« Zone de gratuité », ou comment les objets deviennent « sans propriétaire
fixe »
Par
Agnès Rousseaux,
2 octobre 2012, source bastamag.net
Et si on changeait notre rapport à la propriété et à la consommation ? Un
peu partout en France émergent des « zones de gratuité », des espaces où les
rapports marchands sont abolis, de manière temporaire ou permanente. Ici les
objets circulent, et les gens se parlent, en réapprenant que l’échange ne
passe pas forcément par l’argent. Petit reportage à Montreuil
(Seine-Saint-Denis).
« Tout est vraiment gratuit ? », questionne un
enfant, incrédule. Dans cette rue de Montreuil (Seine-Saint-Denis), une
centaine de personnes discutent, se promènent ou explorent des piles
d’objets entassés sur une dizaine de tables. La rue de Villiers est déclarée
« zone de gratuité » pour tout l’après-midi. Sur les tables : vêtements et
chaussures, livres et DVD, vaisselle, ordinateurs ou chauffe-biberon... Ici,
chacun amène ce qu’il veut et prend ce qu’il souhaite. Tout est en accès
libre. Ce n’est pas une brocante ou un vide-grenier, mais un espace
non-marchand temporaire.
Ce projet est né il y a quelques années. « Lors d’un repas de
quartier, nous avons lancé l’idée avec des copains, les voisins de la rue,
explique Vito, l’un des organisateurs. Au début, certains n’y croyaient
pas. Mais voilà, nous en sommes à la 4e édition. » « C’est une idée
super simple à mettre en œuvre, décrit Samantha. Il suffit juste de
demander à la Mairie que la rue soit fermée. » La différence avec un
vide-grenier ? « Chacun peut déposer des objets à offrir ou proposer des
services. Chacun peut prélever ce qui lui fait envie. L’idée, c’est de
partager. L’idée, c’est de se rencontrer », proclament les affiches,
placardées dans toute la rue.
Un pied-de-nez à la société de consommation
Andres est venu d’une rue voisine, avec sa famille. Ses filles n’ont rien
trouvé d’intéressant. Lui a vidé une valise entière. Il souhaiterait que
l’initiative ait lieu plus souvent. « On a amené beaucoup de choses. Ça
part mieux qu’à un vide-grenier ! », sourit une autre participante. Plus
facile de se débarrasser des objets qui n’ont plus d’utilité, pour leur
offrir une deuxième vie. « Et comme c’est gratuit, on hésite moins à
emporter des objets. » Sa fille semble toute contente du serre-tête rose
qu’elle vient de dénicher.
Tout l’après-midi, les tables se vident et se regarnissent. Les objets
restants en fin de journée seront amenés dans les locaux voisins du Secours
populaire. Des groupes de musique se succèdent sous des barnums prêtés par
le comité des fêtes de la Maison de quartier. Un bar gratuit offre boissons,
radis bio, pain et confiture – selon les arrivages. Les enfants se pressent
à un atelier peinture, autour d’une construction en plastique ou de vélos
recyclés.
Donner et récupérer à la place d’acheter et jeter
Ni troc, ni obligation de réciprocité, ni charité, la zone de gratuité
est un moyen utile de réduire le volume de déchets et de recycler les
objets. Une façon aussi de se réapproprier l’espace public, la rue, de créer
un moment convivial, entre voisins et ouvert à tous. Un pied de nez à la
société de consommation. Un espace soustrait aux rapports marchands, qui
vient interroger chacun sur le don, l’argent, la propriété. « Les valeurs
Acheter - Jeter sont remplacées par les joies du Donner - Récupérer »,
expliquaient les organisateurs lors de la première édition.
