Des simulacres rationnels locaux

Jean-Marc Lepers

Département Hypermédias
Université Paris VIII
2 rue de la Liberté
F-93200 Saint-Denis

 

RÉSUMÉ. Un texte est l'expression d'une rationalité locale particulière, laquelle peut être partiellement saisie par l'indexicalité du texte. L'indexicalité ne se réduit pas à un index; elle inclut le sens particulier des mots dans la rationalité locale. Les textes issus de rationalités locales différentes ne peuvent être correctement reliés entre eux par de simples indexs généraux. C'est pourquoi il est proposé de constituer des simulacres rationnels locaux, reflétant l'indexicalité propre des textes et jouant un rôle d'intermédiaire diplomatique dans les relations entre rationalités locales.

ABSTRACT. A text is an expression of a local particular rationalitv, which can be partially seized by the indexicalitv of the text. Indexicality cannot be reduced to an index; it includes the particular sense of words in the local rationality. Texts belonging to different local rationalities cannot be correctly joined by simple general indexes, That is why it is proposed to constitute Local Rational Semblances, reflecting the proper indexicality of the texts and playing a role of diplomatic agent in dealings between local rationalities.

MOT-CLÉS: hypertexte, ethnométhodologie, automate culturel, rationalité locale, indexicalité, simulacre.

KEYWORDS : hypertext, ethnomethodologv, cultural automate, local rationalîty, indexicalitv, semblance.

 

Hypertextes et hypermédias. Volume I - n° 2-3-4/1997, pages 311 a 316

 

1. Introduction

La notion de simulacre rationnel utilisée dans cet article nécessite une explicitation. Elle remplace ici la notion d'agent rationnel, utilisée dans une première formulation. "Agent rationnel" correspondait probablement mieux au propos, à condition d'entendre "agent" dans son sens général (par exemple, comme dans "agent diplomatique") et non dans le sens restreint aux réseaux où il est généralement employé en informatique. Les simulacres rationnels sont le produit de plusieurs conceptualisations préalables. La première est celle des automates culturels, programmes d'I.A. développés par le Laboratoire d'Anthropologie générative et Robotique de l'Université Paris VIII, inspirés du modèle de psychiatre artificiel "Eliza" développé par Weizenbaum. Le laboratoire avait ainsi développé des automates d'apôtres automatiques marxiste, Témoin de Jéhovah, etc. Comme Eliza, les apôtres automatiques démontraient qu'un vocabulaire restreint peut avoir "réponse à tout". La seconde est celle de la rationalité locale, développée par Yves Lecerf dans le courant de l'ethnométhodologie, en opposition à la conception d'une rationalité universelle. L'idée d'une multiplicité des rationalités locales était assez proche de l'un des postulats de base des hypertextes, selon lequel les connaissances ne peuvent être organisées dans un arbre unique, mais s'organisent localement dans une multiplicité de points de vue, Le présent article se fonde sur le concept de rationalité locale pour proposer des moyens de mise en relation hypertextuelle des univers rationnels locaux.

 

2. Les hypertextes : liens et index

Dans la littérature courante sur les hypertextes, il est rare de trouver une réflexion approfondie sur ce qui est lié dans ces systèmes. Comme si, d'une certaine façon, le fait de lier des éléments textuels dans un corpus "allait de soi". Dans les deux cas extrêmes, celui de l'hypertexte d'auteur, façonné manuellement, d'une part, et celui de l'hypertextualisation automatique, d'autre part, les liens générés sont toujours considérés comme une production de l'intelligence, que cette intelligence soit celle d'un concepteur ou celle d'un ensemble d'algorithmes.

L'allant de soi est maximal dans les systèmes d'hypertextualîsation automatique, puisqu'il y semble naturel que tous les mots puissent faire l'objet de liaisons, à charge pour le concepteur du système de trouver les méthodes qui rendront ces liaisons plus ou moins pertinentes. Il est assez connu que ces méthodes ne s'appliquent correctement que sur des corpus assez strictement bornés, c'est-à-dire précisément des domaines ou micro-univers partageant, de manière assez stricte, un vocabulaire, une indexicalité locale, bref une fois encore un certain nombre d'allants de soi qui correspondent parfaitement à ceux des concepteurs des systèmes d'hypertextualisation, Une documentation technique, une encyclopédie, un système d'aide pour l'utilisation d'un logiciel, correspondent bien à ce modèle.

