QUATRIEME ETAGE ( 2000 )
auteur : eldentisto@caramail.com

 

Partie I (eldentisto)

 
Quatrième étage d’un immeuble du vingtième arrondissement de Paris ; un cri déchira la nuit. La lumière d’un appartement s’alluma. Une femme se leva, mis une robe de chambre et se dirigea vers la fenêtre. La rue était déserte. Au loin, le souffle des grandes artères de la ville s’engouffrait dans une voie calme. Elle regarda par la fenêtre et ouvris un des pans. Sa tète passa dans l’ouverture pour humer la douceur de la nuit. Elle referma la fenêtre, parla à son mari et retourna se coucher.
D’autres carrés de lumière avaient illuminé la veille construction cette nuit-là. Elles s’étaient ensuite éteintes les unes après les autres. Mais une restait allumée : la troisième fenêtre du quatrième étage, en partant de la gauche. Chaque nuit, de ma fenêtre, je voyais ce point lumineux, constamment présent. Je pensais que le locataire était insomniaque... ou écrivain. Moi-même, je dormais peu, encore envahie par les soucis d’un travail prenant. Du crépuscule à l’aube, cette fenêtre était allumée, et personne ne passait devant, ne serait-ce que pour l’ouvrir lors des lourdes soirées orageuses d’août.
Ce soir, c’était différent, j’avais envie d’en savoir un peu plus sur cet appartement. Outre la lumière, il semblait que le locataire ait fait parler de lui. Morphèe m’accueillait étonnement dans ces bras, malgré cette idée qui tournoyait dans mon esprit.
Le lendemain, nous étions samedi, et pour une fois depuis un an que j’habitais dans le quartier, je n’avais ni devoirs professionnels, ni obligations familiales de prévues. Je pouvais enfin passer un week-end à me détendre, regarder la télévision, appeler de vieux amis pour aller boire un verre ce soir, sortir faire un peu de sports... Cela ne me ferait pas de mal, car je commence à m’empâter. Un vieux célibataire tel que moi devrait peut-être penser à flirter avec autre chose que les cent-cinquante-deux kilos affichés sur sa balance. A 35 ans, ce n’est pas très raisonnable. Mon médecin me dit toujours que je devrais lever un peu le pied, diminuer les successions de repas d’affaire, les excès de bouffe, d’alcool. Il me dit que le cholestérol, le diabète, l’hypertension et d’autres maladies de la vie moderne me guettent.
J’entamais le premier paquet de la journée. La première cigarette de la journée est la pire et la meilleure. Elle nous libère de nos angoisses nocturnes mais nous asphyxie par son goût âcre. Si toutes pouvaient avoir le même goût que cette sucette à cancer matinale, à jeun, peut-être aurais-je plus de facilité à arrêter. Je jetai un oeil par la fenêtre et vis que celle-ci était éteinte ; rien d’anormal, il faisait jour. J’ouvris le frigo : un pack de lait se larmoyait seul sur un des étages. Je le pris et fut incommodé par l’odeur qui s’en dégageait. La date inscrite sur le haut de la brique indiquait qu’il était périmé depuis quatre mois. Bientôt, j’aurais pu ouvrir une fromagerie à ce rythme-là ! Enfin, je décidais alors de descendre dans la rue faire des courses pour alimenter le bouillon de culture qui me sert de réfrigérateur.

En sortant de l’immeuble, mon regard fut attiré par cette fenêtre du quatrième étage de l’immeuble d’en face. Cette histoire m’intriguait, m’obsédait. Mon imagination se nourrissait de tous ces livres qui avaient bercé mon enfance. Ces histoires d’épouvante, où un monde effrayant déferlait d’un coup sur le héros, après avoir prononcé une incantation, où des extraterrestres prenaient forme humaine et descendait parmi nous pour nous coloniser. ‘’David Vincent les a vus’’ est une célèbre phrase de notre culture télévisuelle. Cependant, je ne pensais pas que tout cela m’avait influencé à ce point. J’entrais dans la boulangerie située au bout de la rue et demanda à une des dames du comptoir si elle connaissait la personne qui habitait cet appartement. Elle me répondit qu’elle l’ignorait.

Alors que je remontais la rue, je passai devant l’entrée de l’immeuble, et vis que celle-ci était entrouverte. Je ne résistai pas longtemps à l'envie de pénétrer dans le hall et commençai à scruter les noms inscris sur les boîtes. Elles étaient toutes plus ou moins vide, pourtant, une se détachait du lot : elle vomissait un nombre impressionnant de prospectus en tous genres, dont certains dataient de plusieurs années. Le hall était sombre et glauque. Une odeur de veille peinture et de boiserie humide emplissait l’entrée. Un escalier majestueux se présentait devant moi. Les marches étaient usées par les passages successifs. Un pesant silence emplissait la cage. Seul un petit bruit de grattage perturbait le son divin. Mon oreille chercha à en repérer l’origine. Au bout de quelques minutes, mon attention se focalisa sur un petit rongeur qui se trouvait sur une petite planchette à l’aplomb de la boîte pleine. Le rat grattait le mur.

