Ferdinand
Detienne (mai 1993)
Interview de Marc Ferdinand Detienne, né
en 1950 en Belgique.
Réalisée par Frédéric
Couchet en mai 1993 pour le n°5 du journal "Clair de lune", parution
le 10 mai 1993.
Q: Comment avez-vous découvert l'informatique ?
Un peu par hasard, à Jussieu pendant mes études de mathématiques,
que j'ai d'ailleurs arrêtées, à cause de l'informatique,
en licence. Auparavant j'avais abordé le sujet, mais plutôt
côté électronique. Ça a fait tilt à ce
moment là, il y a environ 14 ou 15 ans. Et, à l'époque,
il n'y avait pas de professeurs d'informatique, tous les gens qui étaient
là venaient d'horizons divers et s'étaient improvisés
informaticiens. Et puis ça a continué avec notre génération.
Q: Quelles ont été vos expériences professionnelles
?
J'ai travaillé seul, puis avec Caroline Gerrebout, en consultant
indépendant. Ensuite j'ai fait les constructeurs en support, en
aide sous Unix, je me suis très vite spécialisé sous
Unix. Et, à l'époque, il n'y avait personne. J'ai d'abord
informatisé une première boite en France sous Unix. Puis
je suis devenu support, spécialiste Unix, pour différents
constructeurs.
Q: Quel travail ou recherche vous a le plus marqué ?
Je suis passé dans une boite américaine, j'y ai appris
à travailler. Ça a été extraordinaire. La productivité
était chiffrée chaque mois et, en cas d'échec, on
était liquidé. On y apprend vraiment l'efficacité
avec les techniques mises à votre disposition. Avant, j'étais
un petit travailleur européen et, quand j'en suis sorti, j'étais
un travailleur efficace.
Q: Quels sont vos centres d'intérêt en dehors de l'informatique
?
L'informatique me prend beaucoup de temps, mais j'ai bien sûr
d'autres centres d'intérêt. Mais aucun principalement. Je
suis très intéressé par la philosophie, je travaille
beaucoup dessus. Je suis un épistémologue. Et, par ailleurs,
je continue les mathématiques quand j'ai le temps.
Q: Décrivez en quelques mots votre jeunesse, et qu'en retenez-vous
?
Mes études m'ont marqué. J'ai d'abord fait latin-grec,
et j'en suis très satisfait. Ensuite, j'ai fait sept ans de droit
parce que mes parents me l'avaient imposé, alors que ça ne
me tentait pas du tout. Je suis docteur en droit public international.
Après le droit, j'ai entamé des études de mathématiques
à Jussieu. C'est ce que je voulais faire. Voilà, ma jeunesse
a surtout été une vie d'étudiant.
Q: Comment passez-vous le reste de votre temps ?
Je lis, je suis en train d'apprendre le piano. Je me suis acheté
un piano électronique pour pouvoir travailler la nuit. J'ai aussi
découvert la photographie que je ne connaissais pas du tout. Patrick
Sinz m'a un peu initié à ça. J'aime bien découvrir
de nouveaux domaines.
Q: Quels conseils donneriez-vous aux nouveaux étudiants en informatique
?
A mon avis, il est important de se dire, et ça va aller très
vite, qu'être informaticien tout seul ça ne sert à
rien. En fait, je ne vois que deux créneaux possibles. Ou bien,
tout de suite, l'étudiant se spécialise sur un domaine et
devient un spécialiste dans sa branche. Ce que j'ai été
jusqu'à aujourd'hui. J'ai été l'un des premiers à
me mettre sur Unix. On n'était pas nombreux. Puis on a été
cinq, dix ça tenait encore. Maintenant on est peut-être mille,
ça ne sert plus à rien de devenir spécialiste Unix.
Aussi, il faut savoir évoluer. On ne tient pas un créneau
pendant plus de 5 ou 6 ans. Donc, quand on a un créneau il faut
savoir préparer le suivant. Ainsi, par exemple, j'ai travaillé
le réseau pendant que j'étais sur le kernel. Je suis devenu
un bon spécialiste réseau. Maintenant, je prépare
ma reconversion dans les interfaces graphiques utilisateurs. Un informaticien
doit se recycler tous les 3-4 ans. Un informaticien qui dit "j'ai fini
d'apprendre" est foutu. La deuxième possibilité, c'est d'ajouter
systématiquement une deuxième corde à son arc. L'informatique
n'est pas une science. Il faut la mettre au même niveau que l'écriture.
Tout le monde écrit. Ce que l'on demande à quelqu'un c'est
de maîtriser une autre branche, de l'étudier et de l'informatiser.
Si tu veux faire de la médecine, il faut un médecin pour
faire les programmes, sinon les produits que les informaticiens font seront
mauvais. Donc, il faut apprendre un deuxième métier, l'informatique
n'en n'est pas un.
Q: Qu'est-ce le projet Vinci ?
C'est un laboratoire et surtout un système d'exploitation, qu'on
a commencé à développer, et qui essaie de représenter
tout notre savoir-faire en système, en langage et en machine, afin
d'éviter les pièges et les aspects imparfaits d'Unix. On
a essayé de penser rationnellement, dans un langage objet qu'on
a choisi (C++), à quelque chose qui réponde à des
problèmes à très long terme. On a réfléchi
sur pas mal de solutions et nous sommes arrivés à des conclusions
algorithmiques qu'on est en train de mettre dans un noyau que nous considérons
être le meilleur au monde.
Q: Pour qui avez-vous une réelle admiration ?
Thompson reste l'être le plus extraordinaire qui soit. Knuth
est un type dont il faut absolument apprendre la façon de travailler.
