L'hypertexte de fiction:
naissance d'un nouveau genre ?

par Jean Clément, 1994
Université de Paris VIII,
Département Hypermédia, Paris, France
 
 
L'HYPERTEXTE

Le concept d'" hypertexte ", pris au sens qu'on lui attribue dans un environnement informatisé, renvoie tout d'abord au domaine de la documentation et de la lecture. Il s'agit, en effet, d'un ensemble constitué de " documents "non hiérarchisés reliés entre eux par des " liens " que le lecteur peut activer et qui permettent un accès rapide à chacun des éléments constitutifs de l'ensemble. Plus souple qu'une base de données, plus maniable qu'une encyclopédie, l'hypertexte propose un nouveau mode de lecture documentaire et savante. L'organisation d'un hypertexte sur un domaine particulier suppose non seulement des compétences de spéc ffb ialistes du domaine, mais aussi des compétences d'" écriture ", dans la mesure où il s'agit de mettre en place des cheminements possibles et d'imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent et qui seront destinés à être " lus ".

Les caractéristiques de cette écriture hypertextuelle se retrouvent dans le domaine des hypertextes de fiction, un genre apparu il y a une dizaine d'années, mais qui s'est développé peu à peu, surtout aux États-Unis, jusqu'à faire la «une» de la revue des livres d'un récent numéro du New-York Times. Un petit nombre d'écrivains, en effet, a déjà publié des oeuvres hypertextuelles sur disquette et commencé à réfléchir aux particularités de ce nouveau type de média. En France, le mouvement est à peine amorcé. Ce décalage s'explique sans doute par une certaine répugnance des écrivains de langue française à s'emparer des nouveaux outils d'écriture informatique. De récents colloques et diverses enquêtes ont montré à quel point le simple usage du traitement de texte provoquait réticences et rejets indignés chez la plupart des écrivains. Chez les mieux disposés envers l'informatique, comme Michel Butor qui prophétise l'avènement d'une littérature électronique, l'ordinateur n'est qu'un outil perfectionné permettant d'écrire, de façon plus confortable ou plus proche de leur mode de création, des ouvrages destinés à être lus sur papier. C'est du côté des ateliers d'écriture qu'il faut se tourner si l'on veut apercevoir les prémisses de cette nouvelle littérature. C'est ainsi, par exemple, que depuis quelques années, des étudiants de l'Université de Paris VIII s'essaient à une écriture de fictions interactives ou que, plus récemment, les ateliers d'écriture d'Élisabeth Bing commencent à s'y intéresser aussi.

Paradoxalement, ce sont pourtant les écrivains et les théoriciens français de la littérature qui font figure de pionniers et qui servent de référence aux yeux des tenants américains de cette nouvelle écriture. Jacques Derrida, Roland Barthes ou Gérard Genette sont, parmi d'autres, leurs maîtres à penser. Sans doute avons-nous en France un goût particulier pour les constructions théoriques que l'on nous envie de l'autre côté de l'Atlantique. Il est vrai aussi que, dans le domaine de la création, des groupes comme l'OULIPO ou des individus comme Marc Saporta ont posé depuis longtemps les jalons de cette écriture " hypertextuelle " appelée parfois " hyperécriture " même si leurs oeuvres de papier ne sont que des " proto-hypertextes ".

Ces remarques préliminaires indiquent les limites de mon propos. Nous assistons sans doute à la naissance d'un nouveau genre mais nul ne peut prédire quel sera son avenir car il nous manque ffb le recul qu'offrirait un corpus déjà constitué d'oeuvres suffisamment nombreuses et variées. Je me contenterai donc ici de mettre en évidence quelques caractéristiques des oeuvres déjà publiées et d'anticiper sur celles que l'avenir ne manquera pas de produire.

 
ESPACE DE LECTURE ET HYPERESPACE
Le découpage traditionnel de la fiction en chapitres, scènes, descriptions, paragraphes, etc, imprime un rythme à la lecture, caractérisé par le retour du même et du différent selon une progression temporelle réglée par l'auteur. Peu importe que cet enchaînement soit calqué sur celui de l'histoire racontée ou qu'au contraire le récit se joue de la temporalité en recourant aux procédés classiques de l'analepse ou de la prolepse. L'essentiel est que l'auteur impose au lecteur un rythme auquel celui-ci ne peut que se soumettre, tel l'auditeur qui, écoutant l'interprétation d'un morceau de musique, n'a d'autre choix que de se laisser porter par le flux des notes qui l'emportent vers le final.

