L'HYPERTEXTE
Le concept d'" hypertexte ", pris au sens qu'on lui attribue
dans un environnement informatisé, renvoie tout d'abord au domaine
de la documentation et de la lecture. Il s'agit, en effet, d'un ensemble
constitué de " documents "non hiérarchisés reliés
entre eux par des " liens " que le lecteur peut activer et qui permettent
un accès rapide à chacun des éléments constitutifs
de l'ensemble. Plus souple qu'une base de données, plus maniable
qu'une encyclopédie, l'hypertexte propose un nouveau mode de lecture
documentaire et savante. L'organisation d'un hypertexte sur un domaine
particulier suppose non seulement des compétences de spéc
ffb ialistes du domaine, mais aussi des compétences d'" écriture
", dans la mesure où il s'agit de mettre en place des cheminements
possibles et d'imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent
et qui seront destinés à être " lus ".
Les caractéristiques de cette écriture hypertextuelle
se retrouvent dans le domaine des hypertextes de fiction, un genre apparu
il y a une dizaine d'années, mais qui s'est développé
peu à peu, surtout aux États-Unis, jusqu'à faire la
«une» de la revue des livres d'un récent numéro
du New-York Times. Un petit nombre d'écrivains, en effet,
a déjà publié des oeuvres hypertextuelles sur disquette
et commencé à réfléchir aux particularités
de ce nouveau type de média. En France, le mouvement est à
peine amorcé. Ce décalage s'explique sans doute par une certaine
répugnance des écrivains de langue française à
s'emparer des nouveaux outils d'écriture informatique. De récents
colloques et diverses enquêtes ont montré à quel point
le simple usage du traitement de texte provoquait réticences et
rejets indignés chez la plupart des écrivains. Chez les mieux
disposés envers l'informatique, comme Michel Butor qui prophétise
l'avènement d'une littérature électronique, l'ordinateur
n'est qu'un outil perfectionné permettant d'écrire, de façon
plus confortable ou plus proche de leur mode de création, des ouvrages
destinés à être lus sur papier. C'est du côté
des ateliers d'écriture qu'il faut se tourner si l'on veut apercevoir
les prémisses de cette nouvelle littérature. C'est ainsi,
par exemple, que depuis quelques années, des étudiants de
l'Université de Paris VIII s'essaient à une écriture
de fictions interactives ou que, plus récemment, les ateliers d'écriture
d'Élisabeth Bing commencent à s'y intéresser aussi.
Paradoxalement, ce sont pourtant les écrivains
et les théoriciens français de la littérature qui
font figure de pionniers et qui servent de référence aux
yeux des tenants américains de cette nouvelle écriture. Jacques
Derrida, Roland Barthes ou Gérard Genette sont, parmi d'autres,
leurs maîtres à penser. Sans doute avons-nous en France un
goût particulier pour les constructions théoriques que l'on
nous envie de l'autre côté de l'Atlantique. Il est vrai aussi
que, dans le domaine de la création, des groupes comme l'OULIPO
ou des individus comme Marc Saporta ont posé depuis longtemps les
jalons de cette écriture " hypertextuelle " appelée parfois
" hyperécriture " même si leurs oeuvres de papier ne sont
que des " proto-hypertextes ".
Ces remarques préliminaires indiquent les limites
de mon propos. Nous assistons sans doute à la naissance d'un nouveau
genre mais nul ne peut prédire quel sera son avenir car il nous
manque ffb le recul qu'offrirait un corpus déjà constitué
d'oeuvres suffisamment nombreuses et variées. Je me contenterai
donc ici de mettre en évidence quelques caractéristiques
des oeuvres déjà publiées et d'anticiper sur celles
que l'avenir ne manquera pas de produire. |
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ESPACE DE LECTURE ET HYPERESPACE |
Le découpage traditionnel de la fiction en chapitres,
scènes, descriptions, paragraphes, etc, imprime un rythme à
la lecture, caractérisé par le retour du même et du
différent selon une progression temporelle réglée
par l'auteur. Peu importe que cet enchaînement soit calqué
sur celui de l'histoire racontée ou qu'au contraire le récit
se joue de la temporalité en recourant aux procédés
classiques de l'analepse ou de la prolepse. L'essentiel est que l'auteur
impose au lecteur un rythme auquel celui-ci ne peut que se soumettre, tel
l'auditeur qui, écoutant l'interprétation d'un morceau de
musique, n'a d'autre choix que de se laisser porter par le flux des notes
qui l'emportent vers le final.