C'est affolant de professionnalisme. Mais le plus mythique est Ossanna
qui a projeté Unix dans sa vision. C'est un visionnaire alors que
Thompson est un excellent et extraordinaire technicien. Ce sont deux choses
d'avoir les idées et de les mettre de façon géniale
dans le code. En France, le plus extraordinaire est Bertrand Meyer, qui
est parti travailler aux USA.
Q: Si on vous dit Microsoft, IBM ... ?
Je ne sais pas ce que c'est. Il y a l'informatique et autre chose.
Il y a un monde de fric où les solutions sont plutôt marketing.
C'est tout à fait à l'opposé de ce qui se fait à
l'université. L'informatique y est certainement moins amusante,
mais beaucoup plus sérieuse et, à long terme, toujours gagnante.
Je vous garantis que dans 10 ans il n'y aura plus un produit qui ne soit
pas universitaire tellement ils deviennent compliqués.
Q: Si vous ne faisiez plus d'informatique ?
J'ai fait beaucoup de boulots dans ma vie. J'ai été plombier
à Marseille (BTS de plomberie après mon droit), j'ai fait
de l'élevage de chiens, j'ai été bûcheron pendant
2 ans (c'était pas mal), j'ai failli garder les moutons dans l'Atlas.
Tous m'ont fait chier au bout de 2 ans. Et, en informatique, assez curieusement,
je suis là depuis 14 ans. C'est qu'il doit y avoir quelque chose
de spécial. Sur ma machine, j'ai une variété d'activités
comme dans la vie courante. Je change de monde à l'intérieur
de ma façon de travailler. Je vis en info depuis 14 ans, 11 à
15 heures par jour et je ne m'emmerde pas.
Q: Qu'attendez-vous de vos étudiants en maîtrise ?
J'attends ce qu'on m'a appris mais qu'on n'apprend pas ici. C'est faire
un travail universitaire, scientifique. Un travail scientifique doit reposer
sur l'ensemble des travaux ayant déjà été faits
et ne doit pas reproduire des choses qui existent déjà. Ce
doit être une pierre qu'on met au dessus de ce qui existe. Il faut
donc commencer par recenser les solutions déjà essayées.
Une fois ce travail fait, l'étudiant commence à dire "je
vais faire çà là-dedans" et il apporte sa pierre.
Le travail universitaire repose sur des générations. L'étudiant
doit essayer de créer. C'est important que le mémoire de
maîtrise invente quelque chose, et que ce soit produit par l'étudiant
lui-même.
Q: Que pensez-vous du DEUG d'informatique ?
Pour moi c'est quelque chose de très large. A mon avis, il manque
une année en DEUG d'informatique. Le DEUG devrait faire moins d'informatique.
On devrait plus encore se cultiver en général, sur d'autres
sciences. Je pencherais pour un extension vers un DEUG général.
Car c'est la dernière fois où l'on peut apprendre des choses
qui sont en dehors de sa branche. Et ensuite seulement cibler.
Q: Comment jugez-vous les conditions de travail offertes aux étudiants
?
Elles sont géniales. C'est un phénomène fascinant.
Je ne sais pas pourquoi elles sont géniales, personne ne le sait.
Les étudiants qui sont produits sont d'une médiocrité
crasse dans certains domaines et sont géniaux par ailleurs. Les
étudiants de Jussieu qui viennent ici ne tiennent pas quatre mois,
ils craquent. Cela tient à un ensemble de circonstances. Et peut-être
que les pépins, les conditions de travail (machines plantées
... ) sont aussi des conditions qui font de bons étudiants. Les
personnes qui sortent d'ici deviennent toujours des gens indispensables
dans leur boulot. Un étudiant qui sort de Jussieu, il faut tout
lui expliquer. Un type de Paris 8 a ce qu'on appelle le "knack".
Q: Couplage Maths-Info dans le DEUG ?
Le couplage semble intéressant. C'est pas mal d'avoir une pensée
qui apprenne à maîtriser les problèmes et à
les décomposer. En informatique c'est important. C'est quelque chose
que l'informatique n'apporte pas en elle-même. La linguistique me
semble fondamentale. Je pense que dans l'informatique fondamentale, les
prochaines années seront linguistiques. L'informatique a commencé
par le calcul, or, l'ordinateur est un très mauvais calculateur.
Aujourd'hui, on commence à parler du traitement de l'information.
Et cela implique une sémantique et des outils linguistiques.
Q: Le travail de Stallman ?
Heureusement qu'il est là. Le free access est important. Stallman
a créé un mouvement qui est maintenant inéluctable.
Les logiciels seront nécessairement tous en free access dans quelques
années. Il n'y a pas que Stallman, le MIT a été un
foyer puissant pour ça avec X11. Il n'y aura plus de logiciels payants
en l'an 2000. Stallman a aussi produit des logiciels qui sont les meilleurs
du monde. Donc il y a en plus l'attraction de la qualité. Comme
ils sont en free access, tout le monde travaille dessus, les améliore,
et donc ils ne peuvent que devenir les meilleurs de monde. A terme, le
produit est public. L'idée de Stallman c'est que le produit ne coûte
rien mais que le service se paye. Stallman est, en même temps, le
consultant le mieux payé du monde. Il se fait payer 90 $ pour 5
minutes de travail. Et il fait le boulot d'une équipe sans doute
de 10 personnes pendant 3 mois. Le service ça se paye. Parce que
tu peux toujours dire à quelqu'un, voici les source de gcc, vous
investissez en temps, en personnes, vous avez le compilateur. Vous ne voulez
pas, vous êtes paresseux, je veux bien, mais votre paresse vous me
la payez. Stallman vend sa force de travail. Cette philosophie est inattaquable.
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