Il en va autrement dans l'hypertexte, pour des raisons qui tiennent aux contraintes du support mais aussi à ses possibilités nouvelles. Rien ne serait plus insupportable pour le lecteur, en effet, que d'être condamné à lire sur un écran des pages qui défileraient comme celles d'un livre ou, plus exactement de n'avoir pour tout contact avec le texte qu'une fenêtre derrière laquelle l'oeuvre serait déroulée comme un papyrus. Habitués à manipuler un objet à trois dimensions, nous supportons mal que l'écran le réduise à une simple surface. Certes, il est loisible d'imaginer que dans un avenir proche l'ordinateur restitue la dimension manquante de notre lecture sur écran et que nous puissions nous déplacer dans un livre virtuellement reconstitué, mais ce simple rétablissement de nos habitudes anciennes risque de nous faire manquer les possibilités nouvelles qu'offre dès aujourd'hui l'hypertexte.

L'oeuvre hypertextuelle, en effet, compense les limites de l'écran en offrant au lecteur de nouvelles possibilités que n'a pas le livre. Car derrière le cadre rectangulaire qui limite notre champ de lecture, l'ordinateur offre une profondeur qui n'est pas seulement celle de notre espace familier à trois dimensions mais celle, beaucoup plus vertigineuse, d'un espace multidimensionnel, de ce que l'on appelle désormais un " hyperespace ". Tel passage que je suis en train de lire sur mon écran n'est plus enchaîné à celui qui lui succède ffb immédiatement. Il s'inscrit dans une structure hypertextuelle qui tisse entre les divers fragments un réseau complexe de liens potentiels. Ma lecture n'est donc plus soumise à l'ordre immuable des pages, elle s'ouvre sur un nouvel espace que je parcourrai désormais au gré de mes humeurs ou de mes curiosités, lecteur-explorateur d'un nouveau type de texte aux perspectives sans cesse en mouvement.

 
TEXTES ARBORESCENTS, TEXTES COMBINATOIRES
Le refus de soumettre le texte à la succession réglée d'un ordre définitif n'est pas nouveau, il est même très ancien. Je n'en citerais qu'un exemple emprunté à la littérature chinoise : le Yi King ou Livre des mutations, recueil confucéen d'aphorismes et de sentences divinatoires. Il s'agit d'une collection de 64 textes brefs associés à des hexagrammes reliés entre eux par des relations de similitude, de symétrie, d'opposition, etc. Ces textes ne sont pas destinés à être lus de façon linéaire mais en fonction d'indications fournies par le jet de baguettes, de pions ou de dés. Plus proche de nous, le recueil poétique de Jacques Roubaud intitulé Signe d'appartenance en propose comme un écho lointain avec ses parcours de lecture inspirées de la position changeante des pions dans une partie de jeu de go. D'une manière générale, il existe toute une tradition de la littérature fragmentaire, poétique ou aphoristique, illustrée notamment par Nietzche, qui cherche à restituer le jaillissement de la pensée en s'opposant au traité, à l'esprit de système, au remplissage, aux temps morts des transitions. Dans l'introduction à ses Fragments d'un discours amoureux, Roland Barthes parle de ses propres textes comme des "figures [qui] ne peuvent se ranger, s'ordonner, cheminer, concourir à une fin."