 

La plupart des textes écrits, et en particulier les textes dits littéraires, ne respectent pourtant pas la règle implicite qui voudrait que les mots aient toujours le même sens, et soient toujours appliqués de la même manière. Au contraire, les déplacements sont incessants. Si j'analyse (par comptage d'occurrences, classement) mes propres productions, étalées sur quelques dizaines d'années, les occurrences, le vocabulaire employé, les thématiques varient considérablement. Des analyses automatiques s'appliquant à des ensembles de textes d'origines et d'époques différentes auraient toutes les chances de relier entre eux, principalement, des textes d'époque identique. L'analyse automatique ne peut être utile que dans un temps et un espace donnés (sauf peut-être pour tenter de repérer les textes qui seraient en décalage par rapport à leur époque de production).

Cet espace-temps limité a été baptisé du nom évocateur de rationalité locale, d'abord par Harold Garfinkel, ensuite par Yves Lecerf. La rationalité locale d'un monde quelconque implique l'existence d'un vocabulaire également local, qualifié d'indexicalité. L'indexicalité signifie que le sens des mots, des expressions, est toujours dépendant de la rationalité en question ; il s'agit de contribuer à l'élaboration de la rationalité par un vocabulaire particulier ou un usage particulier du vocabulaire. La rationalité locale, et le sens local du vocabulaire, peuvent souvent être totalement opaques à ceux qui ne participent pas à cette rationalité. Nous avons tous, dans nos parcours, croisé sans le savoir de multiples adeptes de sectes diverses, capables de se reconnaître de par l'utilisation particulière d'un vocabulaire apparemment anodin.

Les concepteurs de systèmes hypertextes, conscients du problème, ont tenté de le résoudre par la notion de contexte. Je précise pour éviter tout malentendu qu'il s'agit ici du contexte au sens littéral du terme, i.e. les occurrences de termes dans l'environnement textuel de ce que l'on "contextualise", et non du contexte entendu comme un ensemble, plus ou moins bien défini, de variables d'environnement. Je ne parlerai pas ici des nombreuses tentatives visant à "extraire" le sens des mots en fonction de leur contexte, ou de l'utilisation de la syntaxe, tentatives qui n'ont pas jusqu'ici donné à ma connaissance de résultats probants. La prise en considération du contexte permet un relatif raffinement de la recherche ; cependant, un contexte ne peut être confondu avec une rationalité locale. Dans le contexte, tel qu'il est utilisé, il est encore supposé que les mots ont toujours la même signification ; il est donc possible de calculer un contexte sur une base générale, en imaginant que l'occurrence des mots dans le contexte a toujours la même signification. L'opération est valide dans le cas d'un vocabulaire assez fixé ; mais une rationalité locale est tout autre chose.

Par exemple, ma fille me dit hier, fatiguée par la montée d'une côte en vélo: "Je n'ai plus rien à revendre". Dans le contexte, je ne comprends pas. Elle m'explique alors qu'on "économise" l'énergie, qu'on peut en avoir "à revendre", et qu'elle n'en a plus. Personne ne saurait m'expliquer comment fonctionne la "revente" de cette énergie, mais cela fonctionne couramment dans la langue. La rationalité locale ambiante, qui tend à marchandiser toutes choses, est à l'oeuvre. L'utilisation du vocabulaire de l'économie ne signifie pas qu'il s'agisse, au sens propre, d'économie.

 

3. Proposition d'un système de simulacres rationnels

De mon point de vue, les systèmes hypertextuels n'ont de sens, ou d'intérêt, que s'ils tendent à devenir des systèmes subjectifs. Ce n'est évidemment pas la tendance habituelle, qui est encore de proposer des systèmes généraux, supposant l'existence d'une rationalité et d'un vocabulaire universels. Il est pourtant assez clair, pour ceux qui sont un peu écrivains, qu'ils ont leur vocabulaire propre, et que ce vocabulaire ne correspond pas exactement au vocabulaire général. L'intérêt des systèmes hypertextuels réside plus dans la possibilité de comparer le vocabulaire propre à l'ensemble des textes disponibles pour en extraire des correspondances éventuelles. Le vocabulaire personnel peut alors jouer le rôle d'un agent se connectant aux textes manifestant des préoccupations semblables.