Péniblement, je tentai de m’accroupir pour observer la bête en action. Il s’arrêta alors de travailler, se retourna en me lançant un regard qui me glaçât le sang. Il me montra deux impressionnantes incisives et s’enfuit dans une ouverture du mur. Il semblerait que l’animal effritait un pan de contre-plaqué. Je n’eus aucun mal à finir le travail du rongeur et découvrit une petite cavité secrète. Au fond de celle-ci, j’aperçus un lot de calepins qui était enseveli sous une épaisse couche de poussière. Je le pris et souffla dessus. Je l’ouvris : c’était un journal intime, l’année 1890 était gravée sur le premier carnet. Les premiers écrits démarraient le 7 janvier de cette même année et s’accomplissait sur plus de dix ans. Les premières lignes m’indiquèrent que ce carnet appartenait à une certaine Eglantine, fille de Monsieur et Madame de Pasquali, riche famille bourgeoise de l’époque. Voilà, que j’avais trouvé une occupation pour la journée : ces calepins étaient un véritable petit trésor historique. Discrètement, j'enfournai l’ouvrage dans mon sac à dos.

En sortant de l’immeuble, une voix chevrotante m’interpella :

_ Eh, jeune homme ! Comment êtes vous rentré, les représentants sont interdits dans l’immeuble !

_ Madame, je ne suis pas un représentant, je suis juste venu voir quelqu’un dans l’immeuble, lui répondis-je

_ Ne me mentez pas jeune homme ! Ce n’est pas parce que je suis veille, que je suis idiote ! Il n’y a personne dans l’immeuble, nous ne sommes encore que deux ou trois familles. Les autres sont partis. Ne savez vous donc qu’il va bientôt être détruit, que nous sommes tous délogés...

_ Non madame, je l’ignorais, mais pourquoi ?

_ Ces satanés promoteurs immobiliers, veulent construire des bureaux, et encore des bureaux. Ils vont garder la façade, car c’est un vieil immeuble, mais refaire tout le reste. Alors, ils mettent tout le monde dehors, mais moi je résiste. J’ai plus de soixante-dix ans, vous savez, et à mon âge, on n’aime pas trop être déplacé. Ca fait trente-cinq ans que je vis ici, et ils veulent pas m’y laisser mourir. Tant j’suis là, ils peuvent rien faire : j’suis trop veille pour qu’ils me mettent à la rue. Vous n’êtes pas venu de leur part, j’espère, jeune homme, me lança t’elle d’un ton méprisant.

_ Non, non madame, vous vous méprenez à mon égard, je suis un de vos voisins d’en face, et j’ai entendu crier de cette fenêtre cette nuit, dis-je en montrant le quatrième étage. Je voulais savoir si tout allait bien.

_ Vous êtes bien trop curieux, jeune enfant... me dit-elle en passant le pan de la porte et en secouant sa cane de la main gauche.

Je la regardais peiner à monter les escaliers et j’avais de la compassion pour cette veille femme. Elle se retourna et me lança un triste regard. Elle me dit : ‘’ Vous avez dû vous tromper, hier, monsieur, ça fait trois mois qu’il n’y a plus personne qui habite cet étage !’’ J’en fus soudainement étonné, mais me dis qu’il était vrai que j’avais pu me tromper. Je rentrai chez moi, déjeunai, et commençai à parcourir le journal d’Eglantine...
 
 

Il était amusant de constater comment une écriture évoluait au fil de l’âge. Au début, je découvrais des lettres dont le tracé à la plume était incertain, tremblotant. Des tâches d’encres ponctuaient les différents écrits. Les phrases étaient maladroites, parsemées de-ci delà, de monstrueuses fautes d’orthographe, de syntaxe, de grammaire. Au fur et à mesure de la lecture, le style évoluait, devenait plus adulte, plus torturé, le graphisme plus affirmé, moins académique. Parfois, il n’y avait que deux mots pour saluer une journée, d’autres fois des pages entières griffonnées nerveusement pour se libérer d’une angoisse immédiate. Dix ans d’une vie étaient résumés dans ces quinze tomes de deux cents pages chacun. Une vie, une adolescence, plus précisément couchée sur le papier ; des heures et des heures d’une lecture passionnante.

Chaque calepin était numéroté chronologiquement et n’était pas de valeur temporelle égale. Ainsi, le premier tome s’étalait sur trois ans alors que le dernier sur quelques mois d’une dix-septième année de vie. Les dernières pages étaient les plus conséquentes, les plus salvatrices d’angoisse. La date du 25 mars 1900 était la dernière ; curieusement, c’était celle d’aujourd’hui, tout juste un siècle plus tard. Cela m’étonna d’autant plus que le journal se terminait là, laissant orpheline une dizaine de pages, sans une explication, sans un au revoir à un lecteur inconnu, une chute dans l’histoire d’une vie. Les deniers mots compréhensibles étaient : ‘’il est là, il m’appelle’’.

Un seizième tome était improbable, car jusqu'à présent, chaque calepin était rempli jusqu'à la dernière ligne... Quelqu’un frappa à ma porte... Ma chaise fit un craquement de soulagement lorsque je me levai. Le plancher crissa sous mes pas. J’actionnai la poignée et fis connaissance avec le vide du couloir. Au sol avait été déposé un paquet à mon nom. Il était entouré à la hâte de papier crafte. Au loin, je vis passer un rat qui traversait le trottoir. Il s’arrêta au milieu du vestibule, tourna la tête et se dandina vers moi. Arrivé devant ma porte, j’eus l’impression que c’était le même rat que celui que j’avais rencontré dans l’immeuble d’en face. Il se percha sur le paquet et me regarda fixement dans le blanc de yeux. Enfin, c’est l’impression que j’ai eue. Je tentai péniblement de plier ces genoux enfouis dans leurs coussinets de graisse pour ramasser le paquet. Retrouvant ma stature debout, j’eus l’impression d’avoir couru un cent mètres. Il faudrait vraiment que je fasse quelque chose pour lutter contre mon obésité qui commence à me pourrir la vie.

J’ouvris le paquet...
 

Fin de la première partie...

[ deuxième partie ]