Dans le domaine de la fiction narrative, les exemples de textes qui cherchent à échapper à ce que l'on a appelé la " logique du récit» sont plus rares. Car le récit semble, par définition, s'inscrire dans la durée, impliquer un ordre, un déroulement séquentiel. Aristote au chapitre 7 de sa Poétique décrivait l'intrigue comme "ce qui a un début, un milieu et une fin" et il ajoutait : "les histoires bien agencées ne doivent ni commencer au hasard ni f ffb inir au hasard". L'hypertexte prétend rompre avec cette tradition bien établie et il convient, de ce point de vue, de le distinguer des récits arborescents ou à embranchements multiples qui, sous l'apparente confusion des parcours, tracent des cheminements linéaires et racontent classiquement une ou des histoires. Il existe, de ces derniers, de nombreux exemples sur papier ou sur support informatique. On peut y distinguer deux catégories selon leur mode de conception et de fonctionnement. Il y d'abord ceux qui, obéissants à un modèle unique de récit (le plus classique étant celui de la quête), déroulent des épisodes interchangeables selon un ordre rigoureux. A chaque classe d'épisodes est assignée une place précise dans le récit. En remplaçant la liberté de choix du lecteur par le hasard, on obtient ainsi une machine à engendrer automatiquement des histoires. C'est le cas, par exemple, du logiciel Conte qui produit de brefs récits élémentaires selon les deux modes: aléatoire ou interactif. Un dérivé de ce modèle se trouve dans les récits avec itinéraires en boucle qui offrent un parcours de base avec des possibilités de variantes à divers endroits. La combinatoire des épisodes s'en trouve réduite d'autant. Les livres «dont-le-lecteur-est-le-héros» en sont une illustration bien connue. Ils se présentent comme des parcours fléchés selon une progression semi-réglée par l'auteur qui aboutit toujours aux deux seules issues possibles : la victoire du héros ou sa mort. On le voit, quel que soit le dispositif imaginé par l'auteur, les récits arborescents sont conçus pour être lus de manière linéaire. Chaque parcours singulier est un chemin qui raconte une histoire et la conduit à son terme.

Il est vrai qu'il peut paraître bien téméraire, pour un auteur, d'abandonner au lecteur le pouvoir de conduire l'histoire. A ma connaissance, un seul l'a tenté à ce jour. Dans Composition n°1, Marc Saporta offre un exemple de combinatoire totale qui est sans doute unique dans l'histoire du roman. Les 150 pages qu'il propose au lecteur ne sont pas reliées ou brochées comme dans un livre mais disposées au hasard dans une chemise qui leur sert de couverture et les tient ensemble. Chaque page constitue un fragment individualisé, isolable. Elle peut occuper n'importe quelle place dans le livre. Dans sa préface, l'auteur indique que "Le lecteur est prié de battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s'il le désire, de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L'ordre dans lequel les feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X." La formule mathématique qui donne le nombre de lectures différentes étant 150 !, on est pris de vertige devant une oeuvre que l'imagination peine à saisir. Pourtant, le lecteur de cette fiction combinatoire reste persuadé que derrière toutes les narrations possibles, il y a bien une seule histoire dont les personnages, les lieux sont i ffb dentifiables et qu'il lui serait peut être possible de la raconter. Du coup, il est tenté de faire des choix et de tracer des lignes narratives privilégiées qui font sens à ses yeux plus que d'autres. De cette combinatoire totale, il ne retient qu'une combinatoire restreinte. De cet ensemble de textes, il a envie de faire un " hypertexte ".

Nous pouvons désormais proposer une définition provisoire de " l'hypertexte de fiction " qui permette de le distinguer aussi bien des récits arborescents que de la pure combinatoire. L'hypertexte partage avec ces derniers la notion d'unités narratives fragmentées. Mais ses fragments ne sont ni totalement structurés, comme dans les récits arborescents, ni totalement inorganisés comme dans les textes à combinatoire totale. L'" hypertexte " est donc une collection de fragments textuels semi-organisée.