Il en va autrement dans l'hypertexte, pour des raisons
qui tiennent aux contraintes du support mais aussi à ses possibilités
nouvelles. Rien ne serait plus insupportable pour le lecteur, en effet,
que d'être condamné à lire sur un écran des
pages qui défileraient comme celles d'un livre ou, plus exactement
de n'avoir pour tout contact avec le texte qu'une fenêtre derrière
laquelle l'oeuvre serait déroulée comme un papyrus. Habitués
à manipuler un objet à trois dimensions, nous supportons
mal que l'écran le réduise à une simple surface. Certes,
il est loisible d'imaginer que dans un avenir proche l'ordinateur restitue
la dimension manquante de notre lecture sur écran et que nous puissions
nous déplacer dans un livre virtuellement reconstitué, mais
ce simple rétablissement de nos habitudes anciennes risque de nous
faire manquer les possibilités nouvelles qu'offre dès aujourd'hui
l'hypertexte.
L'oeuvre hypertextuelle, en effet, compense les limites
de l'écran en offrant au lecteur de nouvelles possibilités
que n'a pas le livre. Car derrière le cadre rectangulaire qui limite
notre champ de lecture, l'ordinateur offre une profondeur qui n'est pas
seulement celle de notre espace familier à trois dimensions mais
celle, beaucoup plus vertigineuse, d'un espace multidimensionnel, de ce
que l'on appelle désormais un " hyperespace ". Tel passage que je
suis en train de lire sur mon écran n'est plus enchaîné
à celui qui lui succède ffb immédiatement. Il s'inscrit
dans une structure hypertextuelle qui tisse entre les divers fragments
un réseau complexe de liens potentiels. Ma lecture n'est donc plus
soumise à l'ordre immuable des pages, elle s'ouvre sur un nouvel
espace que je parcourrai désormais au gré de mes humeurs
ou de mes curiosités, lecteur-explorateur d'un nouveau type de texte
aux perspectives sans cesse en mouvement. |
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TEXTES ARBORESCENTS, TEXTES COMBINATOIRES |
Le refus de soumettre le texte à la succession
réglée d'un ordre définitif n'est pas nouveau, il
est même très ancien. Je n'en citerais qu'un exemple emprunté
à la littérature chinoise : le Yi King ou Livre
des mutations, recueil confucéen d'aphorismes et de sentences
divinatoires. Il s'agit d'une collection de 64 textes brefs associés
à des hexagrammes reliés entre eux par des relations de similitude,
de symétrie, d'opposition, etc. Ces textes ne sont pas destinés
à être lus de façon linéaire mais en fonction
d'indications fournies par le jet de baguettes, de pions ou de dés.
Plus proche de nous, le recueil poétique de Jacques Roubaud intitulé
Signe
d'appartenance en propose comme un écho lointain avec ses parcours
de lecture inspirées de la position changeante des pions dans une
partie de jeu de go. D'une manière générale, il existe
toute une tradition de la littérature fragmentaire, poétique
ou aphoristique, illustrée notamment par Nietzche, qui cherche à
restituer le jaillissement de la pensée en s'opposant au traité,
à l'esprit de système, au remplissage, aux temps morts des
transitions. Dans l'introduction à ses Fragments d'un discours
amoureux, Roland Barthes parle de ses propres textes comme des "figures
[qui] ne peuvent se ranger, s'ordonner, cheminer, concourir à une
fin."
Dans le domaine de la fiction narrative, les exemples
de textes qui cherchent à échapper à ce que l'on a
appelé la " logique du récit» sont plus rares. Car
le récit semble, par définition, s'inscrire dans la durée,
impliquer un ordre, un déroulement séquentiel. Aristote au
chapitre 7 de sa Poétique décrivait l'intrigue comme
"ce qui a un début, un milieu et une fin" et il ajoutait : "les
histoires bien agencées ne doivent ni commencer au hasard ni f ffb
inir au hasard". L'hypertexte prétend rompre avec cette tradition
bien établie et il convient, de ce point de vue, de le distinguer
des récits arborescents ou à embranchements multiples qui,
sous l'apparente confusion des parcours, tracent des cheminements linéaires
et racontent classiquement une ou des histoires. Il existe, de ces derniers,
de nombreux exemples sur papier ou sur support informatique. On peut y
distinguer deux catégories selon leur mode de conception et de fonctionnement.
