoire Plus subtile, cette méthode permet d'éprouver les hypothèses de la dissonance cognitive. Il s'agit dans un premier temps d'obtenir un premier acte peu coûteux (signature d'une pétition pour réduire les gaspillages) puis, alors que l'on croit en avoir terminé, le manipulateur incite la victime à se souvenir elle-même de situations dans lesquelles elle n'a pas agit comme il aurait fallu ( consommation d'eau excessive). Dés lors, un processus de mémoire est enclenché et bien après cette entrevue, la victime va inconsciemment corriger son comportement (prendre une douche moins longue). On voit donc que finalement le pied-dans-la-mémoire n'est rien d'autre qu'un pied-dans-la-porte plus sophistiqué et agissant à plus long terme.
Chapitre 7 : Vers des manipulations de plus en plus complexes
Naturellement, on peut atteindre plus d'efficacité si l'on procède à une combinaison des techniques, en les imbriquant les unes dans les autres, en les multipliant etc. C'est notamment le cas dans une expérimentation approfondie sur l'engagement dans la privation de tabac. Les auteurs se sont donc livrés à une manipulation comportementale sur des fumeurs étudiants (au moins quinze cigarettes par jour), afin de les amener à se priver de tabac pendant une durée assez importante. Les étudiants fumeurs se portent volontaires pour une expérience exigeant une privation de tabac pendant 18 heures avec une rémunération de 30 francs. Retenons que dans le groupe contrôle (avec une demande directe), seuls 12% ont accepté et 5% sont allés au bout de l'expérience. Les auteurs essaient donc trois actes préparatoires de pied-dans-la-porte qui se sont révélés d'efficacité inégale : n questionnaire (25%), une courte privation (50%), un entretien sans privation (50%) ont précédé la demande de participation à l'expérience de privation. Avec la technique d'amorçage, on atteint une acceptation de 91%. L'expérience a ensuite été poursuivie sur les personnes étant allées jusqu'au bout afin de profiter de l'effet d'engrenage. Il s'agissait pour les étudiants de se priver désormais pendant 3 jours. Des résultats très différents ont été obtenus selon que cette requête a été proposée avant ou après la première expérience ( 92% refusent si avant ; 40% refusent si après). A noter que 73% des sujets se sont effectivement arrêtés de fumer pendant trois jours.
Chapitre 8 : La manipulation au quotidien, amis et marchands
Les auteurs comparent le succès des différentes techniques dans leurs usages réels. La technique de la porte-au-nez n'est pas ou mal utilisée bien que les expériences montrent qu'elle fonctionne parfaitement. L'amorçage, plus naturel, est par contre limité par la légalité ou la morale et prend des noms tels que publicité mensongère ou abus de confiance. C'est donc le pied-dans-la-porte qui est le plus populaire, aussi bien dans le contexte familial que commercial (démarchage à domicile), où il suit souvent un amorçage : cette technique est à l'œuvre dans les relations d'aide (garde des enfants, arrosage des plantes..)ou dans les relations de séduction (le fameux dernier verre !).
Chapitre 9 : La manipulation au quotidien, chefs et pédagogues
On peut penser que le pouvoir dispense de l'usage de la manipulation, mais l'utilisation manifeste du pouvoir ne cadre pas avec l'idéal démocratique de la société. Pourtant toute organisation implique l'exercice du pouvoir, dans les structures hiérarchiques ou auto-gestionnaires. Il faut surtout distinguer parmi les comportements organisationnels ceux qui tiennent à la structure de l'organisation et des objectifs (comportements assez stables) et ceux qui tiennent à ses mœurs, c'est à dire à sa culture (dépendant de l'idéologie et des représentations qu'on a de l 'autorité).
Pour un commandement efficace, certains psychologues sociaux préconisent une méthode de décisions de groupe. Pour Norman MAIER, deux dimensions jouent dans les décisions de groupes : le poids social interne et le poids sur l'efficience organisationnelle, ce qui aboutit à quatre cas extrêmes :
TYPE DE DECISIONS | Poids social | Poids organisationnel |
CAS 1 : « pile ou face » | non | non |
CAS 2 : « décision d'experts » | non | oui |
CAS 3 : « décision de groupe » | oui | non |
CAS 4 : « recours à un médiateur » | oui | oui |
On voit donc que dans certaines situations, il y a des animateurs qui vendent aux chefs d'entreprise des méthodes de présentation et de manipulation pour faciliter les démarches « coûteuses » (licenciements, réduction de salaires…) auprès de leurs employés. Ces médiateurs ont pour mission d'extorquer au groupe une décision plus ou moins prédéterminée mais que le groupe aura l'impression d'avoir choisi librement et non pas imposé par leur patron….