Ces zones de gratuité essaiment un peu partout en France et dans le
monde. Zones temporaires ou permanentes, sur un bout de trottoir, dans des
locaux d’une association, dans une cage d’escalier ou par un caddie gratuit
laissé au bord d’une route. Certaines fonctionnent sur le don définitif,
d’autres invitent à faire circuler les objets, devenus SPF (Sans
propriétaire fixe). Dans d’autres lieux, on imagine des « zones d’objets
mutualisés et empruntables » (ZOME), où les objets peuvent être empruntés,
ou achetés collectivement pour être ensuite utilisés par tous. Des lieux qui
invitent à renverser notre rapport à la propriété et à la consommation. Tout
en répondant à un besoin urgent et concret, par ces temps de crise. A
Montreuil, ils sont aussi nombreux à venir profiter de ces produits qu’ils
ne peuvent se permettre d’acheter. Au bout de la rue de Villiers, deux
femmes arrivent en vélo. « C’est bien ici la zone de libre-échange ? »
demande l’une d’elle. Une zone, en tout cas, qui bouscule nos imaginaires.
Agnès Rousseaux
Quelques zones de gratuité en France :
Un
répertoire des zones de gratuité
A
Courçon (Poitou-Charentes)
Dans
le
Royans (Rhône-Alpes)
Dans
le
Morbihan
A
Brest
A
Rennes
A
Grenoble
A-t-on atteint un « pic des objets » ?
Par
Audrey Garri,
Mercredi 18 janvier 2012, source
ecologie.blog.lemonde.fr
Si l'on devait la caractériser en des termes
mathématiques, la trajectoire de notre civilisation serait une courbe
exponentielle. Tout au long du XXe siècle, la consommation
d'énergie et de ressources naturelles — et donc logiquement les émissions de
gaz à effet de serre — s'est accrue de concert avec la démographie.
Mais aujourd'hui, serions-nous arrivés à un
plateau ? Aurions-nous commencé à réduire notre consommation, ou du moins à
la stabiliser ? La parcimonie serait-elle en voie de devenir le nouveau luxe
? C'est ce que pressent une
récente étude, qui estime que la Grande-Bretagne, pays à l'origine de la
révolution industrielle et l'une des nations les plus riches au monde,
aurait atteint un seuil maximum d’objets possédés par chaque habitant, avant
de voir cette quantité décliner. C'est le "peak stuff" ("pic des objets"),
dans la veine du peak oil (pic pétrolier) ou du peak gas (pic gazier).
Au cours de la dernière décennie, et
notamment avant la crise économique, la Grande-Bretagne a ainsi moins
consommé, tous secteurs confondus : moins de matériaux de construction (- 4
% entre 2000 et 2007), moins d'eau, de papier (- 18 %), de nourriture
(surtout de viande), moins de voitures et de trajets, moins de textiles ou
encore d'engrais. La production d'énergie primaire a aussi suivi la même
tendance à la baisse (- 3 %). Et le pays a aussi produit moins de déchets.
Tout cela, alors que le PIB a continué de progresser, de même que la
croissance de la population.
Au total, et alors que le volume de
l'économie a triplé, le quantité totale de choses que chaque Britannique
utilise chaque année — environ 30 tonnes — aurait retrouvé son niveau de
1989, après un "pic des objets" atteint entre 2001 et 2003, livre le site
américain
Fastcoexist, déniché par le mensuel
Terra Eco.
Des tendances similaires auraient commencé à
émerger à travers l'Europe, où la consommation d'énergie des ménages en 2009
était de 9 % inférieure au niveau de 2000. En France, en Suède et aux
Pays-Bas, la baisse a même atteint 15 %.
Croissance et consommation
découplées
A l'origine de ces données ? Chris Goodall,
à la fois écologiste convaincu, expert des questions énergétiques et
climatiques, candidat aux élections législatives de Grande-Bretagne pour le
Parti vert, mais aussi ancien consultant de McKinsey, habitué à manier les
statistiques.
"Mon propos n'est pas de nier que la
planète va être confrontée à des défis environnementaux massifs. Mais les
données que j'ai recueillies suggèrent que la croissance économique n'est
pas nécessairement incompatible avec ces défis", déclarait-il au
Guardian. Cela pourrait même être l'inverse. Pour l'auteur,
l'exemple de l'Angleterre démontre même qu'à un certain niveau de PIB, plus
la croissance économique s'accélère, plus elle entraîne une utilisation des
ressources efficace, et moins le pays consomme de choses matérielles. Les
deux notions pourraient donc s'avérer compatibles ou, du moins, découplées.