Il y d'abord ceux qui, obéissants à un modèle unique
de récit (le plus classique étant celui de la quête),
déroulent des épisodes interchangeables selon un ordre rigoureux.
A chaque classe d'épisodes est assignée une place précise
dans le récit. En remplaçant la liberté de choix du
lecteur par le hasard, on obtient ainsi une machine à engendrer
automatiquement des histoires. C'est le cas, par exemple, du logiciel Conte
qui
produit de brefs récits élémentaires selon les deux
modes: aléatoire ou interactif. Un dérivé de ce modèle
se trouve dans les récits avec itinéraires en boucle qui
offrent un parcours de base avec des possibilités de variantes à
divers endroits. La combinatoire des épisodes s'en trouve réduite
d'autant. Les livres «dont-le-lecteur-est-le-héros»
en sont une illustration bien connue. Ils se présentent comme des
parcours fléchés selon une progression semi-réglée
par l'auteur qui aboutit toujours aux deux seules issues possibles : la
victoire du héros ou sa mort. On le voit, quel que soit le dispositif
imaginé par l'auteur, les récits arborescents sont conçus
pour être lus de manière linéaire. Chaque parcours
singulier est un chemin qui raconte une histoire et la conduit à
son terme.
Il est vrai qu'il peut paraître bien téméraire,
pour un auteur, d'abandonner au lecteur le pouvoir de conduire l'histoire.
A ma connaissance, un seul l'a tenté à ce jour. Dans Composition
n°1, Marc Saporta offre un exemple de combinatoire totale qui est
sans doute unique dans l'histoire du roman. Les 150 pages qu'il propose
au lecteur ne sont pas reliées ou brochées comme dans un
livre mais disposées au hasard dans une chemise qui leur sert de
couverture et les tient ensemble. Chaque page constitue un fragment individualisé,
isolable. Elle peut occuper n'importe quelle place dans le livre. Dans
sa préface, l'auteur indique que "Le lecteur est prié de
battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s'il le désire,
de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L'ordre dans lequel les
feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X." La formule mathématique
qui donne le nombre de lectures différentes étant 150 !,
on est pris de vertige devant une oeuvre que l'imagination peine à
saisir. Pourtant, le lecteur de cette fiction combinatoire reste persuadé
que derrière toutes les narrations possibles, il y a bien une seule
histoire dont les personnages, les lieux sont i ffb dentifiables et qu'il
lui serait peut être possible de la raconter. Du coup, il est tenté
de faire des choix et de tracer des lignes narratives privilégiées
qui font sens à ses yeux plus que d'autres. De cette combinatoire
totale, il ne retient qu'une combinatoire restreinte. De cet ensemble de
textes, il a envie de faire un " hypertexte ".
Nous pouvons désormais proposer une définition
provisoire de " l'hypertexte de fiction " qui permette de le distinguer
aussi bien des récits arborescents que de la pure combinatoire.
L'hypertexte partage avec ces derniers la notion d'unités narratives
fragmentées. Mais ses fragments ne sont ni totalement structurés,
comme dans les récits arborescents, ni totalement inorganisés
comme dans les textes à combinatoire totale. L'" hypertexte " est
donc une collection de fragments textuels semi-organisée. |
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LA TRACE DU LECTEUR |
Cette semi-organisation, rendue possible grâce
au support informatique, correspond à la réalisation d'un
très ancien rêve, celui de faire participer le lecteur à
l'élaboration de l'oeuvre. Sans doute toute lecture contribue-t-elle
à créer le texte qu'elle parcourt et chaque lecteur est-il,
à sa manière, co-auteur de l'oeuvre que sa lecture met en
mouvement. Mais les limites du papier n'ont pas permis d'accéder
complètement au désir des auteurs d'inviter le lecteur à
participer davantage à leur création. Tout au plus assiste-t-on,
depuis Sterne et Diderot à la tentative de dissiper l'illusion romanesque
par l'émergence d'un auteur-narrateur qui, s'adressant au lecteur,
lui rappelle que tout récit est un jeu et que le lecteur doit y
tenir son rôle. La littérature moderne a poussé ce
souci du lecteur jusqu'à le faire pénétrer dans les
coulisses de la création. Ainsi Gide incluant dans Les Faux-monnayeurs
le journal du roman en train de se faire, Proust s'interrogeant dans la
Recherche
sur le travail de la création, Céline faisant alterner dans
ses livres le temps de la fiction et celui de son écriture, Joyce
introduisant dans Finnegans Wake les différents états
de ses brouillons. De toutes ces tentatives, c'est sans doute celle de
Jacques Roubaud qui est la plus ouvertement hypertextuelle. Dans son dernier
roman, La Boucle, en 1993, il fait alterner jusque dans la disposition
typographique et spatiale du texte les passages de souvenirs et l ffb es
réflexions sur l'oeuvre qui s'élabore sous les yeux du lecteur.