D'autre part, il existe un domaine particulièrement malléable aux manipulations, c'est l'éducation des enfants. Les pédagogues et parents se livrent à des débats sur les philosophies à adopter dans l'éducation de leurs enfants. La psychologie sociale ne peut valider leur choix, car elles utilisent toutes à la base des techniques de manipulation vues précédemment.
L'expérience de FREEDMAN (1965) est cependant assez éloquente :
Des enfants étaient incités à ne pas jouer avec un robot pourtant placé à leur portée. Dans un premier cas, l'expérimentateur utilisait pour obtenir obéissance une menace sévère « si tu joues avec, je serais très en colère et je serai obligé de te punir ! » . Dans une seconde situation, il utilisait une menace faible « ne joues pas avec le robot, ce n'est pas bien ». Trois semaines plus tard, les enfants étaient à nouveau confrontés au robot : les enfants ayant subi une légère menace furent 29 % à jouer avec le robot alors que ceux de la menace sévère furent plus du double, soit 67% ! On voit donc que l'importance de la menace n'est pas toujours efficace et surtout que par le biais d'une menace légère, l'enfant a tendance a intérioriser le désir de l'adulte. Là encore on retrouve les effets de l'engagement puisque l'enfant peu menacé se sent plus libre dans ses actions que s'il avait subit une pression excessive : rien ne l'obligeait vraiment à obéir, c'est lui qui a choisi.
On peut donc conclure que la pédagogie de l'engagement est reproductrice en ceci que l'enfant assimile et intériorise les valeurs de son environnement.
Ce livre a été conçu pour apporter à un large public une information pertinente sur les techniques de manipulation. Il montre que contrairement aux idées reçues, la manipulation n'est pas seulement un don de persuasion ou de bagou. Des comportements d'apparence insignifiants et assez distincts nous poussent à agir de façon prévisible. On remarque aussi - que ce soit dans l'architecture du livre ou que ce soit dans le discours - que la manipulation n'est pas clairement dissociée de l'auto manipulation ainsi que la manipulation consciente de celle inconsciente.
Par ailleurs, l'écriture et le style adopté convient tout à fait aux novices qui peuvent suivre le discours théorique grâce à de nombreux exemples pratiques. Le recours à l'humour donne une lecture très agréable et permet de mieux faire passer des remarques plus abstraites ou techniques. En outre, de nombreuses références aux travaux français ou étrangers de chercheurs dans le domaine permettent de trouver les documents d'approfondissement, si le lecteur en ressent l'envie.
Enfin, concernant la morale et l'éthique scientifique, les auteurs s'efforcent de rester neutres par rapport à l'usage de la manipulation. Ils précisent pour cela que si le livre fournit des outils aux manipulateurs, ceux-ci les connaissent déjà, et que ce livre fournit davantage des moyens aux victimes potentielles (que nous sommes tous) pour se défendre.
Psychologie sociale appliquée à la manipulation...
La psychologie sociale étudie l'homme dans ses généralités, dans ses caractéristiques communes et plus particulièrement dans son fonctionnement en groupe : ainsi, elle étudie la personne influencée par le groupe. A travers ce dossier, c'est de cette influence sociale que je souhaite traiter dans ce dossier, et plus particulièrement de la façon dont l'individu peut être objet de manipulation. En effet, dans de nombreux travaux de psychologie sociale, les chercheurs amènent leurs sujets à se comporter différemment que la façon dont ils se seraient comportés spontanément et ceci dans un sentiment de totale liberté : il s'agit de soumission librement consentie.
La question suivante se pose alors : comment peut-on amener quelqu'un à accepter une idée ou faire une action alors que spontanément tel n'est pas son penchant ? Ce principe d'obéissance s'inscrit dans un thème essentiel en psychologie sociale : le changement d'attitude. Afin de mieux saisir la complexité de cette problématique, revenons tout d'abord sur deux concepts fondamentaux : l'attitude et le comportement.
•L'attitude, en psychologie sociale, est une notion abstraite puisque non-observable directement, on dit qu'elle est latente. L'attitude est une orientation habituelle, une prédisposition à réagir dans une direction positive ou négative vis à vis de certains objets. Elle oriente nos conduites, nos buts, nos valeurs, nos jugements. Cependant, elle est plus ou moins stable et durable et subit des influences externes. On estime l'attitude par le biais de l'opinion (exprimée sur des échelles) ou du comportement.