Naturellement, la thèse de Goodall a suscité
un débat aussi animé, parmi les écologistes et économistes, qu'elle est
décalée. D'un côté, les optimistes comme
Jesse
Ausubel, directeur du Programme pour l'environnement à l'université
Rockefeller de New York, voit dans ces chiffres une tendance à long terme,
irrépressible, qui est l'aboutissement logique de ce que les économistes
appellent la courbe
environnementale de Kuznets, du nom de son inventeur Kuznets Simon.
Cette courbe suggère qu'à mesure que les pays s'industrialisent, ils passent
par une phase précoce lors de laquelle ils gaspillent des ressources et
génèrent une pollution massive avant d'atteindre un point de basculement
au-delà duquel ils commencent à investir dans des ressources plus efficaces.
Vient alors une diminution progressive de la quantité de matériaux et
d'énergie nécessaire pour générer chaque dollar de produit intérieur brut.
Ausubel appelle ce processus la "dématérialisation".
Délocalisation des industries
consommatrices
"L'idée que la transition vers une
économie durable émergera spontanément en donnant libre cours au marché est
fausse", rétorque dans le
Guardian l'économiste anglais Tim Jackson, auteur du célèbre
ouvrage
Prospérité sans croissance. "Il est réconfortant de croire
que nous nous sommes sevrés de notre dépendance aux choses matérielles. Mais
l'analyse historique montre que toutes les baisses de la consommation au
Royaume-Uni sont pour la majorité assez faibles : quelques pour cent sur une
décennie. Dans de nombreux cas, ces chiffres sont inférieurs aux marges
d'erreur statistiques des mesures", poursuit l'expert.
Sans compter que l'étude de Goodall ne tient
pas compte de la délocalisation des industries consommatrices de ressources
vers les pays en développement. Ainsi, si la consommation de pétrole,
charbon ou gaz est en baisse en Grande-Bretagne, les émissions totales de
carbone, une fois réaffectés les rejets des usines étrangères produisant les
ordinateurs portables, jouets ou vêtements britanniques,
continuent d'augmenter régulièrement dans le pays.
Malgré tout, l'idée d'un "peak stuff"
soulève des questions intéressantes : comment s'assurer que la consommation
ne va pas augmenter de nouveau, et même plus fortement que par le passé ? Et
si la Grande-Bretagne a réellement atteint un sommet, comment y est-elle
parvenue ? S'agissait-il seulement du passage d'une économie basée sur
l'industrie à une économie axée sur les services, et du poids croissant
d'Internet ? Ou du fait que les îles britanniques sont à court d'espace pour
les entreprises, logements et transports ? Ou encore d'une population plus
interconnectée car vivant davantage dans les villes ?
Les chercheurs n'ont pas encore de réponses
à ces questions. Mais nul ne doute que les raisons finiront pas être
trouvées et aideront d'autres pays à atteindre leur "pic des objets". Pour
faire passer un message primordial, dans un monde qui atteindra bientôt 9
milliards d'individus : moins peut être mieux.
Ils ont décidé de vivre avec 100 objets
Par Marie Piquemal, 16 août 2010, source
liberation.fr
Dans
sa liste, on a pioché: un tee-shirt rouge, une planche de surf, une
bouteille en plastique, une bible d'occasion, un téléphone portable avec
chargeur, une alliance, des cartes de visite, un chapeau en laine (que sa femme
trouve trop moche), une paire de Docs Martens achetée le 20 mai 2009... Au
total, cent objets tout rond, pas un de plus sinon c'est triché.