 
LA TRACE DU LECTEUR
Cette semi-organisation, rendue possible grâce au support informatique, correspond à la réalisation d'un très ancien rêve, celui de faire participer le lecteur à l'élaboration de l'oeuvre. Sans doute toute lecture contribue-t-elle à créer le texte qu'elle parcourt et chaque lecteur est-il, à sa manière, co-auteur de l'oeuvre que sa lecture met en mouvement. Mais les limites du papier n'ont pas permis d'accéder complètement au désir des auteurs d'inviter le lecteur à participer davantage à leur création. Tout au plus assiste-t-on, depuis Sterne et Diderot à la tentative de dissiper l'illusion romanesque par l'émergence d'un auteur-narrateur qui, s'adressant au lecteur, lui rappelle que tout récit est un jeu et que le lecteur doit y tenir son rôle. La littérature moderne a poussé ce souci du lecteur jusqu'à le faire pénétrer dans les coulisses de la création. Ainsi Gide incluant dans Les Faux-monnayeurs le journal du roman en train de se faire, Proust s'interrogeant dans la Recherche sur le travail de la création, Céline faisant alterner dans ses livres le temps de la fiction et celui de son écriture, Joyce introduisant dans Finnegans Wake les différents états de ses brouillons. De toutes ces tentatives, c'est sans doute celle de Jacques Roubaud qui est la plus ouvertement hypertextuelle. Dans son dernier roman, La Boucle, en 1993, il fait alterner jusque dans la disposition typographique et spatiale du texte les passages de souvenirs et l ffb es réflexions sur l'oeuvre qui s'élabore sous les yeux du lecteur.

Cette collaboration du lecteur à l'oeuvre se marque encore d'une autre façon. Toute lecture est un parcours et tout lecteur avance dans le texte à lire en se frayant un chemin. Ce cheminement peut être allègre ou douloureux, il peut être direct ou sinueux, il peut emprunter des voies de traverse ou suivre la grand route tracée par la succession des pages du livres. Il y a autant de chemins que de lecteurs, et il y a mille façons de lire un livre. Je peux commencer par lire la table des matières, sauter la préface, parcourir distraitement des chapitres entiers, relire dix fois tel passage, reprendre ma lecture en arrière, bref aller "à sauts et à gambades" comme disait Montaigne. C'est ce vagabondage aux allures diverses qui peu à peu construit le livre tel qu'il se tiendra dans ma mémoire et lui donne cette singularité qui n'est qu'à moi.

Ce cheminement du lecteur dans le livre, l'hypertexte offre la particularité de pouvoir en garder la trace, reconnaissant ainsi au lecteur son rôle dans l'élaboration et l'émergence du texte lu, et l'inscrivant dans la matérialité de son dispositif. Presque tous les supports hypertextuels offrent, en effet, des fonctions permettant de garder la trace du parcours du lecteur. Parmi ces fonctions, les plus répandues sont sans doute :

1) la possibilité d'imprimer les passages lus, gardant ainsi la trace du texte lui-même ;

2) la possibilité d'afficher et d'imprimer la liste de ces passages, offrant ainsi une sorte de cartographie de la lecture ;

3) la possibilité, enfin, de reprendre à l'envers le chemin parcouru pour permettre au lecteur de bifurquer vers d'autres parcours, comme dans un jeu de piste on revient sur ses pas quand on a fait fausse route.

Il est des lecteurs qui ne lisent jamais un livre sans un stylo, un crayon ou un surligneur à la main, qui glissent dans le livre des marque-pages ou des post-it. C'est leur façon de matérialiser la trace de leur lecture, de laisser leur marque à côté de celle de l'auteur. Certains dispositifs hypertextuels encouragent cette lecture/écriture. Ce peut être sous la forme d'une marge dans laquelle on peut écrire ou sous la forme de marque-pages matérialisés à l'écran par une icône. À ces dispositions, somme toute classiques et qui ne font que mimer des activités de lecture déjà possibles sur le livre traditionnel, s'ajoute parfois une véritable possibilité d'intervenir dans le texte même de l'auteur en y mêlant sa propre écriture. Soit que l'on s'inscrive dans le fil du texte lui-même par un travail de récriture, soit que l'on rattache par des liens électroniques de nouveaux fragments à l'oeuvre hypertextuelle de départ.

Quand la trace d'un parcours de lecture devient ainsi la trace d'une écriture, la frontière s'abolit entre celui q ffb ui lit et celui qui écrit, entre le lecteur et le scripteur. De cette possibilité de passage d'un texte lisible à un texte scriptible, Roland Barthes faisait dans S/Z le critère le plus sûr, à ses yeux, d'évaluation des textes :

"[...] l'enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c'est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte. Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l'institution littéraire maintient entre le fabricant et l'usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d'oisiveté, d'intransitivité, et, pour tout dire, de sérieux : au lieu de jouer lui-même, d'accéder pleinement à l'enchantement du signifiant, à la volupté de l'écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte : la lecture n'est plus qu'un referendum. En face du texte scriptible s'établit donc sa contre-valeur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit : le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible."