Cette collaboration du lecteur à l'oeuvre se marque
encore d'une autre façon. Toute lecture est un parcours et tout
lecteur avance dans le texte à lire en se frayant un chemin. Ce
cheminement peut être allègre ou douloureux, il peut être
direct ou sinueux, il peut emprunter des voies de traverse ou suivre la
grand route tracée par la succession des pages du livres. Il y a
autant de chemins que de lecteurs, et il y a mille façons de lire
un livre. Je peux commencer par lire la table des matières, sauter
la préface, parcourir distraitement des chapitres entiers, relire
dix fois tel passage, reprendre ma lecture en arrière, bref aller
"à sauts et à gambades" comme disait Montaigne. C'est ce
vagabondage aux allures diverses qui peu à peu construit le livre
tel qu'il se tiendra dans ma mémoire et lui donne cette singularité
qui n'est qu'à moi.
Ce cheminement du lecteur dans le livre, l'hypertexte
offre la particularité de pouvoir en garder la trace, reconnaissant
ainsi au lecteur son rôle dans l'élaboration et l'émergence
du texte lu, et l'inscrivant dans la matérialité de son dispositif.
Presque tous les supports hypertextuels offrent, en effet, des fonctions
permettant de garder la trace du parcours du lecteur. Parmi ces fonctions,
les plus répandues sont sans doute :
1) la possibilité d'imprimer les passages lus,
gardant ainsi la trace du texte lui-même ;
2) la possibilité d'afficher et d'imprimer la liste
de ces passages, offrant ainsi une sorte de cartographie de la lecture
;
3) la possibilité, enfin, de reprendre à
l'envers le chemin parcouru pour permettre au lecteur de bifurquer vers
d'autres parcours, comme dans un jeu de piste on revient sur ses pas quand
on a fait fausse route.
Il est des lecteurs qui ne lisent jamais un livre sans
un stylo, un crayon ou un surligneur à la main, qui glissent dans
le livre des marque-pages ou des post-it. C'est leur façon de matérialiser
la trace de leur lecture, de laisser leur marque à côté
de celle de l'auteur. Certains dispositifs hypertextuels encouragent cette
lecture/écriture. Ce peut être sous la forme d'une marge dans
laquelle on peut écrire ou sous la forme de marque-pages matérialisés
à l'écran par une icône. À ces dispositions,
somme toute classiques et qui ne font que mimer des activités de
lecture déjà possibles sur le livre traditionnel, s'ajoute
parfois une véritable possibilité d'intervenir dans le texte
même de l'auteur en y mêlant sa propre écriture. Soit
que l'on s'inscrive dans le fil du texte lui-même par un travail
de récriture, soit que l'on rattache par des liens électroniques
de nouveaux fragments à l'oeuvre hypertextuelle de départ.
Quand la trace d'un parcours de lecture devient ainsi
la trace d'une écriture, la frontière s'abolit entre celui
q ffb ui lit et celui qui écrit, entre le lecteur et le scripteur.
De cette possibilité de passage d'un texte lisible à un texte
scriptible, Roland Barthes faisait dans S/Z le critère le
plus sûr, à ses yeux, d'évaluation des textes :
"[...] l'enjeu du travail littéraire (de la littérature
comme travail), c'est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais
un producteur du texte. Notre littérature est marquée par
le divorce impitoyable que l'institution littéraire maintient entre
le fabricant et l'usager du texte, son propriétaire et son client,
son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une
sorte d'oisiveté, d'intransitivité, et, pour tout dire, de
sérieux
:
au lieu de jouer lui-même, d'accéder pleinement à l'enchantement
du signifiant, à la volupté de l'écriture, il ne lui
reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter
le texte : la lecture n'est plus qu'un referendum. En face du texte
scriptible s'établit donc sa contre-valeur, sa valeur négative,
réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit : le
lisible.