Le gars qui a fait cette liste s'appelle Dave - son blog
guynameddave. Il est né à San Diego aux Etats-Unis, et il y vit avec sa
femme, ses trois filles et son chien
Piper. Le 12 novembre 2008, il se lance un défi: vivre avec cent objets
maximum pendant un an. Le
«100 Thing
Challenge» doit l'aider à se libérer de la société de consommation à
l'américaine. «Beaucoup de gens ont le sentiment que leur penderie et leur
garage débordent de choses qui ne rendent pas vraiment leur vie meilleure».
D'où cette idée qu'il résume en trois verbes: «réduire, refuser, et
redéfinir» ses priorités.
«Une forme de militantisme»
A-t-on besoin d'avoir toujours plus pour être heureux ? L'interrogation n'est
pas nouvelle, certains se la posent depuis belle lurette mais la crise aidant,
elle revient en force. Et inspire ici et là des actes de rébellions. Ce
challenge des 100 objets en est un, comme l'explique Sophie Dubuisson-Quellier,
chercheur au CNRS et à Sciences Po. «C'est une forme de militantisme. Avec
un but précis: Porter un message sur la place publique. Vivre avec 100 objets,
cela tient presque du slogan. Ça parle aux gens tout de suite...»
Définir les objets prioritaires amène à des questions existentielles du
genre: faut-il se limiter en livres ? En sous-vêtements ? Et que faire du canapé
du salon? Dave a décidé d'exclure tout les «biens partagés» (lit,
table de la salle à manger...) pour ne décompter que les objets strictement
personnels. En s'accordant quelques libertés comme pouvoir changer un objet par
un autre. Ou compter les caleçons dans un même groupe, comme un seul objet. Idem
pour les chaussettes.
Un peu trop facile au goût de Colin, beau gosse baroudeur, qui raconte sur
son blog, photos à
l'appui, comment il a réussi à tomber à 72 puis 51 objets, pour être libre comme
l'air et déménager à la vitesse de l'éclair. Dans son règlement, précise-t-il,
les lunettes de vue et son étui ne font qu'un, le papier toilette et la
nourriture ne comptent pas.
«Le désordre est une forme de procrastination»
Plus pragmatique, le blog de
RowdyKittens
propose des conseils pratiques pour décrocher en douceur: «commencer petit,
en donnant par exemple dix objets par semaine à une association caritative»,
«fuyez les galeries marchandes» et «les pubs à la télé» pour ne pas
être tenté. Autre moyen de résister : se répéter chaque fois que nécessaire que
«moins d'affaires simplifie le ménage» et que «le désordre est une
forme de procrastination».
Sur sa liste, la blogueuse ne compte tout de même qu'un seul objet pour ses
élastiques à cheveux. Elle affirme que «le challenge des 100 choses peut
paraître arbitraire mais au fond, c'est un bon exercice. Il nous oblige à faire
l'inventaire de tout ce qu'on a, nos buts dans la vie. Le plus gros défi est de
décider ce qui compte et ce qui ne compte pas.»
Caracolent en tête des objets indispensables: l'ordinateur portable, le wi-fi,
MP3 et autres disques durs. «Ce grand écart entre un mode de vie dépouillé
et un usage avancé des nouvelles technologies peut sembler paradoxal, reconnaît Sophie Dubuisson-Quellier (1).
Mais pour eux, cela ne l'est pas du
tout: les militants anti-consuméristes ont des pratiques très développées en
matière d'usage des nouvelles technologies. C'est en accord avec leur objectif
que de faire passer un message le plus largement possible».
Pour la sociologue Anne Chaté (2), aussi,
«mettre dans sa liste
un ordinateur est tout à fait défendable. C'est comme pour un régime minceur. Il
vaut mieux des habitudes alimentaires saines qu'un régime sévère qui débouche
sur des frustrations et les des excès. Il vaut mieux une modération... modérée.»
Le 100 thing challenge n'est qu'un défi du genre. On en trouve à la
pelle sur la toile, cheminant de blogs en blogs, de Facebook à Twitter, se
revendiquant du courant de la «simplicité volontaire» bien ancré aux
Etats-Unis...
