MANIFESTE POUR UN BOYCOTT DES MANUELS DE MANAGEMENT

 

Résumé : Michela Marzano dénonçe comme charlatans ceux qui nous promettent la recette magique du bonheur.

Titre du livre : Extension du domaine de la manipulation : De l’entreprise à la vie privée
Auteur : Michela Marzano
Éditeur : Grasset
Date de publication :
08/10/08

 

[Nathalie Georges - NonFiction.fr -11/11/08]

Dans son essai, Extension du domaine de la manipulation, Michela Marzano défend la thèse de l’avènement d’une nouvelle société, en construction depuis les années 1970/80 et caractérisée par le règne de l’ "hyperindividualisme". Trois valeurs centrales seraient désormais portées aux nues et érigées en modèle à suivre pour chaque individu : authenticité, volontarisme et autonomie. Un discours certes séduisant mais en réalité trompeur, que l’auteure dénonce comme étant bien davantage au service des dividendes des actionnaires que du bien-être des travailleurs. Elle s’attache ainsi à démonter le discours managérial qui porte cette évolution, en soulignant que toute l’argumentation se résume à sa forme rhétorique, alors que le contenu est vidé de toute substance. Or ce bouleversement représente pour elle un danger, puisqu’il marque le triomphe d’une approche "économiciste" du monde, qu’un slogan digne des manuels de management pourrait résumer : "Adam Smith en a rêvé, les DRH l’ont fait !"

Le cœur du discours managérial s’appuie sur l’idéologie de l’accomplissement du moi par le travail, qui serait le nouveau pourvoyeur de "sens". Il s’attache ainsi à perpétrer le mythe de l’individu entrepreneur de sa vie – à cœur vaillant rien d’impossible – qui détient désormais la clé du bonheur à portée de main puisqu’il est doté de liberté et d’autonomie, il ne tient donc qu’à lui de forcer la main au destin. Mais l’envers du décor est plus sombre : en cas d’échec, l’individu est désigné comme seul responsable, la liberté a toujours un prix. Cette nouvelle liberté de mener sa vie risque alors d’être récupérée par ceux qui savent la manipuler à leur avantage, ce que justement s’évertuent à faire les promoteurs des nouvelles techniques de management. En effet, comment expliquer ce paradoxe apparent qui veut qu’en surface les entreprises se targuent de libérer leurs salariés des contraintes hiérarchiques pour leur permettre de "se réaliser", en garantissant leur engagement sociétal par le biais de chartes éthiques très médiatisées, mais qu’en profondeur de plus en plus de salariés vivent dans un malaise permanent vis-à-vis de leur emploi, dans un état de stress et de dépendance qui les enchaîne au lieu de les libérer ? Le coup de maître des nouveaux gourous du management est de réussir à ce que les salariés intériorisent leur domination, voire la légitiment eux-mêmes. Face à un échec, ils s’auto-désigneront comme coupables et accepterons comme justifiées les sanctions. Confronté à l’image du leader comme nouveau héros, le salarié perçoit bien qu’il n’arrive pas à lui ressembler en tous points, et que par là il faillit à sa mission en tant qu’individu – et non plus à sa tâche en tant que travailleur.

Or cette manipulation tend aujourd’hui à sortir de la sphère productive pour envahir l’ensemble des champs de la vie sociale. Ainsi, la faillite d’une relation tient au fait que la personne "ne s’est pas montrée à la hauteur". Vite, pour surmonter cet échec, et surtout pour prendre confiance en soi afin de ne pas réitérer ses erreurs, il est urgent de décrocher son téléphone pour appeler un coach de vie qui saura vous faire prendre conscience de vos faillites comportementales, afin de vous garantir amour, gloire et beauté.

L’objectif de l’essai de M.Marzano est de déconstruire ce discours managérial, en essayant de mettre à jour ses incohérences et incompatibilités internes, afin de montrer qu’il s’agit en fait d’une simple rhétorique vide de sens ayant pour seul but de convaincre pour mieux dominer ; et de dénoncer l’hypocrisie du vocabulaire choisi, vecteur de schizophrénie. Car a priori, qui pourrait dire qu’il n’est pas louable de considérer désormais les salariés comme des individus qu’il faut chouchouter car leurs compétences constituent la ressource essentielle de la création de richesses ? Qui oserait nier que l’autonomie et la maîtrise de l’organisation des tâches sont des progrès louables, comparés à la rationalisation à l’extrême et à la réduction des ouvriers à leur main gauche sur la chaîne de production fordiste ? Mais derrière les discours valorisants, se profile une autre réalité : on demande au salarié de "gérer" et de "maîtriser" l’organisation de son travail – et plus généralement de sa vie – mais il doit être joignable le dimanche ; on lui promet l’autonomie dans son travail, mais il doit se conformer à des objectifs qui sont fixés et évalués par un autre. On touche là à une nouvelle forme d’aliénation qui pousse les plus fragiles sur la pente de la culpabilité : je ne suis pas à la hauteur de ce que légitimement je devrais pouvoir attendre de mes capacités. Cette nouvelle organisation du travail brise également les solidarités collectives, en dressant les salariés les uns contre les autres, constamment mis en concurrence, plus besoin de contremaître : votre voisin de bureau fera très bien l’affaire !