Nous appelons classique tout texte lisible."
Cette trace du lecteur s'inscrit encore d'une autre manière
dans l'oeuvre hypertextuelle, par l'effacement partiel du texte de départ
et de son auteur. Car, si tout parcours de lecture porte à l'existence
les textes lus en construisant leur enchaînement, il relègue
en même temps dans le domaine du virtuel les autres parcours possibles.
Pire, il renvoie au néant la majeur partie de l'oeuvre. Avec ses
993 pages-écrans et ses 2804 liens, Victory Garden de Stuart
Moulthrop décourage à l'avance toute tentative de lecture
exhaustive. Car, si un bon roman traditionnel tient son lecteur jusqu'au
bout, l'hypertexte, lui, est destiné à être quitté
à tout moment. N'étant pas construit selon une perpective
unique qui trouverait son aboutissement à la dernière page
il est fait pour être visité comme on parcourt une exposition
de peinture ou une ville étrangère. Son régime de
lecture favori est la promenade. A chaque instant, il nous invite à
le quitter. Dès les premières pages-écrans de l'hypertexte
Afternoon,
Michael Joyce nous en avertit : "Quand l'histoire cesse de progresser,
quand elle tourne en rond ou quand ses cheminements vous fatiguent, c'est
la fin de votre expérience de lecture" car, ajoute-t-il, "comme
dans toute fiction, la closure est une qualité suspecte".
L'hypertexte propose ainsi au lecteur un nouveau rapport
à l'oeuvre et à l'auteur. Ces derniers n'ont plus les moyens
de s'imposer. Ils s'offrent, modestement, à notre désir éphémère
de les suivre. La littérature ne se prend plus au sérieux,
elle devient jeu. |
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LE RÉCIT DÉCONSTRUIT |
La première victime de l'abandon de la narration
traditionnelle, c'est l'intrigue elle-même. Après avoir lu
un hypertexte de fiction, le lecteur a, certes, une idée de ce dont
il est question mais il est incapable d'en raconter l'histoire. D'abord
parce qu'il n'en a lu que des bribes. Ensuite, parce qu'il les a lus dans
un ordre parfois illogique. Enfin, parce qu'il y a plusieurs histoires
ou que, peut-être, il n'y en a pas. Dans la narration traditionnelle,
les unités narratives ne suivent pas toujours le fil de l'histoire.
Mais leur disposition voulue par l'auteur est censée concourir à
la construction de l'intrigue. Le support papier donne à cette disposition
un caractère immuable, donc essentiel. L'auteur peut ménager
des effets de surprise, créer un suspens, faire changer les perpectives
de son roman. Dans tous les cas, il est seul maître de son allure
et de sa route. Dans l'hypertexte, le lecteur, est comme un vaisseau spatial
lancé dans le cosmos. Il peut suivre la trajectoire que lui impose
son inertie (c'est ce qu'il fait quand il suit les liens par défaut
de l'hypertexte), mais il peut aussi être attiré par la force
d'attraction des planètes qu'il côtoie et se laisser prendre
dans leur orbite (il choisit alors de bifurquer en abandonnant l'intrigue
qu'il suivait jusqu'à présent). Il risque alors d'errer de
galaxie en galaxie. Car quitter le fil d'une histoire en cours de route,
comme y invitent, dans l'hypertexte, les mots qui servent à déclencher
les liens («the words that yield»), c'est perdre les repères
construits par lecture et débarquer dans une nouvelle histoire sans
savoir comment elle a commencé. |
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LE TEMPS ET L'ESPACE |
Cet affaiblissement de l'histoire est le résultat
d'un glissement opéré par l'hypertexte : le passage de la
dimension temporelle du récit à sa dimension spatiale. Dans
un article célèbre, Stuart Moulthrop, reprenant à
Borges la métaphore du Jardin aux sentiers qui bifurquent, montre
comment le lecteur d'hypertexte procède à l'inverse du lecteur
ordinaire. Tandis que celui-ci "avance" dans sa lecture avec la certitude
d'aller vers un dénouement qui éclairera rétroactivement
les séquences lues, celui-là élabore sa propre intrigue
au sein d'un espace géographique. C'est cet espace, avec ses repères
cardinaux qui lui sert de guide et qu'il cherche à reconstruire
pour lui donner sens. Certains dispositifs hypertextuels permettent au
lecteur d'accéder à une vue cartographiée du texte,
d'autres non. Dans Victory Garden, Stuart Moulthrop propose dès
les premières pages un plan simplifié de son hypertexte,
offrant ainsi au lecteur la possibilité d'entrer dans la fiction
en choisissant tel ou tel lieu de son texte-jardin. Un des logiciels les
plus utilisés par les écrivains américains s'intitule
justement Storyspace («espace-fiction») et le titre
du livre de Jay Bolter sur les hypertextes est The Writing Space
(«l'espace d'écriture»).