Cette trace du lecteur s'inscrit encore d'une autre manière dans l'oeuvre hypertextuelle, par l'effacement partiel du texte de départ et de son auteur. Car, si tout parcours de lecture porte à l'existence les textes lus en construisant leur enchaînement, il relègue en même temps dans le domaine du virtuel les autres parcours possibles. Pire, il renvoie au néant la majeur partie de l'oeuvre. Avec ses 993 pages-écrans et ses 2804 liens, Victory Garden de Stuart Moulthrop décourage à l'avance toute tentative de lecture exhaustive. Car, si un bon roman traditionnel tient son lecteur jusqu'au bout, l'hypertexte, lui, est destiné à être quitté à tout moment. N'étant pas construit selon une perpective unique qui trouverait son aboutissement à la dernière page il est fait pour être visité comme on parcourt une exposition de peinture ou une ville étrangère. Son régime de lecture favori est la promenade. A chaque instant, il nous invite à le quitter. Dès les premières pages-écrans de l'hypertexte Afternoon, Michael Joyce nous en avertit : "Quand l'histoire cesse de progresser, quand elle tourne en rond ou quand ses cheminements vous fatiguent, c'est la fin de votre expérience de lecture" car, ajoute-t-il, "comme dans toute fiction, la closure est une qualité suspecte".

L'hypertexte propose ainsi au lecteur un nouveau rapport à l'oeuvre et à l'auteur. Ces derniers n'ont plus les moyens de s'imposer. Ils s'offrent, modestement, à notre désir éphémère de les suivre. La littérature ne se prend plus au sérieux, elle devient jeu.

 
LE RÉCIT DÉCONSTRUIT
La première victime de l'abandon de la narration traditionnelle, c'est l'intrigue elle-même. Après avoir lu un hypertexte de fiction, le lecteur a, certes, une idée de ce dont il est question mais il est incapable d'en raconter l'histoire. D'abord parce qu'il n'en a lu que des bribes. Ensuite, parce qu'il les a lus dans un ordre parfois illogique. Enfin, parce qu'il y a plusieurs histoires ou que, peut-être, il n'y en a pas. Dans la narration traditionnelle, les unités narratives ne suivent pas toujours le fil de l'histoire. Mais leur disposition voulue par l'auteur est censée concourir à la construction de l'intrigue. Le support papier donne à cette disposition un caractère immuable, donc essentiel. L'auteur peut ménager des effets de surprise, créer un suspens, faire changer les perpectives de son roman. Dans tous les cas, il est seul maître de son allure et de sa route. Dans l'hypertexte, le lecteur, est comme un vaisseau spatial lancé dans le cosmos. Il peut suivre la trajectoire que lui impose son inertie (c'est ce qu'il fait quand il suit les liens par défaut de l'hypertexte), mais il peut aussi être attiré par la force d'attraction des planètes qu'il côtoie et se laisser prendre dans leur orbite (il choisit alors de bifurquer en abandonnant l'intrigue qu'il suivait jusqu'à présent). Il risque alors d'errer de galaxie en galaxie. Car quitter le fil d'une histoire en cours de route, comme y invitent, dans l'hypertexte, les mots qui servent à déclencher les liens («the words that yield»), c'est perdre les repères construits par lecture et débarquer dans une nouvelle histoire sans savoir comment elle a commencé.
 
LE TEMPS ET L'ESPACE
Cet affaiblissement de l'histoire est le résultat d'un glissement opéré par l'hypertexte : le passage de la dimension temporelle du récit à sa dimension spatiale. Dans un article célèbre, Stuart Moulthrop, reprenant à Borges la métaphore du Jardin aux sentiers qui bifurquent, montre comment le lecteur d'hypertexte procède à l'inverse du lecteur ordinaire. Tandis que celui-ci "avance" dans sa lecture avec la certitude d'aller vers un dénouement qui éclairera rétroactivement les séquences lues, celui-là élabore sa propre intrigue au sein d'un espace géographique. C'est cet espace, avec ses repères cardinaux qui lui sert de guide et qu'il cherche à reconstruire pour lui donner sens. Certains dispositifs hypertextuels permettent au lecteur d'accéder à une vue cartographiée du texte, d'autres non. Dans Victory Garden, Stuart Moulthrop propose dès les premières pages un plan simplifié de son hypertexte, offrant ainsi au lecteur la possibilité d'entrer dans la fiction en choisissant tel ou tel lieu de son texte-jardin. Un des logiciels les plus utilisés par les écrivains américains s'intitule justement Storyspace («espace-fiction») et le titre du livre de Jay Bolter sur les hypertextes est The Writing Space («l'espace d'écriture»).