Les managers mènent ainsi dans l’ombre un travail de sape du langage et de destruction de la communication. On se retrouve confronté à de simples slogans publicitaires face auxquels toute tentative de discussion est vouée à l’échec. Ce qui conduit inéluctablement à une perte de sens, qui explique le besoin constaté de ré-enchantement du monde. On offre alors en pâture aux salariés des modèles "marketés" qui renforcent l’attrait exercé par ce mythe du "tout est possible", sans véritable questionnement ni critique sur la nature du but à atteindre, d’autant plus que les nouveaux héros ressemblent davantage à des mafiosi qu’à des Hercule ou à des Hector. Il faut cependant se garder de trop charger la barque des dirigeants : derrière eux, les vrais coupables sont sans doute les actionnaires, qui pour toucher 18% par an acculent les managers à la tricherie.
Cette manipulation est d’autant plus dangereuse qu’en amont personne ne surveille ni ne sanctionne efficacement au besoin. On assiste en effet à la démission des autres institutions de la société, puisque l’entreprise s’affranchit de toute critique potentielle en s’affichant comme socialement responsable. En devenant l’exemple à suivre, l’entreprise se met à l’abri de toute critique, et devient même le modèle sur lequel se construisent d’autres organisations. L’administration n’est-elle pas en train de suivre le mouvement ? La recherche, par essence collective, n’essaie-t-elle pas de réformer ses pratiques pour évaluer les chercheurs sur un mode de plus en plus individualisé ?

M.Marzano propose en outre une démonstration convaincante de l’application des ces préceptes à la sphère politique. Peut-on tous ensemble lutter contre la crise économique et mener notre entreprise à la conquête de nouveaux marchés ? "Yes we can !" Le problème qui demeure, derrière tout ça, c’est que malgré nos doutes et les arguments mis en avant par l’auteure, on aimerait bien continuer à y croire, car quoi de plus rassurant que la certitude qu’on peut tout maîtriser de sa carrière professionnelle, de sa vie personnelle, de ses relations affectives, etc. ?

Malgré une thèse défendue de manière convaincante, on peut néanmoins reprocher à cet essai de se laisser parfois aller à utiliser certaines formes rhétoriques du discours qui justement est dénoncé : "Chacun sait que la "religion" du travail est la réponse angoissée des Modernes à la dévalorisation des vertus entreprise par les moralistes français du XVIIe siècle."  Ah bon ? Est-ce si évident pour tout le monde ? D’autre part, le propos est illustré par de nombreux exemples (Enron, Renault…), mais qui sont pour la plupart tirés de la sphère des grandes multinationales. Ces entreprises sont certes moteurs dans la mise en œuvre de ces nouvelles pratiques managériales, mais on aurait aimé en savoir un peu plus, justement, sur l’extension de la manipulation à par exemple la sphère des PME, qui représentent 2/3 des emplois en France. De même, il s’agit là d’un discours qui colle assez bien à l’évolution de l’environnement du travail des cadres, mais est-ce également le cas pour les autres catégories socioprofessionnelles ?

On peut adresser le même reproche au choix des nombreux films mobilisés par l’auteure pour souligner la pertinence de sa démonstration. Ces films montrent forcément cet aspect de la réalité du monde du travail, puisqu’ils ont vocation à la dénoncer, mais est-elle pour autant représentative de ce qui se passe partout ? On aurait tendance à le croire, tout comme le suggère M.Marzano, mais encore aurait-elle dû l’étayer davantage pour que le doute soit levé. On aurait attendu la citation de quelques enquêtes de terrain, ou alors des démonstrations théoriques plus développées. Malgré ces quelques limites, la force du livre réside dans la mobilisation particulièrement intéressante et convaincante des grands philosophes classiques pour penser cette évolution et surtout ses pièges et ses sophismes. Cette approche est sans aucun doute l’apport majeur de cet essai, qui a la vertu d’apporter un regard neuf sur un sujet rarement traité à partir d’une analyse philosophique.