Gilles Deleuze (1925-1995)
Le théoricien des sociétés de contrôle
Dans ses derniers textes, le philosophe Gilles Deleuze évoque l’« installation
progressive et dispersée d’un régime de domination » des individus et
des populations, qu’il nomme « société de contrôle ». Deleuze
emprunte le terme de « contrôle » à l’écrivain William Burroughs mais
s’appuie pour formuler son idée sur les travaux de Michel Foucault consacrés
aux « sociétés disciplinaires ». Dans ces dernières, que
Foucault situe aux XVIIIe et XIXe siècles et dont il fixe l’apogée au début du
XXe, l’individu ne cesse de passer d’un « milieu d’enfermement »
à l’autre : la famille, l’école, l’armée, l’usine, l’hôpital, la prison...
Toutes ces institutions, dont la prison et l’usine sont les modèles
privilégiés, sont autant de dispositifs propices à la surveillance, au
quadrillage, à la maîtrise des individus constitués en « corps »
(démographique, politique, salarial, etc.) dociles, insérés dans des « moules ».
Le développement des sociétés disciplinaires correspond à l’essor du
capitalisme industriel, que Deleuze définit comme un capitalisme « à
concentration, pour la production, et de propriété », qui « érige
donc l’usine en milieu d’enfermement ».
Or, selon Deleuze, nous assistons à une crise généralisée de ces
milieux d’enfermement, concomitante de la transformation du capitalisme
industriel en capitalisme « dispersif », de surproduction, « c’est-à-dire
pour la vente ou pour le marché », où « l’usine cède la place
à l’entreprise ». Ce nouveau type d’organisation, qui s’appuie sur
l’évolution technique et le développement des technologies de l’information et
de la communication, semble garantir une plus grande marge de manœuvre aux
individus, des espaces-temps plus ouverts et flexibles, davantage de mobilité,
mais en apparence seulement. Car, contrairement aux dispositifs disciplinaires,
qui procèdent par la coercition et la concentration des corps, le mouvement et
la liberté de circulation sont les conditions nécessaires à l’exercice d’un
pouvoir qui opère désormais par « contrôle continu » de tous
les aspects de l’existence et par « communication instantanée ».
L’entreprise, fondée sur une idéologie et un mode de fonctionnement
spécifiques – la « rivalité inexpiable comme saine émulation » –,
y joue un rôle central, et le marketing, qui permet d’influencer les
consommateurs, de fabriquer des comportements et de formater les esprits au
moyen de techniques toujours plus affinées, est « maintenant
l’instrument du contrôle social ». Ces sociétés, celles des
ordinateurs, des dispositifs informatiques de télésurveillance et de la
cybernétique, n’ont pas encore aboli les précédentes, souligne Deleuze. Mais
elles émergent à la faveur de la décomposition des institutions disciplinaires
en procédés plus souples et plus insidieux d’assujettissement. Et face « aux
formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les
plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et
bienveillant ».
Olivier Pironet. Manière de voir – « La fabrique du conformisme » - numéro 96, décembre 2007-janvier 2008
POST-SCRITUM SUR
LES SOCIETES DE CONTROLES
Gilles Deleuze
1. Historique
Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIème et XIXème siècles;
elles atteignent leur apogée au début du XXème. Elles procèdent à
l'organisation des grands milieux d'enfermement. L'individu ne cesse de passer
d'un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois: d'abord la famille, puis
l'école (« tu n'es plus dans ta famille»), puis la caserne (« tu n'es plus à
l'école»), puis l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison
qui est le milieu d'enfermement par excellence. C'est la prison qui sert de
modèle analogique: l'héroïne d'Europe 51 peut s'écrier quand elle voit des
ouvriers « j'ai cru voir des condamnés... ».
Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement,
particulièrement visible dans l'usine: concentrer; répartir dans l'espace;
ordonner dans le temps; composer dans l'espace-temps une force productive dont
l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que
Foucault savait aussi, c'était la brièveté de ce modèle: il succédait à des
sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres
(prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que
gérer la vie); la transition s'était faite progressivement, et Napoléon
semblait opérer la grande conversion d'une société à l'autre. Mais les
disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces
qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d'enfermement,
prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un « intérieur », en
crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. Les ministres
compétents n'ont cessé d'annoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer
l'école, réformer l'industrie, l'hôpital, l'armée, la prison; mais chacun sait
que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance. Il s'agit
seulement de gérer leur agonie et d'occuper les gens, jusqu'à l'installation de
nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui
sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. « Contrôle », c'est le
nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault
reconnaît comme notre proche avenir. Paul Virilio aussi ne cesse d'analyser les
formes ultra-rapides de contrôle à l'air libre, qui remplacent les vieilles
disciplines opérant dans la durée d'un système clos. Il n'y a pas lieu
d'invoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations
nucléaires, des manipulations génétiques, bien qu'elles soient destinées à
intervenir dans le nouveau processus. Il n'y a pas lieu de demander quel est le
régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c'est en chacun d'eux que
s'affrontent les libérations et les asservissements. Par exemple dans la crise
de l'hôpital comme milieu d'enfermement, la sectorisation, , les hôpitaux de
jour, les soins à domicile ont pu marquer d'abord de nouvelles libertés, mais
participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs
enfermements. Il n'y a pas lieu de craindre ou d'espérer, mais de chercher de
nouvelles armes.
II. Logique
Les différents internats ou milieux d'enfermement par lesquels l'individu passe
sont des variables indépendantes: on est censé chaque fois recommencer à zéro,
et le langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique. Tandis
que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un
système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas
dire nécessairement binaire).
Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles
sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait
continûment, d'un instant à l'autre, ou comme un tamis dont les mailles
changeraient d'un point à un autre. On le voit bien dans la question des
salaires : l'usine était un corps qui portait ses forces intérieures à un point
d'équilibre, le plus haut possible pour la production, le plus bas possible
pour les salaires ; mais, dans une société de contrôle, l'entreprise a remplacé
l'usine, et l'entreprise est une âme, un gaz. Sans doute l'usine connaissait
déjà le système des primes, mais l'entreprise s'efforce plus profondément
d'imposer une modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle
métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement
comiques. Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c'est parce
qu'ils expriment adéquatement la situation d'entreprise. L'usine constituait
les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait
chaque élément dans la masse, et des syndicats~qui mobilisaient une masse de
résistance; mais l'entreprise ne cesse d'introduire une rivalité inexpiable
comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux
et traverse chacun, le divisant en lui-même. Le principe modulateur du «
salaire au mérité » n'est pas sans tenter l'Education nationale elle-même: en
effet, de même que l'entreprise remplace l'usine,la formation permanente tend à
remplacer l'école, et le contrôle continu remplacer l'examen. Ce qui est le
plus sûr moyen de livrer l'école à l'entreprise.
Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait pas de recommencer (de l'école à
la caserne, de la caserne à l'usine), tandis que dans les sociétés de contrôle
on n'en finit jamais avec rien, l'entreprise, la formation, le service étant
les états métastables et coexistants d'une même modulation, comme d'un
déformateur universel. Kafka qui s'installait déjà à la charnière de deux types
de société a décrit dans Le procès les formes juridiques les plus redoutables:
l'acquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements),
l'atermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont
deux modes de vie juridiques très différents, et si notre droit est hésitant,
lui-même en crise, c'est parce que nous quittons l'un pour entrer dans l'autre.
Les sociétés disciplinaires ont deux pôles: la signature qui indique
l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une
masse. C'est que les discipline n'ont jamais vu d'incompatibilité entre les
deux, et c'est en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant,
c'est-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il s'exerce et moule
l'individualité de chaque membre du corps (Foucault voyait l'origine de ce
double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des
bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire« pasteur» laïc à son tour avec
d'autres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel
n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre: le chiffre est un mot
de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots
d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le
langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à
l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-
individu. Les individus sont devenus des «dividuels », et les masses,des
échantillons, des données, des marchés ou des «banques ». C'est peut-être
l'argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la
discipline s'est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de
l'or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges
flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de
différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est l'animal des
milieux d'enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle.
Nous' sommes passés d'un animal à l'autre, de la taupe au serpent, dans le
régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports
avec autrui. L'homme des disciplines était un producteur discontinu d'énergie,
mais l'homme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau
continu. Partout le surf a déjà remplacé les vieux sports.
Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non
pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu'elles expriment les formes
sociales capables de leur donner naissance et de s'en servir. Les vieilles
sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies,
horloges; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des
machines énergétiques, avec
le danger passif de l'entropie, et le danger actif du sabotage; les sociétés de
contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et
ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l'actif, le piratage et
l'introduction de virus. Ce n'est pas une évolution technologique sans être
plus profondément une mutation du capitalisme. C'est une mutation déjà bien
connue qui peut se résumer ainsi: le capitalisme du XIX"siècle est à
concentration, pour la production, et de propriété. Il érige donc l'usine en
milieu d'enfermement, le capitaliste étant propriétaire des moyens de
production, mais aussi éventuellement propriétaire d'autres milieux conçus par
analogie (la maison familiale de l'ouvrier, l'école). Quant au marché, il est
conquis tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation, tantôt par
abaissement des coûts de production. Mais, dans la situation actuelle, le
capitalisme n'est plus pour la production, qu'il relègue souvent dans la
périphérie du tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de la
métallurgie ou du pétrole. C'est un capitalisme de surproduction. Il n'achète
plus des matières premières et ne vend plus des produits tout faits: il achète
les produits tout faits, ou monte des pièces détachées. Ce qu'il veut vendre,
c'est des services, et ce qu'il veut acheter, ce sont des actions. Ce n'est
plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, c'est-à-dire pour
la vente ou pour le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et l'usine
a cédé la place à l'entreprise. La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont
plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire,
Etat ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et
transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires. Même
l'art a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la
banque. Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par
formation de discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement
des coûts, par transformation de produit plus que par spécialisation de
production. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente
est devenu le centre ou 1'«âme» de l'entreprise. On nous apprend que les
entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du
monde. Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la
race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation
rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de
longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais
l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante
l'extrême misère des trois quarts de l'humanité, trop pauvres pour la dette,
trop nombreux pour l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à affronter
les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de
ghettos.
III.Programme
Il n' y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle
qui donne à chaque instant la position d'un élément en milieu ouvert, animal
dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique). Félix
Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue,
son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever
telle ou telle barrière; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel
jour, ou entre telles heures; ce qui compte n'est pas la barrière, mais
l'ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une
modulation universelle.
L'étude socio-technique des mécanismes de contrôle, saisis à leur aurore,
devrait être catégorielle et décrire ce qui est déjà en train de s'installer à
la place des milieux d'enfermement disciplinaires, dont tout le monde annonce
la crise. Il se peut que de vieux moyens, empruntés aux anciennes sociétés de
souveraineté, reviennent sur scène, mais avec les adaptations nécessaires. Ce
qui compte, c'est que nous sommes au début de quelque chose. Dans le régime des
prisons: la recherche de peines de « substitution» au moins pour la petite
délinquance, et l'utilisation de colliers électroniques qui imposent au
condamné de rester chez lui à telles heures. Dans le régime des écoles: les
formes de contrôle continu, et l'action de la formation permanente sur l'école,
l'abandon correspondant de toute recherche à l'Université, l'introduction de
1'« entreprise» à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux:
la nouvelle médecine « sans médecin ni malade» qui dégage des malades
potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d'un progrès vers
l'individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou
numérique le chiffre d'une matière « dividuelle » à contrôler. Dans le régime
d'entreprise: les nouveaux traitements de l'argent, des produits et des hommes
qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples assez
minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu'on entend par crise
des institutions, c'est- à-dire l'installation progressive et dispersée d'un
nouveau régime de domination. Une des questions les plus importantes
concernerait l'inaptitude des syndicats: liés dans toute leur histoire à la
lutte contre les disciplines ou dans les milieux d'enfermement, pourront-ils
s'adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre
les sociétés de contrôle? Peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à
venir, capables de s'attaquer aux joies du marketing ?
Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d'être « motivés », ils
redemandent des stages et de la formation permanente; c'est à eux de découvrir
ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la
finalité des disciplines. Les anneaux d'un serpent sont encore plus compliqués
que les trous d'une taupinière.
in L'autre journal, n° l, mai 1990