JAULIN
(R.)
Par Patrick Deshayes dans l'Encyclopædia Universalis France (1999)
Robert
JAULIN 1928-1996
L’œuvre
de Robert Jaulin – personnalité marquante de l’ethnologie contemporaine
– reste paradoxalement en grande partie à découvrir. La portée
de cette œuvre a été dans une large mesure masquée
par les controverses incessantes qu’elle a suscitées, en s’inscrivant
délibérément contre les canons de l’ethnologie classique
et les intérêts qui y étaient liés.
On
ne retient de lui – trop facilement – que ces controverses, et l’image
sulfureuse qu’elles donnent d’une personnalité conflictuelle et
marginale. On oublie ce qui en fonde et dépasse l’anecdote: le sens
véritable d’une œuvre qui, si elle a été, à
l’occasion et sans remords, combative et polémique par nécessité,
s’est d’abord nourrie d’un amour inaltérable de la vie, d’une curiosité
inextinguible du vivant. Une œuvre qui n’a pas seulement renouvelé
profondément la démarche et la connaissance ethnologiques,
mais qui a aussi, par les questions d’attitude et de méthode qu’elle
a posées comme par la diversité et l’ampleur de ses préoccupations,
excédé les limites d’une simple discipline et contribué
à l’histoire plus générale de la pensée.
Ses
premières recherches remarquées furent consacrées
aux Sara, population du Tchad. Il découvrit ce qu’est une civilisation
au quotidien: «Je voyais que la qualité de vivre est une fin,
que cette fin n’est pas une invention individuelle, mais le fruit d’un
ordre collectif, la donnée d’une alliance avec le monde.»
Son partage de la quotidienneté allait naturellement le conduire
à être initié. Cette expérience donna naissance
à un livre saisissant: La Mort Sara . Il y décrit son initiation
comme un partage d’univers et l’exemple d’un espace possible de communication
et d’alliance. Il définit aussi cet acte d’alliance comme un acte
politique d’opposition à la mascarade de ces élites noires
qui s’emparaient des fauteuils encore chauds abandonnés par le pouvoir
colonial.
Son
travail chez les Sara fut aussi remarquable sur un autre point: l’analyse
formelle de la structure du système divinatoire de ce peuple, sa
géomancie. Recherche pointue, très élaborée,
pas toujours simple à saisir. Ses opposants ont préféré
nier cet aspect de son travail, qui les embarrassait. Pourtant cette recherche
théorique parcourt l’œuvre de Robert Jaulin. La première
édition de ce travail date de 1966. Il republiera ce texte de manière
beaucoup plus développée en 1986.
Il
renouvelle aussi sans cesse une question: Qu’est-ce donc que l’ethnologie,
ses justifications, sa raison d’être? Si son propos est de rendre
compte des civilisations, peut-elle réellement y satisfaire en les
traitant en objets inertes, et en se cantonnant face à elles dans
une posture d’observation extérieure, au risque de projeter sur
elles des catégories de représentation propres à la
culture d’origine de l’ethnologue? Peut-on exercer l’ethnologie sans se
poser le problème de la rencontre entre civilisations différentes?
L’ethnologie peut-elle s’accomplir en restant insensible au sort des civilisations
et à leur mort?
À
ses yeux, une civilisation n’est réductible à aucune autre.
Manifestation du vivant, elle ne peut s’appréhender que dans le
cadre de l’immédiateté de cette manifestation. L’attitude
traditionnelle de l’ethnologue, simple observateur ou questionneur, est
dès lors inopérante. Il lui faut s’associer personnellement
et du dedans aux phénomènes dont il prétend rendre
compte, entrer en relation de partage et de dialogue avec l’autre.
Poursuivant
cette logique, Robert Jaulin en viendra à définir la notion
d’ethnocide. Si le génocide définit l’extermination physique
d’un groupe humain, l’ethnocide en décrit son extermination culturelle.
Et cette extermination culturelle est souvent le fait d’une seule civilisation
qui extermine toutes les autres: la civilisation occidentale. Il décrira
ce processus dans un livre paru en 1970: La Paix blanche . Il y montrera
les pratiques coloniales d’un monde en fuite qui ne peut qu’emprunter ce
qu’il appelle les «chemins du vide». Ce livre initia le début
d’un combat qui lui aliéna une partie des ethnologues. Dans la première
édition du livre, l’auteur annonçait une réflexion
sur l’Occident qui devait s’intituler «Hébreu et Pharaon».
Mais son engagement dans la lutte contre le monde colonial et pour la reconnaissance
des sociétés indiennes devait le conduire à donner
une forme plus polémique à son projet: La Paix blanche
reparaît quatre années plus tard en deux tomes dans la collection
10/18. Le second tome dénonce un aspect plus vicieux de la «pacification»,
celui des procédures pseudo-scientifiques de certains chercheurs
(et il visait là les structuralistes) qui fonctionnent comme des
mythes «blancs» d’explications terminales de l’Univers.
Parallèlement
à cela, il voulut que l’ethnologie s’ouvre sur les autres disciplines,
qu’elle soit le lieu d’une réflexion de notre civilisation sur elle-même.
C’est dans ce sens qu’il crée, en 1970, grâce à Michel
Alliot, premier président de la toute jeune université pluridisciplinaire
de Paris-VII, l’U.E.R. d’ethnologie, d’anthropologie et de sciences des
religions. Le philosophe Jean-Toussaint Desanti en sera, mais aussi Pierre
Bernard, Bernard Delfendahl, Serge Moscovici, Jean Rouch, Michel de Certeau
et bien d’autres. L’U.E.R. sera, pendant des années, ce lieu où
se croiseront chercheurs de différentes disciplines, leaders indiens,
médecins des O.N.G., agents de développements, artisans,
voire détenus.
S’il
a souligné et défendu le principe du caractère spécifique
de chaque civilisation, rejetant toute idée de les ramener à
des modèles généraux, Robert Jaulin n’a pas pour autant
réfuté toute conscience de l’universel. Mais à l’encontre
d’un universalisme de la conformité et de la réduction d’autrui
à soi, il a défendu dans ses œuvres et sa vie un universalisme
de la rencontre et de la compatibilité.
C’est
de cela qu’il parle dans son dernier livre L’Univers des totalitarismes
(1995), de cette vie qui s’invente au quotidien et qui ne peut se penser
que dans l’univers pluriel des civilisations. Il y décrit aussi
les propriétés de cet autre univers, celui de «l’ordre
obligé» qui n’est qu’un désordre d’être et contre
lequel il a combattu toute sa vie.