Jacques Roubaud, dans La Boucle, se référant aux anciens Ars memoriae, regrette que la tradition en ait disparu, qui consistait à disposer les objets de mémoire dans des lieux familiers (les salles d'un bâtiment, par exemple) pour mieux les retrouver par un parcours imaginaire. L'hypertexte, d'une certaine manière, renoue avec cette pratique interrompue au XVII° siècle. Le temps, en effet, y est comme arrêté, réduit à des atomes insécables et non mesurables attachés à des lieux. Et si parfois il se remet en marche d'un fragment à l'autre, comme dans un récit classique, ce n'est jamais pour longtemps. Toute bifurcation l'arrête et le fige.

 
VOIX NARRATIVES
Cette disparition du temps de la narration contribue à sa manière à la disparition du personnage. Privé de la dimension temporelle, celui-ci n'a plus d'histoire stable et identifiable. Il n'est plus qu'un protagoniste parmi d'autre, une voix narrative incertaine. De ce point de vue, l'hypertexte est l'héritier de la révolution qui a ébranlé le roman occidental au début de ce siècle. Dans Le bruit et la fureur, William Faulkner contribuait à la déconstruction de ses personnages en leur attribuant à dessein des prénoms ffb identiques. Dans Lust, un court hypertexte de Mary-Kim Arnold, les protagonistes sont désignés par les seuls pronoms masculins et féminins de la troisième personne. Cet affaiblissement de leur identité se trouve aggravé lorsque le lecteur s'aperçoit que les paroles de l'un se retrouvent plus loin, mot pour mot, dans la bouche de l'autre. Le scénario qu' il s'était jusqu'alors construit se renverse tout à coup et l'oblige à reconsidérer l'histoire. Comme dans certaines oeuvres du nouveau roman (La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet, par exemple), il peut même arriver que tel personnage que l'on avait laissé mort dans un passage précédent soit retrouvé vivant dans un fragment ultérieur. C'est le cas de la jeune Emily dans Victory Garden.

Par rapport aux romans modernes les plus déconstruits, l'hypertexte apporte encore une dimension supplémentaire. Faulkner brouillait l'identité de ses personnages pour mieux en faire saisir l'essence, celle d'une pure voix narrative. Avec l'hypertexte, c'est cette voix elle-même qui est brouillée. Il y a, par exemple, dans Afternoon, des fragments composés d'un simple monologue intérieur que rien ne permet d'attribuer à un personnage. Le dispositif hypertextuel, en plaçant ces fragments au carrefour de plusieurs parcours potentiels, en fait des sortes de girouettes qui, selon le sens du vent, vous mettent sur une piste différente. La voix que l'on croyait pouvoir identifier comme celle de tel personnage, se révèle, si on lit le même passage dans un ordre différent, être celle d'un autre.

Ainsi se reconfigurent sans cesse l'image et les contours des personnages de la fiction; ainsi se déconstruisent les voix narratives elles-mêmes, réalisant au niveau du lecteur ce que Bakhtine formulait à propos de l'auteur : "L'artiste prosateur évolue dans un monde rempli des mots d'autrui, au milieu desquels il cherche son chemin [...]. Tout mot de son propre contexte provient d'un autre contexte, déjà marqué par l'interprétation d'autrui. Sa pensée ne rencontre que des mots déjà occupés".

