Maurice Allais, prix Nobel Français de sciences économiques 1988, est interrogé sur la crise financière
octobre 2008,
Comment le Prix Nobel juge la situation de crise financière ?
La crise qui ne fait que commencer s'inscrit effectivement dans la continuité de celles qui l'ont précédée. Les symptômes sont toujours les mêmes, malgré les innovations financières qui modifient parfois l'apparence. Il faut tout d'abord analyser la création monétaire, toujours au cœur du déroulement des crises. Elle est d'autant plus déterminante que l'ensemble des politiques menées, qu'elles soient nationales ou internationales, ne pose aucun obstacle institutionnel à l'expansion du crédit et de la monnaie. Les agents économiques sont donc livrés à eux-mêmes sans un cadre rationnel vertueux, comme ont dit aujourd'hui pour empêcher les dérapages dus aux situations d'euphorie ou de déprime.
Comment nos systèmes financiers et monétaires sont-ils devenus si instables ?
L'économie mondiale toute entière repose aujourd'hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans le cadre d'un équilibre fragile. Jamais, dans le passé, une pareille accumulation de promesses de payer ne s'était constatée. Jamais il n'est devenu aussi difficile d'y faire face. En dehors de 1929, jamais sans doute une telle instabilité potentielle n'était apparue avec une telle menace d'un effondrement général. Toutes les difficultés rencontrées résultent de la méconnaissance d'un fait fondamental : aucun système décentralisé d'économie de marché ne peut fonctionner correctement sans un cadre institutionnel fort et si la création incontrôlée de nouveaux moyens de paiement permet d'échapper, au moins pour un temps, aux ajustements nécessaires. Il en est ainsi toutes les fois que l'on peut s'acquitter de ses dépenses ou de ses dettes avec de simples promesses de payer, sans aucune contrepartie réelle.
Pourquoi les banques sont-elles montrées du doigt ?
Que l'on se positionne d'un point de vue national ou international, on constate que les banques ont eu le champ libre, pour créer autant de monnaies et de crédits que pouvaient en absorber les ménages, les spéculateurs et les entreprises. On a donc pu voir les Banques centrales négliger la monnaie et le crédit pour ne se soucier que des taux d'intérêt, offrant au marché toute la liquidité demandée. De leur côté, les autorités de tutelle du système bancaire se sont contentées d'édicter des normes dites "bâloises" que les banques n'avaient aucun mal à respecter, voire à contourner, sans que cela ne gêne en rien la progression de leurs activités et leur prise de risque globale.
Pourquoi le big bang a-t-il éclaté aux États-Unis ?
Alors que leurs comptes extérieurs n'ont cessé de se dégrader pour atteindre des niveaux de déficit jamais vus dans le passé (6% du PNB), ils n'ont senti aucune contrainte pour freiner l'expansion de leurs dépenses qu'ils faisaient payer au reste du monde. Quant aux pays excédentaires, leur seul souci étant de conserver leurs avantages de change, ils ont accepté une augmentation vertigineuse de leurs réserves de change et, par-là même, une explosion de leurs agrégats monétaires pour protéger leur croissance et accroître leur part de marché dans le commerce mondial, en prenant le risque délibéré de ne plus pouvoir contrôler leur inflation interne. Ainsi, le système bancaire et monétaire international a pu fonctionner pendant les dernières années comme une gigantesque "pompe à liquidités" qu'aucun mécanisme régulateur ne pouvait tempérer tant qu'elle n'atteignait pas le point de rupture, c'est-à-dire le moment où la pression sur les prix des actifs et des biens réels ferait culbuter le système.
Et les Chinois... les sphères économiques et politiques ont-elles raison de les pointer ainsi du doigt ?
On ne peut que reprocher aux autorités monétaires de s'être laissées bercer d'illusions. Le climat de désinflation des années 1990, dû principalement à l'impact initial de l'arrivée de la Chine sur le marché international des produits manufacturés, a eu un effet hypnotique sur les autorités monétaires. Elles ont cru que l'inflation était seulement une question d'anticipation, pouvait être manipulée par une "communication" adéquate sur leurs intentions affichées, c'est-à-dire leur objectif d'inflation. Mais les autorités monétaires ont sous-estimé un élément clé : le caractère sournois de l'inflation associé au mode d'action d'une expansion monétaire excessive sur l'économie. Les tensions inflationnistes s'accumulent progressivement pour éclater en fin de cycle avec des hausses de prix de plus en plus incontrôlables.