Certains parviennent jusque dans les colonnes des journaux, indépendamment du
nombre de personnes concernées d'ailleurs. Si le défi des 100 objets n'a pas
trouvé d'écho, pour l'heure, en France, d'autres initiatives s'exportent bien:
la journée mondiale sans achat («Buy not day»), ou le freegan, qui consiste à
consommer le moins possible en récupérant les aliments encore consommables dans
les poubelles des magasins.
«Il est important de distinguer ces formes de militantisme, pensées pour
être médiatisées, des pratiques plus diffuses et éparses de ces consommateurs
qui s'interrogent au coup par coup sur l'opportunité de tel ou tel achat et qui
décident de modifier leurs comportements», conclut Sophie Dubuisson-Quellier.
(1) Sophie Dubuisson-Queillier est l'auteur de «La consommation engagée»,
Presses de la FNSP, 2009.
(2) Anne Chaté a écrit «Bonheur tranquille, vivre avec l'esprit de
modération», Payot, 2009.
Sondage : Etes-vous accro à votre smartphone ?
Une étude réalisée aux Etats-Unis montrent des usages systématiques pour ne
pas dire compulsifs des smartphones, qui se placent au cœur de chaque
moment de notre vie quotidienne.
Par Pierre Fontaine, 21/06/12, source 01net.com
Si vous avez un smartphone, il y a de fortes chances pour qu’une fois au moins
on vous ait pris en flagrant délit d’inattention. En pleine conversation, vous
hochez distraitement de la tête tout en regardant vos e-mails ou finissant de
lire un article en ligne. Alors, vous allez certainement vous reconnaître dans
l’étude
Mobile Mindset Study, commanditée par Lookout, une société spécialisée dans
l’étude et la sécurité des plates-formes mobiles.
Cette étude, menée auprès de 2 000 Américains sur
« leur rapport avec leur
smartphone et la façon dont ceux-ci modèlent leurs habitudes et comportements »,
met en perspective nos petits agissements compulsifs, notre addiction à la
connexion permanente et peut-être également notre incapacité à profiter de
l’instant présent... Mais c’est un autre sujet.
Jamais tranquille
Près de 60 % des personnes interrogées indiquent qu’elles ne passent pas une
heure sans jeter un œil à leur smartphone. Les proportions atteignent
même des proportions plus importantes chez les hommes (73 %) et les femmes (63
%) entre 18 et 34 ans. Ce qui n’est pas surprenant puisque cela correspond à une
tranche d’âge de personnes impliquées dans une vie professionnelle généralement
exigeante.
Et pour donner une idée de l’omniprésence de ces appareils, sachez qu’environ 54
% des sondés s’adonnent à leur amour coupable au lit, avant de se coucher, à
peine réveillés ou même au cours de la nuit en cas de réveil impromptu.
Plus désagréable, car cela a un impact direct sur la vie de l’entourage, 30 %
avouent regarder leur smartphone pendant un repas pris en commun. Plus
dangereux pour la vie sur cette terre, 24 % vérifient leurs e-mails en
conduisant. Il ne reste plus qu’à espérer que parmi ces 24 % il n’y ait pas de
recoupement avec les 9 % de sondés qui pêchent avec leur smartphone pendant un service religieux. Ce qui n’est assurément pas un bon moyen de se
mettre Dieu dans la poche en cas d’accident mortel de la circulation.
Emotion quasi amoureuse
Mais, au-delà de cette addiction, l’étude met en avant un attachement vif et
profond à ces petits condensés de technologie et de bouts du monde. 94 % ont
peur de perdre leur téléphone, et pour cause, on a souvent toute sa vie dedans.
73 % indiquent avoir paniqué après l’avoir effectivement perdu. Pour 38 % des
interrogés, c’est à cause du coût et des ennuis que cela induit.
En revanche, 6 % semblent encore assez sains d’esprit ou en tout cas conscients
que trop de smartphone tue le smartphone, puisqu’ils se disent
soulagés quand ils l’égarent.