Jacques Roubaud, dans La Boucle, se référant
aux anciens Ars memoriae, regrette que la tradition en ait disparu,
qui consistait à disposer les objets de mémoire dans des
lieux familiers (les salles d'un bâtiment, par exemple) pour mieux
les retrouver par un parcours imaginaire. L'hypertexte, d'une certaine
manière, renoue avec cette pratique interrompue au XVII° siècle.
Le temps, en effet, y est comme arrêté, réduit à
des atomes insécables et non mesurables attachés à
des lieux. Et si parfois il se remet en marche d'un fragment à l'autre,
comme dans un récit classique, ce n'est jamais pour longtemps. Toute
bifurcation l'arrête et le fige. |
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VOIX NARRATIVES |
Cette disparition du temps de la narration contribue
à sa manière à la disparition du personnage. Privé
de la dimension temporelle, celui-ci n'a plus d'histoire stable et identifiable.
Il n'est plus qu'un protagoniste parmi d'autre, une voix narrative incertaine.
De ce point de vue, l'hypertexte est l'héritier de la révolution
qui a ébranlé le roman occidental au début de ce siècle.
Dans Le bruit et la fureur, William Faulkner contribuait à
la déconstruction de ses personnages en leur attribuant à
dessein des prénoms ffb identiques. Dans Lust, un court hypertexte
de Mary-Kim Arnold, les protagonistes sont désignés par les
seuls pronoms masculins et féminins de la troisième personne.
Cet affaiblissement de leur identité se trouve aggravé lorsque
le lecteur s'aperçoit que les paroles de l'un se retrouvent plus
loin, mot pour mot, dans la bouche de l'autre. Le scénario qu' il
s'était jusqu'alors construit se renverse tout à coup et
l'oblige à reconsidérer l'histoire. Comme dans certaines
oeuvres du nouveau roman (La Maison de rendez-vous d'Alain
Robbe-Grillet, par exemple), il peut même arriver que tel personnage
que l'on avait laissé mort dans un passage précédent
soit retrouvé vivant dans un fragment ultérieur. C'est le
cas de la jeune Emily dans Victory Garden.
Par rapport aux romans modernes les plus déconstruits,
l'hypertexte apporte encore une dimension supplémentaire. Faulkner
brouillait l'identité de ses personnages pour mieux en faire saisir
l'essence, celle d'une pure voix narrative. Avec l'hypertexte, c'est cette
voix elle-même qui est brouillée. Il y a, par exemple, dans
Afternoon,
des fragments composés d'un simple monologue intérieur que
rien ne permet d'attribuer à un personnage. Le dispositif hypertextuel,
en plaçant ces fragments au carrefour de plusieurs parcours potentiels,
en fait des sortes de girouettes qui, selon le sens du vent, vous mettent
sur une piste différente. La voix que l'on croyait pouvoir identifier
comme celle de tel personnage, se révèle, si on lit le même
passage dans un ordre différent, être celle d'un autre.
Ainsi se reconfigurent sans cesse l'image et les contours
des personnages de la fiction; ainsi se déconstruisent les voix
narratives elles-mêmes, réalisant au niveau du lecteur ce
que Bakhtine formulait à propos de l'auteur : "L'artiste prosateur
évolue dans un monde rempli des mots d'autrui, au milieu desquels
il cherche son chemin [...]. Tout mot de son propre contexte provient d'un
autre contexte, déjà marqué par l'interprétation
d'autrui. Sa pensée ne rencontre que des mots déjà
occupés". |
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UN DISPOSITIF ÉXHIBÉ |
Examinant, dans Le nouveau roman, le conflit à
l'oeuvre dans toute fiction entre sa composante réf ffb érentielle
et sa composante littérale, Jean Ricardou montre comment cette dernière
a été privilégiée par les romanciers de la
nouvelle école. Or, parmi toutes les figures que peut prendre la
composante littérale, il en est une qui, à mon sens, caractérise
mieux que toute autre l'hypertexte, c'est la mise en abyme. Il s'agit,
pour le romancier, de produire à côté du récit
principal un micro-récit qui, s'appuyant le plus souvent sur une
image (dessin, gravure, photographie, carte à jouer, etc.), figure
de manière emblématique le récit principal. Ricardou
ajoute que, souvent, c'est cette image qui engendre le texte.