Comment la doctrine du libre-échange mondialiste a-t-elle pu conduire à une sorte d'intégrisme financier ?
Fondée sur une interprétation erronée de la théorie des coûts comparatifs de Ricardo, cette doctrine qui règne depuis plus de deux décennies implique la disparition de tout obstacle aux libres mouvements de marchandises, de services et de capitaux. Cette disparition est d'ailleurs la condition à la fois nécessaire et suffisante d'une allocation de ressources à l'échelle mondiale, permettant à tous les pays et groupes sociaux de voir leur situation s'améliorer. Seul le marché pourrait conduire à un équilibre stable, d'autant plus efficace qu'il fonctionne à l'échelle mondiale. Il fallait donc s'y soumettre, coûte que coûte selon les partisans de ce nouvel intégrisme ! Les difficultés ne pouvaient être que temporaires. Seulement, il y a du temporaire qui dure et qui n'aboutit pas à l'happy end escompté. Les pays en voie de développement se voyaient marteler l'exemple du progrès extrêmement rapide des pays émergents du sud-est asiatique. Là se trouvait, répétait-on constamment, un pôle de croissance majeur pour tous les pays occidentaux pour qui la suppression de toutes les barrières tarifaires et autres constitue, rappelons-le, la condition de la croissance. L'Occident n'avait qu'à suivre l'exemple des Tigres asiatiques pour retrouver croissance et plein emploi ! Nous étions à l'aube d'un nouvel âge d'or selon le credo indiscuté de toutes les grandes organisations internationales. Un premier avertissement a été donné lors de la crise profonde de 1998 atteignant les Bourses et établissements bancaires américains et européens. Chômage massif et difficultés sociales majeures ont remis le credo en cause. La doctrine régnante avait méconnu une donnée essentielle : la nécessité de créer un cadre pour que s'exerce pleinement la liberté, par la constitution d'ensembles régionaux regroupant des pays économiquement et politiquement associés, avec de surcroît un développement économique et sociable comparable. Ce qui devait arriver est arrivé, le nouvel ordre mondial s'est effondré.
Pourquoi et comment la réforme du crédit s'impose-t-elle ?
Le système de crédit actuel est totalement irrationnel et cela pour les raisons suivantes : la création comme la destruction irresponsable de monnaie et de pouvoir d'achat par les décisions des banques et des particuliers, le financement à long terme par des fonds empruntés à court terme, la confusion de l'épargne et de la monnaie, la très grande sensibilité du mécanisme de crédit à la situation conjoncturelle, l'instabilité foncière qu'il engendre, l'altération des conditions d'une efficacité maximale de l'économie, l'altération de la distribution des revenus, l'impossibilité de tout contrôle efficace du système de crédit par l'opinion publique et le Parlement en raison de son extraordinaire complexité. Une réforme pourrait pourtant mettre fin aux fluctuations conjoncturelles, tout au moins en diminuer l'ampleur. La réforme doit s'appuyer sur deux principes fondamentaux. La création monétaire doit impérativement relever de l'État et de lui seul. Tout autre création de monnaie de base que celle émanant de la Banque centrale doit être rendue impossible afin que disparaissent les "faux droits" résultant actuellement de la création de monnaie bancaire. Quant aux financements d'investissements à un terme donné, ils doivent être assurés par des emprunts à des termes plus longs, ou tout au moins de même terme.
Comment obliger les banques à respecter ces conditions ?