S’ils veulent le retrouver, un conseil, qu’ils fassent un tour aux toilettes,
ils sont 39 % à utiliser leur smartphone là où personne d’autres ne peut
aller à leur place…
De la dépendance aux outils électroniques
L'utilisation abusive de l'assistant électronique est devenue un phénomène
bien connu outre-Atlantique, sur lequel la recherche se penche, et le business
aussi.
Par Elisa Mignot, 05 novembre 2007, sources
Les
Echos n° 20039
Quand Berry est mort, je l'ai vécu comme la mort d'un proche,
raconte
Stacy Armon, agent immobilier à New York. Cette bouteille de vin qui
s'est renversée sur lui... Ça a vraiment été traumatisant. » Berry est
le surnom qu'elle a donné à son défunt Blackberry, son assistant personnel,
son « bureau dans sa poche » comme elle aime à le dire. Ses proches
lui ont donné un autre surnom à elle : « Crackberry ».
A l'image de Stacy Armon, pour un certain nombre des millions d'utilisateurs
américains, ces téléphones-ordinateurs-organisateurs, desquels on peut
recevoir et envoyer des mails, sont devenus une véritable drogue. D'où le
nom de « crackberry » qu'on leur donne, contraction de crack et Blackberry _
le Blackberry étant la marque pionnière, aujourd'hui leader sur le marché.
Ces usagers addicts sont aujourd'hui bien connus aux Etats-Unis, même si le
phénomène reste difficilement quantifiable : non seulement parce que la
définition de l'« addiction », qui relève du domaine de la psychologie est
assez mouvante, mais aussi car, comme pour les dépendances à l'égard de la
drogue ou de l'alcool, les personnes concernées ne le reconnaissent pas
toujours. L'enjeu aujourd'hui aux Etats-Unis n'est pas de posséder ou non un
tel appareil, mais bien de ne pas en dépendre pour l'utiliser efficacement.
Vivre en harmonie
Avec son téléphone multifonctions, on peut quitter son lieu de travail la
poche plus lourde, mais le coeur léger... certes, mais si on ne l'éteint
pas, la journée de travail n'a plus de limites, ni physiques ni temporelles.
Sur ces « bureaux de poche », les opinions sont donc partagées et les
discours ambivalents. JoAnn Yates n'a pas d'assistant personnel, mais elle
étudie de près leurs utilisateurs. Ce professeur de management à la MIT
Sloan School of Management relève que même les personnes qui reconnaissent
en faire une utilisation excessive, celles qui se savent « crackberry », se
focalisent sur le côté génial de l'outil. Elle concède : « C'est vrai
qu'ils peuvent quitter leur travail plus tôt, aller chercher leurs enfants à
l'école, faire du sport, sortir le soir, sans craindre de manquer quelque
chose. Mais, ajoute la chercheuse, ils prennent l'habitude d'être
disponibles et créent ainsi une attente chez un interlocuteur qui sait
qu'ils ont vu leur message. » Ne pas répondre devient un acte
volontaire, presque symbolique, qui risque d'être mal interprété. « Ils
se sentent obligés de regarder constamment leur téléphone et sont dans la
crainte permanente de mal faire », note JoAnn Yates. Résultat : ces
utilisateurs ont tendance à se désengager de leur entourage privé comme
professionnel. Ils sont physiquement présents aux réunions, aux barbecues ou
au cinéma, mais l'esprit toujours à l'affût d'un message, les doigts prêts à
pianoter une réponse.