•Le comportement, lui, au contraire, s'observe directement (dans la conduite de la personne, dans son langage, dans un questionnaire…). On peut donc schématiser le rapport entre attitude et comportement comme suit :
CAUSE > EXPERIENCE/CONTRAINTE > ATTITUDE > COMPORTEMENT
Les psychologues sociaux ont toujours été fasciné par le changement d'attitude et se sont attachés à découvrir quels sont les mécanismes qui aboutissent au changement d'attitude. Outre la persuasion qui relève plus d'une stratégie cognitive, il existe aussi deux autres grandes dimensions dans le domaine du changement d'attitude : les émotions d'une part et le comportement d'autre part.
En effet, un premier courant théorique important s'appuie sur le pouvoir des émotions pour rendre compte des changements d'attitude. La publicité et autres messages persuasifs font fréquemment appel aux sentiments, que ce soit par l'humour, le choc et la violence etc.
Un premier processus psychologique consiste à effectuer une association répétée entre un stimulus neutre et un autre, positif ou négatif, afin de créer une réponse favorable ou défavorable à l'égard du stimulus neutre. Il s'agit du conditionnement classique. On parle aussi de perception subliminale, lorsque l'on associe au stimulus neutre des images positives ou négatives pendant une durée très courte (9 ms) qui ne permet pas au sujet d'avoir une perception consciente de l'image projetée.
Une autre théorie soutenue par ZAJONC (1968), dite théorie de la simple exposition, prétend modifier les attitudes des gens en leur présentant un même stimulus à plusieurs reprises. BORNSTEIN (1989) ajoute même que ce procédé est d'autant plus efficace que la présentation répétée du stimulus est non consciente.
D'autre part, le changement d'attitude est fortement lié à l'humeur. En effet, l'humeur influence la mobilisation des ressources cognitives, c'est à dire que l'humeur positive incite les gens à un traitement superficiel du message tandis que l'humeur négative ou neutre favorise un examen approfondi des arguments, ce qui rend l'exercice de persuasion plus délicat.
De même, l'utilisation de la peur peut aussi servir à convaincre, mais uniquement si le message effrayant convainc les gens de l'efficacité des solutions proposées. En effet, si la peur permet d'attirer l'attention, elle peut susciter des réponses d'évitement ou de déni : il faut donc y associer des conseils précis sur des stratégies de modification du comportement (dans les campagnes anti-tabac..).
Pour les psychologues sociaux, une des causes du changement d'attitude est l'exposition à une nouvelle information. D'après la théorie de la dissonance cognitive de FESTINGER (1957), cette nouvelle information si elle n'est pas cohérente avec le système d'attitude va créer une tension (dissonance), suivie d'une réaction d'adaptation (consonance).
Les concepts de la consonance et de la dissonance datent de la fin des années 50, au moment où la psychologie sociale a tenté de mieux comprendre la formation et les modifications des attitudes ainsi que le rapport existant entre attitudes et comportement. A la base, il y avait l'idée selon laquelle les gens recherchent la cohérence de leurs attitudes et celle des rapports entre leurs attitudes et leurs comportements. Lorsqu'il y a incohérence (dissonance), il devrait également exister une pression au changement.
L'exemple le plus flagrant est celui du fumeur, proposé par FESTINGER et ARONSON (dans Eveil et réduction de la dissonance dans des contextes sociaux ) :
« Examinons la façon dont on peut réduire la dissonance, et pour cela prenons le cas du fumeur de cigarettes qui sait que le tabac nuit à sa santé. Il y a dissonance entre ce savoir et la cognition qu'il continue à fumer. Si l'hypothèse selon laquelle il existerait des pressions destinées à réduire cette dissonance est correcte, que pourrions nous attendre de cette personne ?
1) Elle pourrait tout simplement modifier la cognition relative à son comportement, c'est à dire qu'elle pourrait arrêter de fumer. Si elle ne fume plus, alors la cognition relative à ce qu'elle fait sera cohérente vis-à-vis du fait qu'elle sait que le tabac nuit à sa santé. 2) Elle pourrait, d'autre part, modifier son savoir relatif aux effets du tabac. C'est une façon un peu particulière de présenter les choses, mais elle exprime bien ce qui doit se passer : la personne peut finir par croire que le tabac n'a pas d'effets néfastes, ou bien, elle peut encore acquérir tellement de « savoir » qui insiste sur les effets positifs du tabac que les effets négatifs en deviennent négligeables.
Si la personne est capable de modifier son savoir d'une de ces deux façons, elle aura réduit (ou même éliminé) la dissonance qui existait entre ce qu'elle faisait et ce qu'elle savait.