Cette double condition si évidente qu'elle puisse paraître implique une modification profonde des structures bancaires et financières. Il faut absolument envisager et mettre en place une dissociation totale des activités bancaires telles qu'elles existent aujourd'hui. Trois catégories d'établissements distincts et indépendants doivent se répartir ces activités : des banques de dépôt assurant seulement, et à l'exclusion de toute opération de prêt, les encaissements, les paiements et la garde des dépôts des clients ne pouvant comporter aucun découvert ; des banques de prêts empruntant à des termes donnés, prêtant des fonds empruntés à des termes plus courts, le montant global des prêts ne pouvant excéder le montant global des fonds empruntés enfin des banques d'affaires empruntant directement au public ou aux banques de prêt, et investissant dans les entreprises les fonds empruntés. Les banques de prêts et les banques d'affaires serviraient d'intermédiaires entre les épargnants et emprunteurs. Elles seraient soumises à une obligation impérative : emprunter à long terme pour prêter ou investir à plus court terme, à l'inverse de ce qui se passe aujourd'hui.
Quels conseils adressez-vous à Nicolas Sarkozy qui veut remettre à plat tout le système financier ?
C'est aujourd'hui une évidence, la structure monétaire internationale est marquée par des perversions majeures : l'instabilité des taux de change flottants, les déséquilibres des balances de paiements courants, des dévaluations compétitives, le développement d'une spéculation effrénée sur les marchés des changes, l'utilisation mondiale, comme unité de valeur, du dollar dont la valeur réelle sur le plan international est extraordinairement instable et imprévisible, la contradiction fondamentale entre une libéralisation totale des mouvements de capitaux à court terme et l'autonomie des politiques monétaires nationales. Un nouveau Bretton Woods est absolument nécessaire. Cette réforme implique notamment l'abandon total du système des changes flottants et son remplacement par un système de taux de change fixes, mais éventuellement révisables ; des taux de change assurant un équilibre effectif des balances des paiements ; l'interdiction de toute dévaluation compétitive ; évidemment l'abandon total du dollar comme monnaie de compte, d'échange et de réserve sur le plan international ; la fusion en un même organisme de l'Organisation mondiale du commerce et du fonds monétaire international ; la création d'organisations régionales ; l'interdiction pour les grandes banques de spéculer pour leur propre compte sur les changes, les actions, les obligations et les produits dérivés et finalement l'établissement progressif d'une unité de compte commune sur le plan international par un système approprié d'indexation.
Êtes-vous confiant pour l'avenir ? Pourrons-nous sortir de cette crise ?
On ne peut décider valablement pour le futur que si l'on consent à dégager du passé les enseignements qu'il comporte. Même s'il est certain que les intérêts très puissants des groupes de pression monétaires et financiers n'y sont pas favorables, les institutions qui génèrent en elles-mêmes les germes de leur propre destruction doivent être réformées. Il n'est plus temps de remettre à plus tard. Je propose quatre réformes, indépendantes les unes des autres, mais bénéfiques les unes aux autres : réforme du système monétaire et financier, réforme de l'indexation, réforme des marchés boursiers et réforme du système international. Il ne s'agit pas de réparer les dégâts des réformes qui se sont succédé mais de réformes fondamentales touchant à la vie de tous les jours de millions de citoyens. Alors que les libéraux ne s'occupent que de favoriser l'efficacité de l'économie et que les socialistes s'attachent à l'équité de la distribution des revenus, je marche à contre-courant et ne me laisse pas aveugler par de pseudovérités ni par des préjugés erronés ou par les idées dominantes enracinées dans la psychologie des hommes à force de répétition. Je sais bien que les gens de droite me considèrent comme un transfuge et que les gens de gauche voient en moi un réactionnaire. Le souci avec les socialistes d'aujourd'hui c'est qu'ils n'ont pas de doctrine et ont oublié ce qu'est la misère. Il faut réussir l'équilibre entre la méthode libérale et les valeurs socialistes. C'est au libéralisme de venir en aide aux pauvres et aux faibles. Il faut donc imposer un cadre institutionnel au libre-échange afin d'enrayer chômage et désordre financier.
Propos recueillis par Virginie Legourd pour le magazine Entreprendre, octobre 2008
Son ouvrage "La crise mondiale d'aujourd'hui", publié en 1998, sera réédité prochainement
Ressources internet sur Maurice Allais :
- Site officiel de Maurice Allais [http://allais.maurice.free.fr/]
- Présentation de Maurice Allais : Wikipedia - Le PlanC
- Maurice Allais : Les effets destructeurs de la Mondialisation, 2005
- La crise mondiale d’aujourd’hui, Maurice Allais, 1998