Mais, aux Etats-Unis, le « crackberry » n'est pas livré à lui-même. Ces
dernières années, tout un business est né autour de l'utilisation abusive
des assistants personnels. Des « blackberry massages » proposés par les
grands hôtels et salons de beauté aux programmes de désaccoutumance, le «
crackberry » est pris en main. « Tout est une question de gestion de ses
courriels », affirme Marsha Egan, coach pour cadres qui, depuis quelques
mois, a développé un séminaire en 12 étapes pour mettre fin à son « e-ddiction
» et parvenir à une utilisation efficace de son Blackberry. Cette coach
a « bien sûr » un téléphone multifonctions, mais elle ne le regarde
que si elle attend un appel ou un mail important et, en fin de journée, elle
l'éteint. Pour elle, le problème principal de l'assistant personnel est que
de pratique, l'outil peut vite devenir toxique. Tant pour la vie privée que
dans la vie professionnelle. JoJamie Tyler est une Internet marketer. Elle a
suivi les 12 étapes de la cure de Marsha Egan après que son mari lui a dit
qu'elle avait changé de personnalité et que son fils et sa fille lui ont
avoué qu'ils n'avaient plus l'impression d'être ses enfants. Avant elle
répondait et envoyait de son assistant personnel jusqu'à 900 courriels par
jour, aujourd'hui, ce chiffre n'est « que » de 200 à 300. « Mon problème
était surtout de gérer les mails, se souvient-elle encore, je ne
supportais pas de voir le petit voyant rouge indiquant un message non lu.
C'était comme être le matin de Noël sans pouvoir ouvrir tous ses cadeaux ! »
S'entraîner à ne regarder ses courriels que 3 ou 4 fois par jour, à n'y
répondre que 2 heures après, téléphoner plutôt que passer par Internet, des
conseils que Marsha Egan donne régulièrement à ses clients. Au-delà des
conséquences sur la vie privée, si de plus en plus de professionnels sont
préoccupés par l'utilisation abusive de ces téléphones, c'est que l'objet
peut faire perdre beaucoup de temps. Marsha Egan a baptisé le phénomène «
le cancer silencieux de l'entreprise », car elle estime qu'un employé à
la merci de son Blackberry peut perdre jusqu'à 2 heures par jour. Une donnée
que les entreprises commencent à peine à prendre en compte. C'est pourquoi,
la coach interpelle régulièrement les chefs d'entreprise : « Si vous
saviez qu'un employé prend 3 heures de pause déjeuner au lieu d'une, comment
réagiriez-vous ? »
De l'individuel au collectif
Pour les spécialistes, comme toute nouvelle technologie, ces téléphones
multifonctions génèrent certains comportements et appellent de nouvelles
règles sociales. Melissa Mazmanian n'a pas d'assistant personnel, elle n'en
a pas l'utilité. Cette doctorante à la MIT Sloan School of Management, a,
dans une étude sur le comportement des utilisateurs de l'appareil, remarqué
qu'il y avait une véritable « dynamique sociale » dans le phénomène
Blackberry. « La manière de communiquer dans un groupe de travail est
modifiée par la possession de tels outils, constate-t-elle, les gens
sont en permanence connectés entre eux et à leur travail. » La jeune
chercheuse évoque le sentiment de contrôle et de maîtrise de la
communication que procurent ces outils et note que « bien souvent, ça ne
sont pas les instructions d'un patron qui imposent aux gens de répondre tout
le temps : ils le font seuls. » « La spécificité des assistants personnels,
par rapport aux autres outils technologiques, ajoute JoAnn Yates,
professeur dans le même centre de recherche, réside dans le fait qu'ils
concernent un groupe de travail précis. Il est donc possible et même
essentiel, en conclut-elle, d'établir des règles dans l'environnement
de travail. Il faut un contrat explicite. » Cet accord informel, entre
les employés et entre les employés et leurs patrons, doit clarifier et
limiter les attentes de chacun. « Si je vous envoie un mail, je ne
m'attends pas à ce que vous me répondiez dans la minute ; si vous recevez un
mail à 23 heures, personne ne vous en voudra de ne répondre que le lendemain
matin... », propose Melissa Mazmanian comme termes de ce contrat.
« Cela correspond donc très bien à une façon américaine de travailler,
analyse JoAnn Yates, les gens sont intoxiqués au travail. » Mais
partout où il y a des mails, où les communications se multiplient, où la
rapidité est associée à l'efficacité, cela arrivera, prédisent les
spécialistes. « En France, même si la culture du travail est différente,
avance la chercheuse de la MIT Sloan School of Management,
il est
certain qu'au moins une frange de la population sera bientôt susceptible de
faire une utilisation abusive des ces téléphones multifonctions. »