Afin de vérifier cette hypothèse, un questionnaire a été proposé par SPELMAN et LEY à des fumeurs et des non-fumeurs sur les causes, les symptômes, le traitement et le pronostic de dix maladies, dont le cancer du poumon. Les fumeurs sous-estimaient le pronostic négatif relatif à cette maladie : 60 % des non-fumeurs donnaient un pronostic correct, contre 35 % des fumeurs. Il semble donc raisonnable de penser que les fumeurs réduisent la dissonance par leur acceptation modérée des preuves associant tabac et certaines maladies. Au niveau de l'information, les fumeurs privilégient l'information niant le lien tabac-cancer plutôt que l'information qui en fait état.
Une autre façon de résoudre cet illogisme entre croyances et comportement est de nier que ce comportement soit adopté en toute liberté. Selon BEJEROT et BEJEOT (1978), « la tabacomanie est une manie, on ne contrôle pas la manie, le maniaque est déchargé de sa responsabilité ». Dans cette idée de manie au sens psychiatrique du terme, il est exact de dire qu'un conditionnement maniaque peut faire son apparition au cours d'expériences agréables autres que les drogues, par exemple les jeux d'argent, la kleptomanie, l'anorexie ect…
Ce sentiment de non-responsabilité est une des causes majeures de difficulté à l'arrêt du tabac. En effet, la tendance à cataloguer la cigarette dans les drogues peut se révéler néfaste pour les fumeurs : tout d'abord parce que l'on risque, très inconsciemment, de décourager le fumeur dans sa démarche (énormité de la tâche, peu de chances de succès). Le fumeur va peut-être trouver profitable de se cantonner dans le rôle de drogué. D'autre part, l'accent mis sur le caractère maniaque de la consommation de tabac peut avoir une autre conséquence : pointer les symptômes de manque (inévitables et graves), alors que ce n'est pas systématiquement le cas. Certaines personnes suggestibles rechercheront les symptômes ou grossiront ceux qu'ils trouvent.
Changer d'attitude, changer de comportement semble se produire lorsque les individus s'engagent dans leur choix. Le théorie de l'engagement est aussi une théorie de rationalisation, c'est à dire concernée par les conséquences idéologiques de la réalisation d'une conduite. L'engagement est défini par KIESLER (1971) comme « la promesse faite à soi-même dans le cours de l'action ». L'auteur s'intéresse aux conditions dans lesquelles se déroulent la conduite. C'est l'acte qui s'avère engageant et permet l'engagement du sujet. « L'engagement peut être pris comme signifiant le lien d'un individu à ses actes comportementaux. »
La théorie de l'engagement se présente sous la forme de quatre postulats :
Postulat 1 : l'individu tente de diminuer la dissonance entre ses actes et ses attitudes. C'est le postulat de la dissonance.
Postulat 2 : l'engagement est un facteur de résistance au changement. C'est l'effet qu'il a donné au niveau des conduites ainsi qu'au niveau cognitif. D'où deux hypothèses : si un acte est inconsistant par rapport aux croyances et valeurs, alors le sujet tendra à modifier son système de croyance pour l'ajuster avec ses actes ; si un acte est consistant avec le système de croyance et de valeurs, alors la personne sera plus résistante aux changements de valeurs.
Postulat 3 : il y a une relation entre le degré d'engagement dans l'acte et le degré des effets attendus de cet acte, c'est à dire que plus grand sera l'engagement dans le comportement, plus grand sera le changement d'attitude.
Postulat 4 : l'engagement peut prendre cinq formes différentes : * libre choix du sujet : le sujet a le sentiment d'être libre dans la réalisation de l'acte. * caractère explicite de l'acte : l'acte est public ou privé, il a une signification immédiate ou ambiguë. * caractère plus ou moins irrévocable de l'acte : est-il définitif ou immuable ? * nombre d'actes réalisés : répétition d'un même comportement ou bien comportements distincts dans leur réalisation. * importance de l'acte pour le sujet : il s'agit ici de l'auto engagement, le sujet s'engageant d'autant plus dans l'acte que celui-ci répond à ses besoins, une idéologie.