Ceci posé, rien ne prouve qu'un tel système soit autosuffisant. Soit un système hypertextuel personnel comprenant environ 200 mot-clés (choisis en fonction de mes intérêts propres), 200 citations et 200 notes personnelles. Les mot-clés ont été établis en fonction des intérêts du moment, mais sans aucune analyse textuelle préalable. Si je compare les mot-clés présents à l'intérieur du texte des citations et des notes, je m'aperçois immédiatement que les mot-clés, dont j'ai moi-même établi la liste, sont environ quatre fois plus présents à l'intérieur de mes propres textes que dans ceux que j'ai récupérés comme citations. Ce qui signifie, bien sûr, que l'activité de création de mot-clés sur un ensemble est un reflet assez exact des préoccupations et de l'écriture du moment. Ce qui signifie, également, qu'une projection directe des mot-clés, jouant le rôle d'agent, sur les textes des citations, n'aurait pas de fortes chances de les repérer comme correspondant à mes préoccupations. En réalité, je suis forcé de poser mes propres mot-clés, donc mon propre vocabulaire, sur les textes en question, pour effectuer une sorte de "traduction" du langage de ces textes dans le mien propre. L'opération est plus évidente encore, évidemment, s'il s'agit de textes multi-lingues. Il serait très lourd de conserver plusieurs bases de mot-clés, en français, anglais, etc. D'autant qu'il est rare qu'un notion se traduise exactement d'une langue à l'autre. Il serait encore plus lourd de traduire, ou de ne rentrer que des traductions plus ou moins bien faites.

Repérer de l'information dans de grandes bases textuelles relève plus d'un problème de traduction, ou de filtrage, que d'un problème de repérage de contexte. Une extraction de mots, dans une rationalité donnée, peut ne pas correspondre à une extraction dans une autre rationalité, alors même que les deux traiteraient du même thème.

De plus, il serait illusoire d'imaginer que les possibilités des dites traductions soient illimitées. Pour prendre un exemple extrême que je connais assez bien, il n'est tout simplement pas possible de traduire la vision du monde, et donc le langage, d'un indien d'Amazonie dans des termes occidentaux. Les bases de la rationalité ne sont tout simplement pas les mêmes : soit on pense en indien, soit en pense en occidental. La plupart des traductions sont le fait de gens qui racontent " à l'occidentale ", même s'ils peuvent penser " à l'indienne " par ailleurs. On retrouverait d'ailleurs le même phénomène, quoiqu'un peu moins accentué, avec la pensée chinoise ; personne n'est jamais parvenu à traduire de façon satisfaisante le Tao Te King, par exemple (sauf à garnir chaque phrase traduite d'une page de commentaires explicatifs sur la traduction).

 

L'idée structuraliste d'une universalité des moules de la pensée humaine serait évidemment merveilleuse pour la constitution des hypertextes planétaires ; en réalité, cela relève plutôt de la fable, ou d'un mythe local, reflétant le fantasme universaliste de la rationalité occidentale. Il n'est pas question, bien entendu, de contester les bénéfices évidents de ce fantasme, mais de trouver les moyens d'une autre négociation entre les rationalités locales et la raison universelle.

Au-delà des dictionnaires de synonymes, aujourd'hui courants sur les traitements de texte, et se référant toujours à une langue standard, une série d'outils de traduction locale, reflétant les points de vue d'un sujet sur un ensemble de questions (ces points de vue pouvant évidemment varier au cours du temps), peuvent être implémentés et jouer, donc, le rôle d'agent de recherche. Que l'on écrive soi-même des textes ou non, pour constituer l'agent en question, n'a que peu d'importance : on peut s'apercevoir en effet que les écrits personnels utilisent abondamment les mot-clés personnels établis indépendamment, et on peut donc en inférer que, au moins pour ce qui nous préoccupe, l'établissement d'une liste de mot-clés est quasiment équivalente à une activité d'écriture. On pourrait d'ailleurs remarquer, à ce propos, que l'activité de conception de beaucoup d'objets hypermédias (pages Web, CD ROM, etc.) n'utilise que des balises, boutons, zones cliquables qui réalisent, dans leur contexte, à peu près la même fonction qu'un mot-clé dans une base de données. La création de liens, en l'occurrence n'est plus dissociable de l'activité de création.