 
UN DISPOSITIF ÉXHIBÉ
Examinant, dans Le nouveau roman, le conflit à l'oeuvre dans toute fiction entre sa composante réf ffb érentielle et sa composante littérale, Jean Ricardou montre comment cette dernière a été privilégiée par les romanciers de la nouvelle école. Or, parmi toutes les figures que peut prendre la composante littérale, il en est une qui, à mon sens, caractérise mieux que toute autre l'hypertexte, c'est la mise en abyme. Il s'agit, pour le romancier, de produire à côté du récit principal un micro-récit qui, s'appuyant le plus souvent sur une image (dessin, gravure, photographie, carte à jouer, etc.), figure de manière emblématique le récit principal. Ricardou ajoute que, souvent, c'est cette image qui engendre le texte.

Je fais l'hypothèse que dans l'hypertexte, c'est le dispositif hypertextuel lui-même qui fournit la figure en laquelle se mire toute la fiction. Et cela à trois degrés :

1) Au niveau matériel d'abord, le support informatique, son dispositif de lecture, mettent le lecteur dans une situation qui surdétermine la fiction. Placé en face d'une oeuvre dont il ne peut avoir qu'une vision locale, le lecteur se représente le texte comme un parcours à effectuer dans les allées de ce qui lui apparaît à bien des égards comme un labyrinthe. Au début de son hypertexte, Stuart Moulthrop écrit: « Come in/ IN THE LABYRINTH : BEGINNING »

2) Au niveau du récit, ensuite, l'interactivité qu'offre l'hypertexte permet de tenir compte des parcours de lecture effectués pour autoriser ou, au contraire, pour interdire l'accès à certains fragments. Ainsi telle séquence déjà parcourue ne se présentera plus de la même manière lors d'un second passage. Dans Lust, on a une structure en spirale : le lecteur repassant sur les mêmes lieux voit se resserrer au fur et à mesure les possibilités de choix jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'il tourne en rond et cherche le moyen de s'échapper en cliquant sur les mots du texte.

3) Au niveau de l'histoire, enfin, les personnages eux-mêmes sont comme le lecteur : ils n'ont qu'une vue partielle de l'histoire, le monde leur apparaît énigmatique, indéchiffrable. Chacun d'eux est enfermé dans sa propre perception de l'univers de la fiction et dans sa propre logique.

Il y a donc bien une mise en abyme de l'histoire par le récit et du récit par le dispositif matériel. La figure de cette correspondance est l'image du labyrinthe qui fonctionne comme une métaphore éclairant la fiction et dessinant une vision du monde. "Peut-être, écrit Stuart Moulthrop dans Victory Garden, vivons nous hypermédiatisés et postmodernisés dans un univers qui ressemble de manière susp ffb ecte à un Jardin aux sentiers qui bifurquent."

 
CONCLUSION
Mise en question du récit et du personnage, fragmentation de la vision du monde, souci de privilégier la composante littérale de l'oeuvre : l'hypertexte de fiction, on le voit, ne fait que reprendre et pousser jusqu'à leurs limites les problématiques à l'oeuvre dans le roman, de James Joyce à Robbe-Grillet. Ce qui le caractérise, c'est son dispositif de lecture. Offrant un nouveau support à la fiction, il lui ouvre les portes du virtuel. L'auteur n'est plus certain de ce qu'il a écrit, le lecteur ne l'est plus de ce qu'il a lu. Des configurations se forment et se défont, des parcours bifurquent ou tournent court, des personnages secondaires viennent au premier plan tandis que d'autres disparaissent. Chaque lecture fait miroiter des figures et des formes qui naissent et meurent dans un renouvellement perpétuel. La fiction est devenue hyperfiction.

L'avenir de ce nouveau genre est incertain. Il appartient encore à la littérature expérimentale. Son public est restreint, ses auteurs sont, le plus souvent, des universitaires. En tant que genre " littéraire ", il est menacé par les potentialités mêmes de son support. L'informatique, en effet, permet de mettre en synergie le texte, le son et l'image. Certains hypertextes utilisent déjà, mais timidement, ces possibilités. Les perspectives sont pourtant immenses qui vont du roman photo interactif aux mises en scènes multimédia les plus sophistiquées. Il n'est pas assuré que l'hypertexte littéraire, genre à peine émergeant, ne s'y dissolve pas au profit d'une fiction hypermédia en gestation et qui pourrait bien figurer le nouveau paradigme de l'oeuvre totale dont nombre d'écrivains n'ont cessé de rêver.