Parfois incluse dans la théorie de l'engagement, il s'agit de procédures d'origines nord-américaines que JOULE et BEAUVOIS ont regroupées dans un paradigme de base intitulé « soumission librement consentie ». Cette expression se justifie par le fait que le changement comportemental escompté n'est pas obtenu autoritairement, ni même par le biais de quelque stratégie persuasive, mais dans un contexte de liberté, le sujet arrivant à décider de faire ce qu'il n'aurait pas fait spontanément : par exemple, rendre service à quelqu'un dans l'embarras, défendre une bonne cause, donner de l'argent à une association ect…Ce n'est donc pas parce que le comportement en jeu est contraire aux convictions ou aux motivations du sujet qu'il se montre peu enclin à l'émettre mais c'est plutôt parce que son coût est tel qu'il préfère ordinairement s'en dispenser . Aussi ces procédures semblent utiles à quiconque souhaite aider autrui à modifier ses comportements et en particulier aux pédagogues et aux médecins. Dans le traitement des phobies par exemple, le recours aux procédures de soumission librement consentie permet d'aider le patient à affronter les situations redoutées.
Trois grandes techniques ont été recensées.
1)L'amorçage (développé par CIALDINI, 1978) : cela consiste à amener le sujet à prendre une première décision en lui cachant son coût réel ou en mettant en avant ses avantages fictifs. Sa décision prise, on lui délivre l'information totale où on lui fait savoir que les avantages qu'il escomptait ne pourront lui être consentis, ce qui a pour effet de rendre cette décision plus coûteuse et moins intéressante que prévu. On lui laisse alors la possibilité de revenir sur sa décision. Le phénomène d'amorçage traduit la tendance qu'a le sujet à néanmoins maintenir sa décision initiale.
2)Le pied dans la porte : (développé par FREEDMAN et FRASER, 1966) : cela consiste à amener le sujet à réaliser un premier comportement peu coûteux avant de lui demander de réaliser le comportement coûteux qu'on attend de lui. Ainsi, l'acceptation d'une requête peu coûteuse, dans un premier temps, augmente-elle la probabilité d'acceptation d'une requête plus coûteuse dans un second temps.
3)La porte au nez : (développé par CIALDINI, 1975) : cela repose sur le principe inverse de celui du pied dans la porte, puisqu'on commence par formuler une requête trop importante pour pouvoir être acceptée avant de formuler celle qui porte sur le comportement attendu, une requête évidemment moins importante.
En définitive, l'efficacité de ces trois procédures de soumission librement consentie passe par l'obtention d'un premier comportement (acceptation ou refus) qui a pour effet de rendre plus probable l'émission d'un comportement ultérieur allant dans le même sens.
Passons maintenant, après cette petite mise au point théorique, à l'ouvrage de deux chercheurs en psychologie sociale, Robert-Vincent Joule, professeur d'université à Aix-en-Provence, et Jean-Léon Beauvois, professeur à l'université de Nice. Cette ouvrage qui a été l'objet d'un véritable engouement à sa parution s'intitule Petit Traité de Manipulation à l'usage des honnêtes gens.
Par l'analyse de ce livre, les principales techniques de manipulation ainsi que leurs ressorts psychologiques et leurs applications concrètes vont nous être plus clairement dévoilés.
Effet de gel : La décision gèle le système des choix possibles en focalisant l'individu sur le comportement le plus directement relié à sa décision.
Dépense gâchée : Apparaît chaque fois qu'un individu reste sur une stratégie ou sur une ligne de conduite dans laquelle il a préalablement investi (en argent, en temps, en énergie) et ceci au détriment d'autres stratégies o lignes de conduite plus avantageuses.
Piège abscons : Il a cinq caractéristiques : 1- L'individu a décidé de s'engager dans un processus de dépense pour atteindre un but donné. 2- Que l'individu en soit conscient ou pas, l'atteinte du but n'est pas certaine. 3- La situation est telle que l'individu peut avoir l'impression que chaque dépense le rapproche davantage du but. 4- Le processus se poursuit sauf si l'individu décide activement de l'interrompre. 5- L'individu n'a pas fixé au départ de limite à ses investissements.
Amorçage : Consiste à amener un client potentiel à prendre une décision d'achat, soit en lui cachant certains inconvénients, soit en faisant au contraire miroiter des avantages fictifs. La décision prise, le consommateur aura tendance à ne pas la remettre en question même lorsqu'il en connaîtra le coût effectif (avantages et inconvénients réels).
Pied-dans-la-porte : Consiste à faire une première requête peu coûteuse puis à faire une deuxième requête, correspondant au comportement vraiment attendu.
Porte-au-nez : Consiste à faire une première requête un coût exagéré puis une deuxième requête plus raisonnable qui correspond au comportement attendu.
COMMENT EVITER D'ETRE MANIPULE ?
Apprendre à revenir sur une décision, ce qui
est difficile car on tend à vouloir être consistant, fidèles et stables.
Savoir considérer deux décisions successives comme indépendantes.
Ne pas surestimer sa liberté, c'est à dire évaluer sa liberté à sa juste
valeur.