La traduction locale peut utiliser une panoplie d'outils, dont la liste n'est pas exhaustive: la sélection personnelle de documents sur le Web, l'utilisation de textes locaux, l'activité d'écriture peuvent fournir les mot-clés qui permettront la constitution d'un tel agent. L'agent ne se constitue évidemment pas de manière totalement automatique: l'utilisateur doit toujours pouvoir contrôler sa constitution. Plus précisément, l'agent ne peut être constitué d'une simple liste, même enrichie d'indices de pertinence : à chaque rationalité locale particulière, à laquelle je m'adresse, doit correspondre mon propre système de traduction. Le même mot-clé n'a pas du tout le même sens quand je cherche de l'information sur la théorie des systèmes ou sur les aborigènes australiens. Il faudrait donc parler, plus précisément, d'un ensemble d'agents de traduction adressés à chacune des rationalités locales avec lesquelles je rentre en contact, ensemble lui-même organisé en fonction de regroupements plus ou moins fins, selon les besoins (par exemple littérature, sciences humaines, art, informatique, etc., mais aussi éventuellement Amérindiens, ou Amazoniens, etc., qui peuvent parfaitement justifier l'existence d'un agent particulier.

On a assez souvent qualifié les agents d' "espions", leur rôle étant assimilé à de la recherche automatique d'information. On peut imaginer des agents diplomates, au sens originel de diplomate, c'est-à-dire des êtres étranges ayant une double vue (diplo matia : des yeux doubles) sur deux rationalités locales, et effectuant les transferts d'information de l'une à l'autre. L'agent diplomate est chargé d'opérer les connexions entre une rationalité locale particulière et d'autres rationalités locales ; il est une mise en forme de la notion, assez générale et abstraite, de point de vue sur l'espace des données, notion qui est à l'origine, avec celle de lien, de l'intérêt pour les hypertextes. Le système des agents diplomates est évidemment relativement complexe: chaque espace de données peut requérir un agent différent, et même, un utilisateur peut requérir un agent pour comprendre sa propre production antérieure.

 

Les agents diplomates ne sont pas pour autant des êtres totalement isolés à moins d'imaginer l'accès à un monde totalement différent, dans lequel aucune des références préétablies par les autres agents diplomatiques n'aurait plus cours, chaque nouvel agent est une transition à partir des agents préexistants. Dans ces conditions, il serait plus économique d'appliquer les outils dits de catégorisation automatique (à partir, généralement, de mots figurant dans les textes) ou de cartographie sémantique non pas sur la base des distances calculées entre les textes pleins, mais sur la base des distances entre les agents diplomates on obtiendrait ainsi une première approche de la perception des distances et des transitions entre des rationalités locales.

La notion d'agent diplomate est, semble-t-il, claire dans le contexte de l'énonciation de cet article ; elle ne le serait pas dans un contexte plus général ("agent" et diplomatie" se référant à des univers particuliers). Une recherche full-text sur les diplomates et la diplomatie sélectionnerait cet article, qui n'a que peu de rapports avec les politiques extérieures des Etats. Je propose donc de nommer les objets en question des simulacres rationnels ; le simulacre rationnel est le produit d'une condensation d'un espace rationnel local ; en fait, il présente plusieurs propriétés, dans le domaine des hypertextes, communes avec celles du fétiche, du totem ou du masque dans celui de l'anthropologie.

 

4. Conclusion

Le simulacre rationnel local est le représentant, dans le domaine des hypertextes, de la rationalité locale à laquelle se réfère un texte. Il est constitué d'un index de mot-clés, lequel index peut être mis en relation avec les simulacres caractérisant d'autres textes ou ensembles de textes. Il est l'intermédiaire de la relation qui peut être opérée entre les diverses rationalités locales ; à défaut de signifier le "sens" du texte, ou sa structure, il précise son noyau indexical.

 

5. Bibliographie

GARFINKEL Harold, Studies in ethnomethodology, Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1967.

LECERF Y., " Manifeste pour une union rationaliste localiste ", non publié

de LUZE H., L 'ethnométhodologie, Anthropos, 1997.