Je fais l'hypothèse que dans l'hypertexte, c'est
le dispositif hypertextuel lui-même qui fournit la figure en laquelle
se mire toute la fiction. Et cela à trois degrés :
1) Au niveau matériel d'abord, le support
informatique, son dispositif de lecture, mettent le lecteur dans une situation
qui surdétermine la fiction. Placé en face d'une oeuvre dont
il ne peut avoir qu'une vision locale, le lecteur se représente
le texte comme un parcours à effectuer dans les allées de
ce qui lui apparaît à bien des égards comme un labyrinthe.
Au début de son hypertexte, Stuart Moulthrop écrit: «
Come in/ IN THE LABYRINTH : BEGINNING »
2) Au niveau du récit, ensuite, l'interactivité
qu'offre l'hypertexte permet de tenir compte des parcours de lecture effectués
pour autoriser ou, au contraire, pour interdire l'accès à
certains fragments. Ainsi telle séquence déjà parcourue
ne se présentera plus de la même manière lors d'un
second passage. Dans Lust, on a une structure en spirale : le lecteur
repassant sur les mêmes lieux voit se resserrer au fur et à
mesure les possibilités de choix jusqu'à ce qu'il s'aperçoive
qu'il tourne en rond et cherche le moyen de s'échapper en cliquant
sur les mots du texte.
3) Au niveau de l'histoire, enfin, les personnages
eux-mêmes sont comme le lecteur : ils n'ont qu'une vue partielle
de l'histoire, le monde leur apparaît énigmatique, indéchiffrable.
Chacun d'eux est enfermé dans sa propre perception de l'univers
de la fiction et dans sa propre logique.
Il y a donc bien une mise en abyme de l'histoire par le
récit et du récit par le dispositif matériel. La figure
de cette correspondance est l'image du labyrinthe qui fonctionne comme
une métaphore éclairant la fiction et dessinant une vision
du monde. "Peut-être, écrit Stuart Moulthrop dans Victory
Garden, vivons nous hypermédiatisés et postmodernisés
dans un univers qui ressemble de manière susp ffb ecte à
un Jardin aux sentiers qui bifurquent." |
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CONCLUSION |
Mise en question du récit et du personnage, fragmentation
de la vision du monde, souci de privilégier la composante littérale
de l'oeuvre : l'hypertexte de fiction, on le voit, ne fait que reprendre
et pousser jusqu'à leurs limites les problématiques à
l'oeuvre dans le roman, de James Joyce à Robbe-Grillet. Ce qui le
caractérise, c'est son dispositif de lecture. Offrant un nouveau
support à la fiction, il lui ouvre les portes du virtuel. L'auteur
n'est plus certain de ce qu'il a écrit, le lecteur ne l'est plus
de ce qu'il a lu. Des configurations se forment et se défont, des
parcours bifurquent ou tournent court, des personnages secondaires viennent
au premier plan tandis que d'autres disparaissent. Chaque lecture fait
miroiter des figures et des formes qui naissent et meurent dans un renouvellement
perpétuel. La fiction est devenue hyperfiction.
L'avenir de ce nouveau genre est incertain. Il appartient
encore à la littérature expérimentale. Son public
est restreint, ses auteurs sont, le plus souvent, des universitaires. En
tant que genre " littéraire ", il est menacé par les
potentialités mêmes de son support. L'informatique, en effet,
permet de mettre en synergie le texte, le son et l'image. Certains hypertextes
utilisent déjà, mais timidement, ces possibilités.
Les perspectives sont pourtant immenses qui vont du roman photo interactif
aux mises en scènes multimédia les plus sophistiquées.
Il n'est pas assuré que l'hypertexte littéraire, genre à
peine émergeant, ne s'y dissolve pas au profit d'une fiction hypermédia
en gestation et qui pourrait bien figurer le nouveau paradigme de l'oeuvre
totale dont nombre d'écrivains n'ont cessé de rêver. |